Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 10
 
 
DES INFLUENCES FEMINISTES, DES A-PROPRIATIONS FEMININES
ET DES REPRESENTATIONS SINGULIERES
 
Le corps, l'état fragile des choses, l'usage des mots, des étoffes, des pratiques domestiques, artisanales, les métamorphoses kaléïdoscopiques, sont des caractéristiques au moyen desquelles les observatrices et observateurs décrivent et sous lesquelles ils rassemblent les œuvres des jeunes artistes contemporaines. Il reste à reconnaître les pré-scriptions et se souvenir avec Marlène Dumas, que si la pilule n'avait pas été inventée, elle ne serait pas devenue artiste. Dumas qui a revendiqué l'ouverture de crêches dans les académies. Une société qui ne prévoit pas de structures pour accueillir les enfants des mères au travail est une société sans avenir.
 

Lorsque Rosi Braidotti (philosophe, Pays-Bas) suggère qu'il est encore trop tôt pour écrire l'histoire du féminisme, qu'il serait même dangereux de vouloir proposer une représentation purement théorique des luttes, nombreuses, hétérogènes et complexes menées par les femmes, elle met en évidence les formes et tendances multiples et même contradictoires qu'a pris le féminisme au cours du XXè siècle. De fait, depuis la fin des années 90, on ne parle plus du féminisme mais des féminismes. Braidotti, suggère dès lors que la meilleure manière de lire les pensées féministes aujourd'hui serait de les étaler et de les dessiner comme des cartes, à travers lesquelles nous pourrions passer en nomades. Je vous promets des paysages hauts en couleurs, contrastés, parfois drôles et savoureux et d'autres fois nécessairement violents jusqu'à l'abject. Mais ne peux, ici, maintenant, vous y emmener. Y revenir, oui, en continu, afin de décoder les conséquences et les influences que ces revendications et engagements ont apporté aux activités artistiques récentes, tant du côté des artistes que du côté des institutions accueillantes et soutenant ou non les nouvelles propositions.

Parce que les femmes n'avaient pas d'Histoire, les féministes ont valorisé leurs histoires. Ces expériences et expressions ont mis les différences à l'honneur, changé les normes, bouleversé les valeurs. Reconsidérant la constitution d'un héros, dénonçant le fond sexiste et raciste des concepts de neutralité et d'universalité. L'émancipation ayant entamé son travail, la femme longtemps perçue comme "l'autre" de et par les hommes, est vite devenue l'autre d'elle-même, une femme étant déjà plurielle, plusieurs personnalités, plusieurs possibilités d'êtres en devenir. Et ces plurielles sont à multiplier politiquement. Car si la prise de parole et la détermination au changement émanent des femmes blanches - en Europe et de manière très ostensible en Amérique du Nord - privilégiées et hétérosexuelles, les "autres" ne s'y retrouvent pas et n'en n'éprouvent aucun désir. La production de sens reste liée à la production du pouvoir. Les femmes "noires" (terme reprenant toutes les couleurs séparément ou confondues) et les lesbiennes veulent aussi avoir droit aux codes, à la visibilité, à la reconnaissance… Et il y a beaucoup de travail.

Certain(e)s artistes comme les féministes aiment analyser et questionner ouvertement les rapports de pouvoir et dé- ou re-tourner les sens. Ce que j'observe dans les mouvances féministes, c'est que cela continue sans fin; dès qu'une minorité se manifeste, elle sera entendue, dès qu'une structure se met en place, elle sera questionnée, critiquée. Changement et nouveauté sont réfléchis et amenés, non pas pour le changement ou la nouveauté, comme cela peut se produire dans le réseau artistique, mais pour être appliqués, pour fonctionner, pour améliorer. Le définitif a fait place au temporaire, les oppositions binaires sont fragmentées, métissées, augmentées… Et il y a beaucoup de travail.

Aujourd'hui, à l'aube du nouveau millénaire, le nombre d'artistes ne cesse de croître, et au vu et au su du monde, le nombre de femmes qui participent en tant qu'exposantes, curatrices, critiques, médiatrices est lui aussi croissant. L'activisme mené essentiellement en Amérique, dans les pays scandinaves et anglo-saxon, a fini par changer les mentalités. Le rapport hommes - femmes reste asymétrique. Le phallologocentrisme persiste. Ainsi la langue française garde des stigmates de dédain. Il est souvent désagréable d'être appelée ou de tomber dans la catégorie des artistes-femmes, les personnes concernées ne se sentant plus tout à fait femme ou pas vraiment artiste. Pour faire plus 'light', comme ces produits de consommation considérés comme trop nocifs mais incontournables, le terme Art Feminin a été introduit. Savez-vous a quoi répond cette catégorie là? Toutes les artistes seraient-elles en mesure de produire des signes plus féminins que tous les artistes? Et qui détermine ce qui est féminin et ce qui est masculin?

