Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 9
 
 
petits propos sur la vidéo digitale
 
DEPUIS PLUS DE TRENTE ANS, LA VIDÉO, HI-8, 8 MM OU VHS A PERMIS D'ÉLARGIR DES RECHERCHES QUE LE CINÉMA EXPÉRIMENTAL AVEC SES MOYENS ET DANS UNE CERTAINE MARGINALITÉ AVAIT POURSUIVI DEPUIS LES FRÈRES LUMIÈRE. NÉE DE LA TÉLÉVISION, ELLE A SURTOUT JOUÉ UN RÔLE DÉTERMINANT DANS LE SURGISSEMENT DE FILMS DE FAMILLE, JOURNAUX FILMÉS ET TÉMOIGNAGES DE MINORITÉS EXCLUES DE L'UNIVERS MÉDIATIQUE. DES VIDÉASTES TELLE MARIE ANDRÉ, COMPTENT PARMI LES ARTISTES PIONNIERS D'UN LANGAGE VISUEL AYANT PRIS FORME SOUS LE SIGNE DE LA RÉSISTANCE ET DU DÉSIR D'UN CINÉMA PERSONNEL DONT L'ÉCONOMIE IMPOSAIT UN SUPPORT MOINS CONTRAIGNANT QUE LE CINÉMA ET SA PELLICULE ARGENTIQUE.
 

Nombre d'artistes plasticiens ont exploré par le support vidéo, des voies inédites de récits et d'autres captations du temps et de l'espace, de leur relation au monde et à eux-mêmes. Recherches sensibles sur l'image qui constituent pour la grosse machine du cinéma industriel une mine d'or où puiser autant de nouvelles ressources que de caches-misères. "Il y a cette qualité à la fois très subjective et très détachée qu'est la pensée et que la vidéo permet d'exprimer, et cette matière bien sûr alimente la technique cinématographique"1.

L'avènement du numérique, et de la caméra DV, semble changer la donne dans l'évolution du cinéma car il replace les questions travaillées depuis longtemps par les vidéastes dans un rapport d'interactions plus étroit avec le marché et le public du 7è art. Son support est l'instrument par excellence de la mondialisation de l'image et du son. Le transfert de la vidéo numérique vers les salles de cinéma par kinéscopage sur pellicule, son système de vision directe par écran à cristaux liquides annexé à la caméra, sa très grande maniabilité et le coût relativement faible de sa production, d'un bout à l'autre de la chaîne de réalisation, en font un outil aux possibilités riches et aux conséquences médiatiques paradoxales. Démocratisation des moyens d'expression ou effet de "démographisation d'un produit de consommation? La pléthore d'images "moulinées est néanmoins rendue possible dans un contexte commercial qui organise une logique de raréfaction de la diversité couplée à une concentration accrue des produits diffusés au contenu toujours plus monolithique. Cadenassage et univocité. Dès lors, si l'on peut explorer les formes d'expressions et de pensées de manière plus fouillée, si l'on peut sortir des schémas, il faut encore que ces formes là soient visibles quelque part … Comme sur ce startup belge qui a simplement créé un nouveau format audiovisuel du movie-mail (www.icuna.com). La recette de Mary Jimenez (cinéaste belgo-chilienne) diffuser des courts-métrages d'une minute, formatés pour le net et tournés en DV. Le net bien sûr, mais pour quels spectateurs et avec quel retour?

Cette visibilité (d'image et de sens) s'opérerait-elle dans les grosses productions cinématographiques? Oserait-on évoquer la possibilité d'une conjonction entre un art singulier et radical et un public populaire?

Ou bien, la récupération par le marché de modes de représentations développés par les vidéastes de documentaires ou d'art (comme Claire Simon ou Pipilotti Rist), est-elle à craindre?

"Festen" de T. Vinterberg, sous la charte de Dogma, cristallise ce possible mariage en faisant cohabiter une structure narrative dite classique avec la plastique de l'image vidéo, dans une perspective activiste aux moyens restreints. Ou encore, le dernier film de Harry Cleven, tourné en vidéo puis kinescopé, dont les mouvements inédits de caméra autour des personnages alimentent un expressionisme mobile très esthétisé.

L'évolution du cinéma va de plus en plus vers une jouissance de l'image technique éloignée des investigations narratives et psychologiques du "film d'auteur qui ne fait plus que trop rarement ses riches heures. Le thème vidéo devient, au sein même de la narration cinématographique industrielle, un moyen de crédibiliser des personnages et de leur fournir un imaginaire en kit vidéo au "look alternatif et "authentique donnant à l'ensemble une petite touche "expérimentale qui plaît sans faire trop de vagues. A l'instar de l'adolescent amoureux qui dans "American Beauty, fait changer le cours des choses par sa séquence vidéo d'un sac plastique flottant entre deux courants d'air… digne d'une proposition d'artiste comme Edith Dekyndt2. La récupération est totale et agrémente un contenu qui masque parfois mal sa pauvreté.

