Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 10
 
 
UNE TRAVERSEE D'UN SIECLE DE FEMMES
 
"Toujours (elle ne savait si cette nécessité lui venait de son sexe ou de sa nature), avant d'échanger la fluidité de la vie pour la concentration de la peinture, elle traversait quelques instants de nudité pendant lesquels elle avait l'impression d'être une âme à naître, ou arrachée à son corps, hésitante au sommet d'une flèche battue par le vent, exposée sans protection à toutes les rafales du doute."
Virginia Woolf
 

Parcourons un livre d'histoire de l'art du XXè siècle et débusquons-y les femmes malgré toutes ces années de remise au point féministe: Marie Laurencin, Sophie Taeuber-Arp, Sonia Delaunay, Maria Elena Vieira Da Silva, Niki de Saint-Phalle, Louise Nevelson certainement, Louise Bourgeois peut-être, Eva Hesse: pas si sûr. Il est vrai que l'on connaît souvent moins les Georgia O'Keeffe, Frida Kahlo ou Dorothea Tanning que leurs grands hommes: Alfred Stieglitz, Diego Rivera ou Max Ernst. Pour nous rafraîchir la mémoire, traversons en toute liberté le XXè siècle à la lumière de ces points de vue, de ces visions, de ces révélations générés par des arts de femmes.

Souvenons-nous - mais on ne se rendit compte de leur importance qu'après 1960 - de ces contructivistes russes, et des pionnières, ces pluridisciplinaires qui firent de décors de théâtre, de costumes et d'autres arts textiles des œuvres à part entière. Les Exter, Rozanova, Popova, Stepanova ou Davydova qui déclenchèrent - sur le même pied d'égalité que les Malevitch, Tatline ou Rodtchenko - une révolution du langage plastique en accord avec leur vision d'un monde nouveau. A l'autre bout de ce monde nouveau - à peine entrevu -, Georgia O'Keeffe est l'un des grands peintres du siècle. Au beau milieu du Nouveau-Mexique, femme seule contre les éléments, elle fixe les montagnes, manipule les cadavres de charognes, fait corps avec le désert. Une carcasse devient paysage, une colline un être de chair. C'est la femme-fleur, mais quelle fleur!, une fleur gigantesque qui reboise le monde aride qu'en ont fait les hommes. De l'autre côté de la frontière, Frida Kahlo peint les douleurs qu'elle subit toute son existence durant, assaillie par la nature, torturée par la vie. Cette femme aux organes recousus, au cœur déchiré, femme aux cheveux de serpents et femme-faon - le contraire d'une femme-enfant, véritable conscience d'un pays. Frida Kahlo est celle qui joua cartes sur toile, qui exhiba ses stigmates, qui osa rendre enfin visibles les tourments de beaucoup de femmes.

Le continent surréaliste célébra sans relâche la femme sans pour autant lui accorder de véritable place aux côtés de ces combattants qui prendront figure de démiurges. Pourtant, les petites filles échevelées de Dorothea Tanning mettent le feu au papier peint, une furie dévaste nos intérieurs qui s'ouvrent enfin. Et un fauteuil ou une cheminée s'assouplissent, la maison s'érotise, n'est plus cette prison mais un espace de découvertes sans limites. Toyen voyage au long cours dans ses rêves, elle déstabilise le petit quotidien étroit et lui fait perdre la tête. Des fauves se maquillent et notre vie médiocre est soudain traversée de bancs de poissons. Meret Oppenheim prend aussi ses rêves très au sérieux, elle ne les dissèque pas en en faisant une matière scientifique - comme le père de cette science qui craignait tant l'autre sexe - mais elle vit avec eux, en eux, elle se sert de cette sauvagerie pour nourrir nos existences trop apprivoisées. Des souliers de gouvernante sont ficelés et servis comme un poulet et son Déjeuner en Fourrure est une femme à boire et à manger, une journée féroce s'annonçant dans l'horlogerie implacable du temps.

Pour éviter les enfermements dans l'image, dès après la Grande Guerre, Claude Cahun rechercha son identité en de troublants clichés. Ne se voulant pas prisonnière du déterminisme de son sexe, elle transforme son corps en terrain d'expériences, de métamorphoses et d'aventures - plus de 50 ans avant Cindy Sherman. Sa sexualité indéfinie, indéfinissable mêle tous les sexes en un corps imaginaire. Cindy Sherman, un des grands photographes du siècle, incarne tous les personnages de la femme, non dans les clichés mais dans cet arrière du décor, entre deux prises de vue. Elle joue des rôles dans des films jamais tournés avant de développer un art monstrueux proche de Goya, de Bosch ou d'Arcimboldo, un cabinet de curiosités qui va au-delà des petites obsessions personnelles, au-delà des intimités inavouables, se mesurant à l'histoire de l'art. Et le film porno, d'horreur ou de série B - que nous avons généré et avec lequel il faut vivre - devient une grille comme une autre pour lire l'aujourd'hui.

Après des révolutions - sociales donc esthétiques -, des remises en cause et des émancipations, la femme est contrainte de jouer sur tellement de tableaux qu'elle ne sait plus quel est son rôle. Le travail de Eva Hesse parle de cette schizophrénie, dans la sculpture - qui lui doit tant depuis plus de 30 ans - qu'elle pratique, son cœur balance entre le choix des matériaux et leur ordonnancement. Une position inconfortable entre l'expression organique et la rigueur formelle dans le vœu d'éviter tout enfermement dans des catégories. Tout ce fil à coudre qui se fait sculpture, cette mercerie hors norme, énorme, ces latex qui pendent, ces peaux qui habillent l'audace. Le chaman des Beaux-Arts n'est peut-être pas celui que l'on a dit.

