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DE L'ESSAI
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ARAM
MEKHITARIAN1 |
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Lexicographies
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Il y a ce
qui d'emblée réclame comme définition le titre
d'"essai", au point de se voir attribuer la qualité
d'un genre. Que ce dernier soit sujet à discussions, que
sa définition soit incertaine, contradictoire, voire impossible,
cela n'empêche aucunement que son invocation qualifie une
série d'écrits. Un seul exemple suffira: "NRF
Essais est le pari ambitieux d'aider à la défense
et restauration d'un genre: l'essai" 2,
tout en précisant qu'il ne s'agit pas d'une collection dont
un principe unificateur viendrait signifier une école, une
institution. Présenté comme exercice de pensée,
"l'essai est une interrogation au sein de laquelle la question,
par les déplacements qu'elle opère, importe plus que
la réponse". Tout en retenant ce trait, le déplacement,
il faut aussitôt rappeler l'implicite qui, en sous-main, tire
sa ressource majeure en droit fil d'un seul ouvrage : Les Essais
de Montaigne.
La première
interrogation consiste donc à relever cette filiation, moins
dans sa réalité ou sa régularité - toutes
deux supposées, que dans l'imaginaire et l'écart qu'elle
signifie. En effet, il est indéniable que ce qui échappe
au 'genre', c'est la qualification synchrone d'une écriture
et d'un sujet : au "c'est moi que je peins", succède
en s'y opposant un "c'est moi qui pense", le ceci de cette
pensée se réduisant à l'égoïté
d'un point de vue isomorphe de tout autre point de vue.
Or, sans parcourir à nouveau, ici, tout le travail effectué
(qui court de Villey 3, Michel Butor à Jean Starobinski et
Louis Marin, et d'autres), ce qui constitue la qualité de
l'écriture des Essais, est moins la multiplicité des
thèmes abordés, que leur dispersion. Hugo Friedrich
remarque combien la lecture des uvres morales de Plutarque
a séduit par son écriture offrant déjà
les caractéristiques de celle de Montaigne : "
Plutarque aime à couper ses raisonnements d'images, de citations,
d'anecdotes, atteignant ainsi à une plasticité qui
porte mieux que l'idée. Il recourt à la dispersion
plutôt qu'à la concentration
il utilise de même
les styles les plus divers" 4.
Le trait du 'déplacement' se spécifie en même
temps que le 'genre' disparaît et qu'une 'forme' hybride de
plasticité vient contrebalancer le jugement, l'idée
: coupes, images, citations, dispersion, alternances et variations
de 'styles', dissimulation,
Rien qui ne puisse se résumer
à l'exposé pur et simple d'un déplacement de
questions sans réponses. Cette écriture plurielle
empêche donc que nous soit donnée l'aisance d'une temporalité
linéaire : plus exactement, c'est à un rhizome qu'elle
fait songer. Ce qui est décisif, c'est combien cette pluralité
tient à ce dont elle est la présentation : un cadre
pour une absence, celle d'un jeu entre le "je" et son
nom propre antonyme, le "Moi", soit toute la question
du portrait (- de l'autoportrait): "le pro-tractus, le pro
ou le pour-traict du réseau d'énonciation dont (
)
la caractéristique sémantique est sa virtualité,
sa latence et sa puissance toujours en-deçà des signes
et qui, en retour, la mettent en langage et en texte" 5.
Même à maintenir que ces Essais soient la marque d'une
'première fois', il n'en va dorénavant plus de ceux
qui se sont produits à partir de cette entame. Et cela ne
se peut, non selon une simple succession temporelle, mais selon
une structure d'énonciation. La question est donc bien celle
d'une filiation impossible: Les Essais sont sans équivalent,
ni avant, ni après. Que peut donc bien alors signifier un
'genre', même réduit au littéraire, qui perpétuerait
une entame à ce point singulière? Ne faut-il pas plutôt
déplacer l'accent vers l'un ou l'autre trait constitutif
de ces 'Essais', en gardant à chaque fois la réserve
d'une singularité et d'un pluriel, même dispersé,
au point que la signification du genre ayant disparue comme catégorie,
c'est à un montage d'écritures qu'il faille accorder
le processus de l'essai?
Il apparaît alors, explicitement, combien la pluralité
et la singularité se posent comme ceux parmi les traits qui
font écho à la dispersion, mais aussi à l'enjeu
d'une inscription. Cependant, malgré "l'entreglose"
affirmée, prendre Montaigne là où langue et
discours - selon Barthes - se distinguent, c'est en relever la dimension
politique 6. Il ne s'agit pas d'une licence revendiquée ou
accordée à du 'quelconque'. Le quelque 'que' importe
sa nécessité dans son propre traitement. Et la présentation
d'un "cadre pour une absence" ne réduit pas sa
portée à la signification d'une échappée
première, insondable, indicible, invisible. L'absent dont
il faut relever l'insistance se tient à un site, justement
improbable, mais qui transforme un possible, autrement dit, qui
décide d'un impossible: une fois le dé jeté,
Cette marque néanmoins ne se limite pas à un tel
geste. Plus exactement, si tel était le cas, l'on se trouverait
en présence d'une ébauche, la tentative confirmant
un état. L'ébauche emporte cependant plus d'un à
la confondre avec l'esquisse. En reprenant ce débat déjà
ancien 7, l'écart se précise. En effet, c'est moins
l'horizon d'un inachevé, voire d'un inachèvement rédhibitoire
(souhaité ou non, du sfumato et du non finito de Vinci, aux
'esclaves inachevés' de Michel-Ange), que l'inscription d'une
donne, une bonne fois pour toute, d'un concetto 8. Et celui-ci, comme
ce qui vient en premier lieu, précède le geste d'inscription,
mais ne se présente que lors d'une actualisation qui présente
en même temps ce rapport, tout en le reportant à une
place d'être "en dessous-de": le concetto est moins
ce qui est laissé en attente de réalisation (l'ébauche)
que ce qui se tient en retrait de ce qui se trace, s'esquisse: l'hypographè.