La DV invente des langages, des esthétiques et de nouveaux dispositifs de tournage émergeant de l'intimité induite par très grande légèreté. Son extrême discrétion et sa facilité d'usage améliorent les possibilités non seulement de filmer au naturel mais aussi d'expérimenter les aux-delà de l'hors champ, entraînant le sujet filmé dans un cadre temporel et spatial beaucoup plus mobile. La DV permet également de tourner à plusieurs caméras, donnant ainsi au réalisateur la possibilité de prendre part aux prises de vue aux côtés de ses techniciens. Nouvelles formes d'enregistrement donc, autres préhensions du monde et nouvelles positions dans le monde.

Catherine Montondo (réalisatrice): "La vidéo a surtout changé ma possibilité d'exprimer directement ma vision. Je peux enregistrer de manière spontanée sans scénario ou structure préalable. Ne plus parler en terme d'histoire, aller plus loin comme de rares réalisateurs l'ont fait avant, tels Pellichian, dans un travail axé autour d'une pensée libre de toute régie, de logique début/milieu/fin. Avec la vidéo, je regarde dans une spontanéité du moment le flux de la réalité. Là je suis dans l'intimité de cette réalité et la caméra vidéo est le seul outil entre ma vision et son expression.

La caméra DV, toujours à portée de main se fait prothèse. Il n'est plus question d'une technique à dompter mais d'une excroissance sensorielle à investiguer, une nouvelle capacité de perception d'un "corps-machine . D'autres rapprochements s'opèrent entre le filmeur et le filmé. Une dimension "érotique" d'après le cinéaste P.Grandrieux ("Sombre), propre à l'utilisation de la vidéo. La libération des mouvements, et surtout de l'œil dégagé de l'œilleton grâce au petit écran latéral, produit un effet de perception directe de l'événement. On est ici dans une logique de la sensation mais aussi dans l'idée d'un déplacement de soi vers le monde, d'une implication vis-à-vis de ce que l'on traite et d'une expression plus intégrale du vécu.

L'auteur se fait axe de gravité de l'œuvre au travers de nombreux travaux autobiographiques et autres journaux de bords vidéos. Là où le cinéma se définit plus par une construction d'extraits de fictions se rapprochant plus ou moins d'un réel, la vidéo procède à l'inverse, par extraction et prélèvement au cœur d'une matière fluctuelle incessante, dont l'enregistrement est directement façonnable ou effaçable. La caméra vidéo, de ce point de vue est "un engin à mouliner le temps (Dominique Cabrera, cinéaste).

FILMER LE SON

Djos Janssens (plasticien) "L'idée m'est venue de filmer le son. Il devait être ténu, proche d'un vol de mouche. Cette pièce n'était possible qu'avec la caméra tendue à bout de bras, œil et oreille à la fois qui, en automatique, donnait une image nette ou floue selon le déplacement du son poursuivi et auquel l'image s'identifiait. L'attention était captée par un bref son qui attirait le regard vers son origine. C'était l'occasion de découvrir le lieu, autrement. Prendre le son comme matière première de l'image vidéo se retrouve dans les travaux de cinéastes tels que Laurent Roth ou dans le dernier projet de film de Marie André. Filmer le sonore et le construire syntaxiquement, parce qu'il est un conducteur de mémoire peut-être encore plus fort que l'image qui le transporte.

"Si le cinéma est un art, ses œuvres échappent au temps. Ceci ne peut se penser qu'à condition de se défaire entièrement de l'idée que le cinéma serait un reflet - et en particulier un reflet de son temps. Dans un film, l'art ne consiste pas à refléter, mais à construire. Certes, par ailleurs, le cinéma comme technique d'enregistrement constitue une source de documentation, entre autres sur son temps. Mais l'art est toujours au-delà du document, la pensée au-delà de l'information. Cela ne signifie pas que l'art ne pense pas son temps. C'est au contraire en le pensant, et ce faisant, en l'arrachant à lui-même, qu'il produit ce qui du temps, en vérité, restera. Il n'y a pas plus de vieux films que de vieille pensée. En d'autres termes, il n'y a pas de progrès en art. Un film d'Oliveira ne pense pas mieux qu'un film de Griffith il pense autre chose, ou il pense autrement - ce qui revient au même, puisqu'il n'y a de pensée qu'immanente à la forme de l'œuvre. (Denis Levy).

DES FILMS QUI SE PENSENT À PLUSIEURS

Les possibilités de la vidéo numérique et des technologies multimedias bouleversent (potentiellement) la position d'observation évaluante (mais passive) du spectateur en lui donnant la possibilité de poser un acte dans les choix d'évolution, et d'intervenir directement dans la matière de ce qu'il visionne. Cette interactivité que développe Alexandra Demienteva dans son travail de vidéaste laisse présager des foisonnements créateurs des protaganistes, réalisateur(s) et spectateur(s). Et l'on se met à prendre les vessies pour des lanternes et à rêver à une utopie du "tout le monde 'actant'" plus que du "tout le monde artiste".

Véronique Depiesse

 

| Accueil | Sommaire n°9 |