Nombre d'artistes plasticiens
ont exploré par le support vidéo, des voies inédites de récits et
d'autres captations du temps et de l'espace, de leur relation au
monde et à eux-mêmes. Recherches sensibles sur l'image qui constituent
pour la grosse machine du cinéma industriel une mine d'or où puiser
autant de nouvelles ressources que de caches-misères. "Il y a cette
qualité à la fois très subjective et très détachée qu'est la pensée
et que la vidéo permet d'exprimer, et cette matière bien sûr alimente
la technique cinématographique"1.
L'avènement du numérique,
et de la caméra DV, semble changer la donne dans l'évolution du
cinéma car il replace les questions travaillées depuis longtemps
par les vidéastes dans un rapport d'interactions plus étroit avec
le marché et le public du 7è art. Son support est l'instrument par
excellence de la mondialisation de l'image et du son. Le transfert
de la vidéo numérique vers les salles de cinéma par kinéscopage
sur pellicule, son système de vision directe par écran à cristaux
liquides annexé à la caméra, sa très grande maniabilité et le coût
relativement faible de sa production, d'un bout à l'autre de la
chaîne de réalisation, en font un outil aux possibilités riches
et aux conséquences médiatiques paradoxales. Démocratisation des
moyens d'expression ou effet de "démographisation d'un produit de
consommation? La pléthore d'images "moulinées est néanmoins rendue
possible dans un contexte commercial qui organise une logique de
raréfaction de la diversité couplée à une concentration accrue des
produits diffusés au contenu toujours plus monolithique. Cadenassage
et univocité. Dès lors, si l'on peut explorer les formes d'expressions
et de pensées de manière plus fouillée, si l'on peut sortir des
schémas, il faut encore que ces formes là soient visibles quelque
part … Comme sur ce startup belge qui a simplement créé un nouveau
format audiovisuel du movie-mail (www.icuna.com). La recette de
Mary Jimenez (cinéaste belgo-chilienne) diffuser des courts-métrages
d'une minute, formatés pour le net et tournés en DV. Le net bien
sûr, mais pour quels spectateurs et avec quel retour?
Cette visibilité (d'image
et de sens) s'opérerait-elle dans les grosses productions cinématographiques?
Oserait-on évoquer la possibilité d'une conjonction entre un art
singulier et radical et un public populaire?
Ou bien, la récupération par
le marché de modes de représentations développés par les vidéastes
de documentaires ou d'art (comme Claire Simon ou Pipilotti Rist),
est-elle à craindre?
"Festen" de T. Vinterberg,
sous la charte de Dogma, cristallise ce possible mariage en faisant
cohabiter une structure narrative dite classique avec la plastique
de l'image vidéo, dans une perspective activiste aux moyens restreints.
Ou encore, le dernier film de Harry Cleven, tourné en vidéo puis
kinescopé, dont les mouvements inédits de caméra autour des personnages
alimentent un expressionisme mobile très esthétisé.
L'évolution du cinéma va
de plus en plus vers une jouissance de l'image technique éloignée
des investigations narratives et psychologiques du "film d'auteur
qui ne fait plus que trop rarement ses riches heures. Le thème vidéo
devient, au sein même de la narration cinématographique industrielle,
un moyen de crédibiliser des personnages et de leur fournir un imaginaire
en kit vidéo au "look alternatif et "authentique donnant à l'ensemble
une petite touche "expérimentale qui plaît sans faire trop de vagues.
A l'instar de l'adolescent amoureux qui dans "American Beauty, fait
changer le cours des choses par sa séquence vidéo d'un sac plastique
flottant entre deux courants d'air… digne d'une proposition d'artiste
comme Edith Dekyndt2. La récupération est totale et agrémente un
contenu qui masque parfois mal sa pauvreté.
La DV invente des langages,
des esthétiques et de nouveaux dispositifs de tournage émergeant
de l'intimité induite par très grande légèreté. Son extrême discrétion
et sa facilité d'usage améliorent les possibilités non seulement
de filmer au naturel mais aussi d'expérimenter les aux-delà de l'hors
champ, entraînant le sujet filmé dans un cadre temporel et spatial
beaucoup plus mobile. La DV permet également de tourner à plusieurs
caméras, donnant ainsi au réalisateur la possibilité de prendre
part aux prises de vue aux côtés de ses techniciens. Nouvelles formes
d'enregistrement donc, autres préhensions du monde et nouvelles
positions dans le monde.
