Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 10
 
 
LA FEMINITE ET LES MOYENS D'EN ABUSER
 
Parmi les thèmes qui obsèdent les discours dans le monde de l'art1, l'un des plus prépondérants ces dernières années tourne autour de la féminité et la question de la présence croissante de caractères attribués au féminin ou de pratiques traditionnellement dévolues aux femmes.
 

Quelles sont ces substances, évoquant avec tant d'insistance l'étiquette de "féminité (ce "Lieu d'où elle parle comme dirait le mâle psychanalyste Jacques Lacan) qui sont mises en œuvres par des artistes, pas toujours femmes? Dentelles, tricotages, broderies, extractions de quotidien domestique assigné, signifié, épinglé au détour des médias les plus divers, installations, vidéo, photos… Des prises dans les fioles, des gestations fluctuantes d'humeurs, d'aiguilles et de fils. Des moulages de phantasmes, des organes transmués, … dont les connotations provoquent diverses dissertations, non seulement esthétiques mais aussi analytiques, politiques ou poétiques, sur ce qui s'exprime là d'une humanité féminine ici et maintenant.

Masculinité et féminité sont tout à la fois des images culturelles et des réalités vécues que les artistes durant tout le XXè siècle ont déjoués, déclinés et interprétés à en faire dégorger leurs vérités et leurs impasses. Les femmes, dans ce siècle, se sont toujours donné plus de moyens pour mettre en œuvre leur relation au monde et nourrir les arts visuels, dominés essentiellement par les hommes (bien que les écoles d'art regorgent d'autant d'étudiantes que d'étudiants), de remises en questions et de dérision, renversant les codes, jouant sur tous les tableaux dont celui des carcans de l'iconographie féminine, pour mieux en assigner ces limites.

Aujourd'hui semble se déployer un grand nombre de créations empruntant directement à des techniques particulièrement typées telles que le tricot, la dentelle, la tapisserie investiguant des matériaux évocateurs qui renvoient à la fluidité, aux fluctuations cycliques, à l'intériorité liquide, gluante, au sensuel, au gestatif… Beaucoup mettent à jour l'expérience corporelle et sociale d'être femme, à travers des esthétiques de petits objets, de constructions fragiles et parcellaires, faites de tensions, de résistances, de morceaux de temps fragmenté par la domesticité, cette construction laborieuse qui bâtit le monde et les êtres, avec des attentions particulières à tous les petits riens qui se filent et maillent les trames de l'existence.

On peut trouver maintes explications et hypothèses au foisonnement actuel dans les vitrines de l'art de ces productions qui semblent œuvrer la vie en instaurant par exemple une continuité sans coupure entre vie et travail.

Davantage de femmes artistes, peut-être, se réapproprient les pratiques de leurs ancêtres féminines et utilisent ces techniques sans la crainte, comme il y a encore quelques décennies, d'être instantanément cataloguées d'artisanes, de petites mains, et de voir leur travail refoulé hors des enceintes du Monde de l'Art contemporain. C'est dans un contexte culturel où l'attention est toujours plus portée sur les processus (de mises en œuvres) que ces travaux sortent en grande pompe des écoles d'art pour pénétrer les lieux de représentation. Un repérage très généraliste peut suggérer qu'il s'agirait-là d'un quelconque effet de mode, d'une esthétique de formes parfois gentille, qui ne fait pas trop de vagues, en comparaison des pratiques artistiques féminines/féministes, historiques et contemporaines bien plus virulentes et vis-à-vis desquelles on serait tenté de les confronter. Mais ce qui se laisse capter au fil des formes et des objets de ces "pratiques féminines c'est l'affirmation des processus qui les engendre, des achèvements sans fin, mobiles, hybrides, rejouables. Et ces techniques, ces procédés de longue tradition, sont convoqués non pas seulement en tant qu'outils mais aussi et surtout pour ce qu'ils incarnent en tant que tels image, fonction et procédure réunies, cohérence intrinsèque (les travaux de fils et d'aiguilles, de tissage, sont à cet égard d'une extrême cohérence en ce sens qu'ils sont dans le processus et dans l'image, du temps construit). Les crochetages de Gudny Rósa Ingmarsdóttir, de la vie cousue main, les dentelles morphologiques des sœurs Martin, les habits flottants de Cathy Perraux, les formes du quotidien moulées dans la porcelaine laiteuse de Lucile Soufflet. Poils, fils, aiguilles, nylon, mousses de Sushan Kinoshita, poussières, boules de cheveux et autres ventres d'aspirateur, sont comme autant de bilans de ce qui se loge dans le présent à l'ombre du langage et des formules, sous les meubles et aux creux des formes. Tout ce qui s'entremêle et s'imbrique, surgissant de l'informe, de l'instant, en une présentation de la vie qui tisse ses trames avec les bobines du quotidien.

Un thème tel que celui de la féminité se déployant dans les pratiques artistiques, plonge ses racines dans des champs que l'art (et ce que l'on en dit) laboure depuis bien longtemps. Nous sommes tous les petits enfants de Louise Bourgeois, de Lygia Clark, d'Eva Hesse ou de Nancy Spero, de Marcel Duchamp, de Joseph Beuys… chacun questionnant la dimension sociale, le jeu avec les rôles archétypaux, l'exploration de l'intime et du corps ou la mise à jour des processus, multiples toiles de fond qui animent le sujet de ce dossier. Les angles d'approche pour commenter l'art sont nombreux, la psychanalyse, l'anthropologie, le féminisme ou l'histoire de l'art, ont en réservoir des dictionnaires de vocables dont on peut user à volonté. Or, toute définition des vocables, tout commentaire, constituent une "redingote mathématique2, une ruse formelle qui a pour tentative la totalisation, la simplification de réalités extrêmement diverses et complexes.

Dans tous les cas, gardons à l'esprit que les mots, et plus précisément, les termes de la féminité, sont des pétrifications dont on abuse au risque de faire glisser les commentaires dans un système de catégorisation à tiroirs.

Et quoi qu'il en soit, l'art est au moins une expression de soi. Et, si un des principes de l'art est de retrouver plus que ce que l'on a perdu (Elias Canetti), on peut suggérer que, peut-être, les femmes ré-explorent leurs univers avec des langages qui leur sont propres et qu'elles en envisagent aujourd'hui la validité en tant que moyen d'expression et d'exploration artistique de leurs désirs, enfin.

Jeanne MOREAU

 

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