Parcourons un livre d'histoire
de l'art du XXè siècle et débusquons-y les femmes malgré toutes
ces années de remise au point féministe: Marie Laurencin, Sophie
Taeuber-Arp, Sonia Delaunay, Maria Elena Vieira Da Silva, Niki de
Saint-Phalle, Louise Nevelson certainement, Louise Bourgeois peut-être,
Eva Hesse: pas si sûr. Il est vrai que l'on connaît souvent moins
les Georgia O'Keeffe, Frida Kahlo ou Dorothea Tanning que leurs
grands hommes: Alfred Stieglitz, Diego Rivera ou Max Ernst. Pour
nous rafraîchir la mémoire, traversons en toute liberté le XXè siècle
à la lumière de ces points de vue, de ces visions, de ces révélations
générés par des arts de femmes.
Souvenons-nous - mais on
ne se rendit compte de leur importance qu'après 1960 - de ces contructivistes
russes, et des pionnières, ces pluridisciplinaires qui firent de
décors de théâtre, de costumes et d'autres arts textiles des œuvres
à part entière. Les Exter, Rozanova, Popova, Stepanova ou Davydova
qui déclenchèrent - sur le même pied d'égalité que les Malevitch,
Tatline ou Rodtchenko - une révolution du langage plastique en accord
avec leur vision d'un monde nouveau. A l'autre bout de ce monde
nouveau - à peine entrevu -, Georgia O'Keeffe est l'un des grands
peintres du siècle. Au beau milieu du Nouveau-Mexique, femme seule
contre les éléments, elle fixe les montagnes, manipule les cadavres
de charognes, fait corps avec le désert. Une carcasse devient paysage,
une colline un être de chair. C'est la femme-fleur, mais quelle
fleur!, une fleur gigantesque qui reboise le monde aride qu'en ont
fait les hommes. De l'autre côté de la frontière, Frida Kahlo peint
les douleurs qu'elle subit toute son existence durant, assaillie
par la nature, torturée par la vie. Cette femme aux organes recousus,
au cœur déchiré, femme aux cheveux de serpents et femme-faon - le
contraire d'une femme-enfant, véritable conscience d'un pays. Frida
Kahlo est celle qui joua cartes sur toile, qui exhiba ses stigmates,
qui osa rendre enfin visibles les tourments de beaucoup de femmes.
Le continent surréaliste
célébra sans relâche la femme sans pour autant lui accorder de véritable
place aux côtés de ces combattants qui prendront figure de démiurges.
Pourtant, les petites filles échevelées de Dorothea Tanning mettent
le feu au papier peint, une furie dévaste nos intérieurs qui s'ouvrent
enfin. Et un fauteuil ou une cheminée s'assouplissent, la maison
s'érotise, n'est plus cette prison mais un espace de découvertes
sans limites. Toyen voyage au long cours dans ses rêves, elle déstabilise
le petit quotidien étroit et lui fait perdre la tête. Des fauves
se maquillent et notre vie médiocre est soudain traversée de bancs
de poissons. Meret Oppenheim prend aussi ses rêves très au sérieux,
elle ne les dissèque pas en en faisant une matière scientifique
- comme le père de cette science qui craignait tant l'autre sexe
- mais elle vit avec eux, en eux, elle se sert de cette sauvagerie
pour nourrir nos existences trop apprivoisées. Des souliers de gouvernante
sont ficelés et servis comme un poulet et son Déjeuner en Fourrure
est une femme à boire et à manger, une journée féroce s'annonçant
dans l'horlogerie implacable du temps.
Pour éviter les enfermements
dans l'image, dès après la Grande Guerre, Claude Cahun rechercha
son identité en de troublants clichés. Ne se voulant pas prisonnière
du déterminisme de son sexe, elle transforme son corps en terrain
d'expériences, de métamorphoses et d'aventures - plus de 50 ans
avant Cindy Sherman. Sa sexualité indéfinie, indéfinissable mêle
tous les sexes en un corps imaginaire. Cindy Sherman, un des grands
photographes du siècle, incarne tous les personnages de la femme,
non dans les clichés mais dans cet arrière du décor, entre deux
prises de vue. Elle joue des rôles dans des films jamais tournés
avant de développer un art monstrueux proche de Goya, de Bosch ou
d'Arcimboldo, un cabinet de curiosités qui va au-delà des petites
obsessions personnelles, au-delà des intimités inavouables, se mesurant
à l'histoire de l'art. Et le film porno, d'horreur ou de série B
- que nous avons généré et avec lequel il faut vivre - devient une
grille comme une autre pour lire l'aujourd'hui.
Après des révolutions - sociales
donc esthétiques -, des remises en cause et des émancipations, la
femme est contrainte de jouer sur tellement de tableaux qu'elle
ne sait plus quel est son rôle. Le travail de Eva Hesse parle de
cette schizophrénie, dans la sculpture - qui lui doit tant depuis
plus de 30 ans - qu'elle pratique, son cœur balance entre le choix
des matériaux et leur ordonnancement. Une position inconfortable
entre l'expression organique et la rigueur formelle dans le vœu
d'éviter tout enfermement dans des catégories. Tout ce fil à coudre
qui se fait sculpture, cette mercerie hors norme, énorme, ces latex
qui pendent, ces peaux qui habillent l'audace. Le chaman des Beaux-Arts
n'est peut-être pas celui que l'on a dit.