Catherine Montondo (réalisatrice):
"La vidéo a surtout changé ma possibilité d'exprimer directement
ma vision. Je peux enregistrer de manière spontanée sans scénario
ou structure préalable. Ne plus parler en terme d'histoire, aller
plus loin comme de rares réalisateurs l'ont fait avant, tels Pellichian,
dans un travail axé autour d'une pensée libre de toute régie, de
logique début/milieu/fin. Avec la vidéo, je regarde dans une spontanéité
du moment le flux de la réalité. Là je suis dans l'intimité de cette
réalité et la caméra vidéo est le seul outil entre ma vision et
son expression.
La caméra DV, toujours à
portée de main se fait prothèse. Il n'est plus question d'une technique
à dompter mais d'une excroissance sensorielle à investiguer, une
nouvelle capacité de perception d'un "corps-machine . D'autres rapprochements
s'opèrent entre le filmeur et le filmé. Une dimension "érotique"
d'après le cinéaste P.Grandrieux ("Sombre), propre à l'utilisation
de la vidéo. La libération des mouvements, et surtout de l'œil dégagé
de l'œilleton grâce au petit écran latéral, produit un effet de
perception directe de l'événement. On est ici dans une logique de
la sensation mais aussi dans l'idée d'un déplacement de soi vers
le monde, d'une implication vis-à-vis de ce que l'on traite et d'une
expression plus intégrale du vécu.
L'auteur se fait axe de gravité
de l'œuvre au travers de nombreux travaux autobiographiques et autres
journaux de bords vidéos. Là où le cinéma se définit plus par une
construction d'extraits de fictions se rapprochant plus ou moins
d'un réel, la vidéo procède à l'inverse, par extraction et prélèvement
au cœur d'une matière fluctuelle incessante, dont l'enregistrement
est directement façonnable ou effaçable. La caméra vidéo, de ce
point de vue est "un engin à mouliner le temps (Dominique Cabrera,
cinéaste).
FILMER LE
SON
Djos Janssens (plasticien)
"L'idée m'est venue de filmer le son. Il devait être ténu, proche
d'un vol de mouche. Cette pièce n'était possible qu'avec la caméra
tendue à bout de bras, œil et oreille à la fois qui, en automatique,
donnait une image nette ou floue selon le déplacement du son poursuivi
et auquel l'image s'identifiait. L'attention était captée par un
bref son qui attirait le regard vers son origine. C'était l'occasion
de découvrir le lieu, autrement. Prendre le son comme matière première
de l'image vidéo se retrouve dans les travaux de cinéastes tels
que Laurent Roth ou dans le dernier projet de film de Marie André.
Filmer le sonore et le construire syntaxiquement, parce qu'il est
un conducteur de mémoire peut-être encore plus fort que l'image
qui le transporte.
"Si le cinéma est un art,
ses œuvres échappent au temps. Ceci ne peut se penser qu'à condition
de se défaire entièrement de l'idée que le cinéma serait un reflet
- et en particulier un reflet de son temps. Dans un film, l'art
ne consiste pas à refléter, mais à construire. Certes, par ailleurs,
le cinéma comme technique d'enregistrement constitue une source
de documentation, entre autres sur son temps. Mais l'art est toujours
au-delà du document, la pensée au-delà de l'information. Cela ne
signifie pas que l'art ne pense pas son temps. C'est au contraire
en le pensant, et ce faisant, en l'arrachant à lui-même, qu'il produit
ce qui du temps, en vérité, restera. Il n'y a pas plus de vieux
films que de vieille pensée. En d'autres termes, il n'y a pas de
progrès en art. Un film d'Oliveira ne pense pas mieux qu'un film
de Griffith il pense autre chose, ou il pense autrement - ce qui
revient au même, puisqu'il n'y a de pensée qu'immanente à la forme
de l'œuvre. (Denis Levy).
DES FILMS QUI SE PENSENT À PLUSIEURS
Les possibilités de la vidéo numérique et des technologies multimedias bouleversent (potentiellement) la position d'observation évaluante (mais passive) du spectateur en lui donnant la possibilité de poser un acte dans les choix d'évolution, et d'intervenir directement dans la matière de ce qu'il visionne. Cette interactivité que développe Alexandra Demienteva dans son travail de vidéaste laisse présager des foisonnements créateurs des protaganistes, réalisateur(s) et spectateur(s). Et l'on se met à prendre les vessies pour des lanternes et à rêver à une utopie du "tout le monde 'actant'" plus que du "tout le monde artiste".
Véronique Depiesse
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