Construction sociale et culturelle, ce féminin [éternel!] imposerait à toutes les femmes, êtres biologiques, des standards de féminité, accentués du sous-entendu qu'ils sont naturels. Lisa Tickner (historienne de l'art, Grande-Bretagne) voit les choses autrement. Dans un article publié à l'occasion du colloque "Féminisme, art et histoire de l'art, ça, c'est une autre histoire" tenu a l'Ecole nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris en 1990, elle dit clairement que le débat qui a trait à la différence de sexe - à une catégorie structurante fondamentale d'expérience, de connaissance et de culture - est un débat essentiel. Mais la différence ne peut être acceptée telle quelle. Nous devrons peut-être insister sur notre identité à l'autre sexe là où l'on nous considère différentes, et sur notre différence là où l'on nous considère identiques1 Riet van der Linden (critique free lance, Pays-Bas) souligne, elle, le fait que l'augmentation du nombre de femmes dans certaines professions produit un effet de diminution du statut de celles-ci. Cela s'observe dans les arts libéraux autant que dans ceux que nous nommons toujours beaux. Pour preuve, van der Linden2 fait allusion au fait que Chris Dercon, directeur du Musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, qui avait exclusivement sélectionné des artistes femmes pour représenter les Pays-Bas à la Biennale de Venise en 1995, se questionnait aussi publiquement sur le rapport entre la marginalisation de l'art contemporain et la présence croissante et influente des femmes dans le monde de l'art. Il n'est pas le seul, j'ai été plusieurs fois apostrophée de la sorte, par quelque bonze bien placé: Oui, très bien, il y a de plus en plus de femmes qui désirent prendre part a[u festin de] l'art, et regarde, tout devient de plus en plus moche, petit, mou, anecdotique.

Il est vrai que quand les grands héros se déboulonnent, la débandade s'ensuit, et pourtant…Et pourtant le post-modernisme lui en a bien tiré parti de ce glissement des valeurs introduit par les femmes. Ainsi Marcia Tucker (directrice de musée, New York) annonçait, avec enthousiasme, que pour la première fois dans l'art occidental, au début des années 80 et en conséquence aux luttes féministes, les femmes sont devenues guides et non plus disciples. Elles sont les premières à faire l'usage du subjectif, de la voix personnelle, du contenu ouvertement politique, du mode du journal intime, de la performance comme autobiographie, du motif et du décoratif, des images de rêve et des pratiques mythiques ou rituelles en art, ainsi que de la dissolution des différences entre 'grand art' et 'art mineur'.3 Depuis, plusieurs artistes sont sorties de l'anonymat. "Tout le monde" connaît Sherman, Kruger, Horn, Goldin, qui travaillent sur l'identité sexuelle, ou Janssens, Tuerlinckx, les sœurs Martin, Plissart (les deux premières ne travaillant pas directement sur cette identité). Le tout est de ne pas sortir seule, comme un "phénomène" unique et rare. Pour la génération de Tucker les connotations restent cependant ambigües, femmes visibles resterait synonyme de femmes désobéissantes. En 1995, elle organise une exposition intitulée "Bad Girls"/ "Méchantes Filles", appréciée entre autres parce qu'elle présentait un aspect plus drôle, plus amusant de la condition des femmes, des lesbiennes, des gays, des queers. Et vertement critiquée aussi par Laura Cottingham (critique, organisatrice d'expositions, New York): souvent, on a eu l'impression que les œuvres et les artistes étaient traitées comme des bêtes de cirque dans une parade: assigner les femmes à une "différence" (les bêtes de cirque) et les forcer à se donner en spectacle (la parade) sont deux rôles vers lesquels le patriarcat pousse les femmes. Ainsi, le rire qui serait à l'origine de ces expositions est moins un rire de femmes unies dans la résistance qu'un gloussement d'excuse, moins un rire de complicité qu'un rire de moquerie.4 Il y a beaucoup de travail...

Ci-contre, la reproduction des "People Looking at Blood, Moffit", 1973, de l'artiste cubaine Ana Mendieta. Elle est alors âgée de 25 ans et ses performances et actions expérimentales explorent les tabous, la transgression, les sacrifices et les crimes commis sur le corps, le corps en tant que femme. Elle a étalé du sang et des viscères sur le trottoir, devant son appartement à Iowa, et photographié la manière dont les passants regardent cette empreinte. Pour Mendieta le sang possède un pouvoir magique très puissant. Elle extériorise ainsi quelque chose d'intériorisé, d'encapsulé, de vital et très vulnérable.

En avril de la même année, elle réalise une performance d'une confrontation épouvantable dans son appartement. "Rape"/"Viol". On peut comprendre qu'avant d'être apprivoisé l'art se retrouve marginalisé. On peut comprendre que les femmes-spectatrices n'aient pas envie de se considérer comme des victimes. Surtout dans une société qui véhicule l'image de femme parfaite éternellement jeune et dynamique, séductrice et mère de famille, à la taille de rêve et aux petits plats qui font le bonheur de leur mari. La société véhicule auprès des femmes des modèles de valorisation qui tendent a sublimer leur situation. Si ces images offrent un peu d'évasion, elles nuisent à la prise de conscience, étape pourtant nécessaire a toute forme d'émancipation.

La physicalité des œuvres, réalisées par certaines artistes, qu'elle soit criante, répugnante ou séduisante, est un des moyens utilisés afin de se situer dans la réalité et afin de dévoiler une facette de la condition "féminine" prise dans l'hégémonie blanche et hétérosexuelle. Ces formes sont à considérer comme des actions pour changer notre présent et le futur.

Véronique DANNEELS

 

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