Lorsqu'on évoque un art de femmes, beaucoup penseront à des artisanats, à toutes celles qui tricotent. Mais peut-être pas à ces Pénélope, ces Ariane, ces araignées. A Marisa Merz qui coud des feuilles de métal, des grands monstres d'aluminium, qui tricote avec des aiguilles surdimensionnées. Qui propose des couvertures ficelées de cuivre, des énergies flottantes abandonnées sur les plages, des chaussons en fils de nylon qui dépendent du bon vouloir des marées. Ses escarpolettes balancent dans l'Arte Povera avec cette incroyable liberté qui engendrera des façons inédites d'accrocher une œuvre, de la montrer, de la percevoir et ce faisant de comprendre le monde qui nous entoure. A Annette Messager qui collectionne les proverbes en des bouts de tissu brodés de dictons machistes, qui prend les traits et les maniéres des femmes-objets pour les traquer, qui se faufile entre les clichés qui catégorisent et ceux que les femmes acceptent - et qu'elles se sont elles-mêmes fabriqués. A Myriam Shapiro qui estompe les frontières entre art et artisanat, l'art noble et l'art populaire, qui redécoupe le Musée pour en faire un patchwork. Qui créa tôt avec des compagnes comme Judy Chicago des programmes et des ateliers féministes dans les écoles pour ouvrir le monde clos de l'Art à la discussion, aux revendications, aux changements. A Louise Bourgeois et ses dessins-écheveaux, ses corps de tissu rapiécés, ses araignées de bronze - mais elle occupe ici une place à part en tant que l'un des grands sculpteurs de notre époque. Sa conception du désir masculin se fond avec le féminin, ses sexualités mâles en escalier, flanquées d'énormes billes de bois se dévident en fuseaux. Son Arche d'Hystérie est un homme au corps bandé comme un arc, sa Fée Couturière est un cocon brut pendu à un crochet de boucherie. Ce Portrait en latex est une bouche qui nous regarde avec des lèvres et des anfractuosités humides. Louise Bourgeois n'a peur de rien, pas même du loup qui nous occupe, elle berce tendrement un pénis géant et effrayant comme elle le ferait avec un enfant fragile.

Les femmes occupèrent dès les années 60 un terrain nouveau dans l'art, celui de la performance et de l'installation, terrain encore vierge et dépourvu du poids de la tradition régie par les hommes. Terrain de jeux et de libération de soi et des sens. Lygia Clark insiste sur d'autres sens que cet œil prédominant, elle recherche de nouvelles impressions, elle réalise des objets désacralisés que chacun peut confectionner et mettre en pratique pour s'ouvrir à d'autres dimensions. Ann Hamilton présente des sols recouverts de crinières de cheval, un mur peint à la suie de bougie, d'imposants voiles circulaires qui dansent dans l'espace. Dans Mattering un immense dais de soie orange flotte au-dessus des têtes, nous sommes au creux de la vague avec des paons qui vivent là. Au-delà du voile, sur une chaise en haut d'un mât, un acteur enroule des rubans enduits d'encre bleue qu'il rejette pendant que des hauts-parleurs émettent des vocalises. Dans les installations de Ann Hamilton, nous sommes invités à la fête de tous les sens, dans un art éphémère qui est descendu de son socle, qui vit et qui nous enceint.

Déterminer ça et là des pratiques de femmes c'est aussi parler d'intimités, d'évidences cachées, de natures enfouies dans leurs nuits. Shigeko Kubota le montre dans toute sa crudité avec ses Vagina Paintings, Carolee Schneemann extrait de son sexe une bandelette sur laquelle sont écrits des textes de critiques masculins et qu'elle lit. Dans Meat Joy, elle organise une fête dyonisiaque où les participants se peignent le corps et rampent dans la viande rouge et les poissons. En 1963, elle apparut nue dans sa propre œuvre, questionnant la relation du corps à la peinture - la critique l'ignora ou s'indigna alors que l'excentrique de l'establishment parisien Yves Klein utilisait à la même époque des femmes nues en guise de pinceaux et fut salué pour son audace et sa force conceptuelle.

Dans des actions récentes à caractère politique, des femmes renvoient les hommes à leurs atrocités militaires, après les bombes de sperme de Nancy Spero, Sylvie Blocher présente des uniformes maculés de cheveux féminins et Marina Abramovic dans Cleaning the Mirror en pleine guerre de Yougoslavie, vêtue d'une longue robe blanche, nettoie des os de vache, se maculant de sang, s'effrayant de cette boucherie. Les Guerilla Girls placardent, apparaissent en public avec leurs masques de singes - d'hommes? - pour condamner les inégalités hommes-femmes que perpétue le monde de l'art3 pendant que Jeanine Antoni peint le sol d'une galerie avec sa longue chevelure trempée dans la teinture jusqu'à l'épuisement, jusqu'à ce que le petit monde de l'Art comprenne enfin les enjeux de ces pratiques, la volonté de ces femmes qui se battent avec panache aujourd'hui pour la société de demain.

François LIENARD

 

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