Si l'art vidéo est né de la
technique de la télévision, l'essentiel de sa diffusion n'aura curieusement
pas eu lieu dans sa famille d'origine. Malgré le développement progressif
à partir des années 60 de cette nouvelle pratique, peu d'artistes
ont en effet réussi à investir l'espace publique des télévisions.
A considérer ce premier chapitre de l'histoire de l'image électronique,
on peut même avancer que la majorité des œuvres vidéos portées jusqu'à
présent à la connaissance du public l'ont été en institutions muséales
ou en galeries. Sans doute, l'étrangeté de cette situation s'explique-t-elle
par la fâcheuse tendance des mass-média à rejeter en général toutes
expériences susceptibles, comme l'art, d'émettre des réflexions
critiques tant sur ses modes spécifiques de fonctionnement que sur
ceux de la société dont elle n'est que le reflet. C'est qu'il nous
faut malheureusement admettre, comme l'écrivait déjà en 1954 Theodor
W. Adorno à propos des mass-media et de la télévision en particulier,
que "la répétitivité, la redondance et l'ubiquité qui caractérisent
la culture de masse moderne tendent à automatiser les réactions
et à affaiblir les forces de résistance des individus1.
Les premières tentatives
d'opposition au système "totalitaire de la télévision eurent lieu
à la fin des années 60 au moment où le magnétoscope fit son apparition
providentielle sur le marché, rendant ainsi accessible aux "révolutionnaires
culturels de l'époque une technologie jusqu'alors réservée aux professionnels
des chaînes. En 1968, une première programmation d'artistes intitulée,
en clin d'œil à Marshall Mc Luhan, "The Medium is the Medium est
diffusée sur un réseau de chaînes publiques à San-Francisco et Boston
sous la forme d'une compilation regroupant des personnalités aussi
fondatrices pour l'histoire de la vidéo que Nam June Paik, Peter
Campus ou Allan Kaprow. Dans la même veine d'émissions utilisant
la télévision comme un espace d'exposition, la "T.V. Gallery de
l'artiste allemand Gerry Schum consacrera l'année suivante sur une
station berlinoise une émission spécifiquement orientée vers le
Land Art avec des vidéos de Dennis Oppenheim, Robert Smithson ou
Richard Long. Toujours dans ces premières années d'engouement pour
ce nouveau médium artistique, apparaît également l'idée que la télévision
pourrait devenir non seulement un "espace fictif d'exposition comme
le pensait Gerry Schum mais encore un lieu d'échange et de communication
idéal entre les hommes. Sans doute, est-ce le projet du "World Question
Center de James Lee Byars, programmé pour la BRT en 1969 et produit
par Jef Cornelis et l'association anversoise A379089 qui restera
le prototype de l'utilisation participative ou relationnelle de
la télévision telle que l'envisagent aujourd'hui des plasticiens
comme Pierre Huyghe ou Fabrice Hybert.
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Avec la suprématie grandissante de l'audimat, l'art télévisuel - comme on serait tenté de nommer cette variante de l'art vidéo - subira très vite après ses premières années d'enthousiasme l'évolution d'une télévision vouée de plus en plus à la production / diffusion de publicités, de jeux et de "séries américaines. Et de fait, c'est aux Etats-Unis où les chaînes n'ont cessé de se multiplier depuis les années 70 que les réactions des artistes aux structures socio-économiques de la T.V. apparaissent le plus manifestement; même si des artistes européens, comme Jef Geys, formaliseront eux aussi la critique de ce système mercantiliste à travers leurs interventions télévisées. En 1976, la proposition de Chris Burden d'acheter à deux chaînes de télévision new-yorkaise et trois chaînes de Los Angeles une série de spots publicitaires fait partie de cette réaction quasi générale des artistes face au fonctionnement purement commercial de la TV. Intitulée "CH. BURDEN PROMO, cette publicité présentait une série de noms d'artistes parmi les plus connus au monde (Léonard de Vinci, Michel-Ange, Rembrandt, Van Gogh et Picasso) pour finir en toute ironie sur le propre nom de l'artiste, accompagné du démenti "Payé par Chris Burden - Artiste. La même année, les expériences de Dan Graham et de Michael Asher, retournaient de manière encore plus subversive les technologies de la télévision contre elle-mêmes en proposant aux spectateurs une mise à nu de ses processus de production et de diffusion. "A Television Presentation de Michael Asher était un programme diffusant en direct sur une TV locale les activités ordinaires de la régie; tandis que "Production/Reception de Dan Graham répondait à la proposition du premier, la complétant d'une séquence montrant en parallèle l'émission en cours, l'activité de la régie et son contexte familial de réception. Depuis ces premières manifestations, les artistes n'ont cessé d'essayer d'infiltrer le jeu télévisuel pour tenter d'en désamorcer les principes manipulateurs tout en suggérant aux directeurs de chaînes des moyens alternatifs de "faire de la télé. Des artistes aussi différents qu'Antonio Muntadas, Marina Abramovic & Ulay, Jacques Louis-Nyst ou Fred Forest ont ainsi poursuivi ce travail en continuant de proposer durant les années 80 leurs réflexions en images à des chaînes télévisées dont le Centre régional de la RTBF à Liège. Outre les artistes détournant, comme Michel Auder, les images de l'écran télé - à la manière de ce que Johan Grimonprez réalise aujourd'hui - les archives de cette époque témoignent encore d'une vitalité en matière d'art relationnel. C'est cette tendance, initiée en Belgique par le groupe C.A.P., qui s'impose aujourd'hui dans le milieu de l'art contemporain comme un mouvement-phare des années 90. En France où l'esthétique relationnelle est conceptualisée par le critique d'art Nicolas Bourriaud, plusieurs expériences télévisuelles ont ainsi vu le jour, délaissant la performance à proprement parler "vidéo au profit d'un travail sur les liens sociaux. L'exemple le plus connu de cette évolution est le plateau-télé imaginé par Fabrice Hybert pour le Pavillon français de la Biennale de Venise en 1997. La même année, toujours en France, Pierre Huyghe réalisera lui aussi un projet télé en concevant, cette fois, une "TV Mobile circulant avec son propre émetteur hertzien pour proposer aux spectateurs de devenir acteurs. Mais derrière ce type d'approche sociologique, il reste surtout le désir manifesté très tôt par les artistes - tel Lucio Fontana et son Manifeste Spatialiste pour la Télévision en 1952 - de voir un jour la vrai télé (celle de tous les jours) ouvrir la grille de ses programmes à l'art vivant. Avec TELENICC et ses "minutes d'artistes diffusées cet été sur Télé Bruxelles, l'utopie d'une télévision créative aurait semble-t-il trouvé un second souffle. De quoi nous consoler peut-être de la disparition de l'émission "Vidéographie qui fut, sous la houlette de Jean-Paul Tréfois à la RTBF-Liège, une pionnière de l'art à la télévision.
Denis Gielen
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