Lorsqu'on évoque un art de
femmes, beaucoup penseront à des artisanats, à toutes celles qui
tricotent. Mais peut-être pas à ces Pénélope, ces Ariane, ces araignées.
A Marisa Merz qui coud des feuilles de métal, des grands monstres
d'aluminium, qui tricote avec des aiguilles surdimensionnées. Qui
propose des couvertures ficelées de cuivre, des énergies flottantes
abandonnées sur les plages, des chaussons en fils de nylon qui dépendent
du bon vouloir des marées. Ses escarpolettes balancent dans l'Arte
Povera avec cette incroyable liberté qui engendrera des façons inédites
d'accrocher une œuvre, de la montrer, de la percevoir et ce faisant
de comprendre le monde qui nous entoure. A Annette Messager qui
collectionne les proverbes en des bouts de tissu brodés de dictons
machistes, qui prend les traits et les maniéres des femmes-objets
pour les traquer, qui se faufile entre les clichés qui catégorisent
et ceux que les femmes acceptent - et qu'elles se sont elles-mêmes
fabriqués. A Myriam Shapiro qui estompe les frontières entre art
et artisanat, l'art noble et l'art populaire, qui redécoupe le Musée
pour en faire un patchwork. Qui créa tôt avec des compagnes comme
Judy Chicago des programmes et des ateliers féministes dans les
écoles pour ouvrir le monde clos de l'Art à la discussion, aux revendications,
aux changements. A Louise Bourgeois et ses dessins-écheveaux, ses
corps de tissu rapiécés, ses araignées de bronze - mais elle occupe
ici une place à part en tant que l'un des grands sculpteurs de notre
époque. Sa conception du désir masculin se fond avec le féminin,
ses sexualités mâles en escalier, flanquées d'énormes billes de
bois se dévident en fuseaux. Son Arche d'Hystérie est un homme au
corps bandé comme un arc, sa Fée Couturière est un cocon brut pendu
à un crochet de boucherie. Ce Portrait en latex est une bouche qui
nous regarde avec des lèvres et des anfractuosités humides. Louise
Bourgeois n'a peur de rien, pas même du loup qui nous occupe, elle
berce tendrement un pénis géant et effrayant comme elle le ferait
avec un enfant fragile.
Les femmes occupèrent dès
les années 60 un terrain nouveau dans l'art, celui de la performance
et de l'installation, terrain encore vierge et dépourvu du poids
de la tradition régie par les hommes. Terrain de jeux et de libération
de soi et des sens. Lygia Clark insiste sur d'autres sens que cet
œil prédominant, elle recherche de nouvelles impressions, elle réalise
des objets désacralisés que chacun peut confectionner et mettre
en pratique pour s'ouvrir à d'autres dimensions. Ann Hamilton présente
des sols recouverts de crinières de cheval, un mur peint à la suie
de bougie, d'imposants voiles circulaires qui dansent dans l'espace.
Dans Mattering un immense dais de soie orange flotte au-dessus des
têtes, nous sommes au creux de la vague avec des paons qui vivent
là. Au-delà du voile, sur une chaise en haut d'un mât, un acteur
enroule des rubans enduits d'encre bleue qu'il rejette pendant que
des hauts-parleurs émettent des vocalises. Dans les installations
de Ann Hamilton, nous sommes invités à la fête de tous les sens,
dans un art éphémère qui est descendu de son socle, qui vit et qui
nous enceint.
Déterminer ça et là des pratiques
de femmes c'est aussi parler d'intimités, d'évidences cachées, de
natures enfouies dans leurs nuits. Shigeko Kubota le montre dans
toute sa crudité avec ses Vagina Paintings, Carolee Schneemann extrait
de son sexe une bandelette sur laquelle sont écrits des textes de
critiques masculins et qu'elle lit. Dans Meat Joy, elle organise
une fête dyonisiaque où les participants se peignent le corps et
rampent dans la viande rouge et les poissons. En 1963, elle apparut
nue dans sa propre œuvre, questionnant la relation du corps à la
peinture - la critique l'ignora ou s'indigna alors que l'excentrique
de l'establishment parisien Yves Klein utilisait à la même époque
des femmes nues en guise de pinceaux et fut salué pour son audace
et sa force conceptuelle.
Dans des actions récentes
à caractère politique, des femmes renvoient les hommes à leurs atrocités
militaires, après les bombes de sperme de Nancy Spero, Sylvie Blocher
présente des uniformes maculés de cheveux féminins et Marina Abramovic
dans Cleaning the Mirror en pleine guerre de Yougoslavie, vêtue
d'une longue robe blanche, nettoie des os de vache, se maculant
de sang, s'effrayant de cette boucherie. Les Guerilla Girls placardent,
apparaissent en public avec leurs masques de singes - d'hommes?
- pour condamner les inégalités hommes-femmes que perpétue le monde
de l'art3 pendant que Jeanine Antoni peint le sol d'une galerie
avec sa longue chevelure trempée dans la teinture jusqu'à l'épuisement,
jusqu'à ce que le petit monde de l'Art comprenne enfin les enjeux
de ces pratiques, la volonté de ces femmes qui se battent avec panache
aujourd'hui pour la société de demain.
François
LIENARD
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