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Outlines
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Sans qu'il n'ait été nécessaire
d'examiner ici dans le détail les approches destinées
à définir la 'forme' de l'essai, une remarque s'impose
donc: de la dispersion retenue, entre autre, pour caractériser
les Essais, il n'y a pas à produire une quelconque continuité
ou juxtaposition d'intitulés divers pour constater que c'est
ailleurs que cette dispersion prend à rebours les tentatives
d'identification. Diderot en ses 'lettres' se réfère
expressément à Montaigne pour situer son recours à
cette 'forme' littéraire. La Lettre sur les aveugles s'achève
par un constat d'ignorance relative, en mettant les connaissances
humaines "dans la balance de Montaigne": "Car que
savons-nous? ce que c'est que la matière? nullement; ce que
c'est que l'esprit et la pensée? encore moins; ce que c'est
que le mouvement, l'espace et la durée? point du tout;
" 9.
Ce constat, que nous ne mettons pas au compte strict d'une précaution
rhétorique, n'empêche nullement que ce soit par l'entremise
de la clairvoyance des aveugles qu'une approche de cette "grande
raison" est proposée 10. Penser la matière, c'est
désigner la cécité comme lieu d'émergence
de son abstraction, au point de suggérer que c'est la matière
elle-même qui pense, et qu'en cela, la perte de la vue et
d'un genre de sensation n'offre aucun obstacle pour une pensée
"éveillée"
C'est donc une 'forme' qui se dissémine sans s'attacher
ni à un sujet, ni à un genre, ni à une seule
posture égocentrée. Que dire dès lors d'une
revendication régulière d'une telle forme ou d'un
tel genre pour qualifier un propos, une uvre, une inscription
(multiple) de soi? Si ni 'forme', ni 'genre' ne suffisent à
en rendre compte, c'est que l'écriture dont l'"essai
"relève suit plutôt une dynamique de dissémination
que d'identification. A cela il faut ajouter moins le trait hybride
d'une appartenance incertaine, que l'insistance d'une plasticité
elle-même problématique, d'abord dans les glissements
métaphoriques, ensuite dans la défiguration à
l'uvre (le pour-traict et son effet de retour), Blanchot parlerait
de désoeuvrement. C'est donc à la communauté
d'un partage déjà clos sur sa propre différence
que l'"essai", la "lettre", adressent et signifient
leurs "écarts": pas d'essai sans transformation
ni mise à l'essai (au banc autant qu'au salon) de cette inscription
du singulier pluriel : "Je me tiens à la rive" 11.
Ce n'est donc pas une théorie (une contemplation) qui engage
un rapport à l'essai, c'est une pratique elle-même
incertaine de ce qui s'y essaie à un dire, une présentation.
L'on retrouverait peut-être quelques accointances avec ce
que Sextus Empiricus nommait Hypotyposes. Le terme vaut moins pour
son rappel antique d'un scepticisme anti-dogmatique que par la résonance
explicitement plastique 12: la tentative - parfois philosophique
- se proposant comme enjeu l'esquisse de son propre pas, mais un
pas au-delà et/ou en-deçà du discours référentiel,
identificatoire, pour lequel le partage ne peut s'effectuer selon
le différentiel d'une production en cours : soit son objet
est pré-défini (en attente de définition ou
réputé inatteignable ne change rien à ceci),
soit le sujet est pré-supposé, même incomplet.
C'est donc d'une incomplétude singulière que l'"essai"se
fait l'écho, d'une justesse dont cependant aucun genre, aucune
forme, aucun objet, aucun sujet ne garantissent à eux seuls
la pertinence ou le ressort. Qu'en est-il donc d'une esquisse? Si
la différence passe entre l'ébauche (commencer/finir)
et l'esquisse (un 'toujours encore' relance le 'pas-déjà'),
c'est donc bien à une logique du concept que nous sommes
conviés. Or nul n'ignore combien la variance d'une telle
logique rebute les simplifications : la simplicité du processus
conceptuel interrompt tous les envols génériques.
De l'essai donc: retrait, retenue d'un pas esquissé, affirmation
de sa nécessité de ne pas s'en tenir à l'horizon
de son échappée. Est-ce autrement exposable que par
marginalités, abstractions, déplacements et partitions?
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1.
DOCTEUR EN PHILOSOPHIE
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2.
Eric Vigne, présentation de la collection "nrf essais"
insérée juste avant la liste des publications, dans
Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris,
Gallimard, 1995, in fine
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3.
Qui affirme qu'avant ceux de Montaigne, l'on ne trouve nulle mention
d'un tel intitulé, ni même, ajoute-t-il, de la "chose",
voir Les Essais de Montaigne, Paris, SFELT, 1946, p.7.
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4.
Hugo Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 84.
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5.
Louis Marin, L'écriture de soi, "C'est moi que je peins
De la figurabilité du moi chez Montaigne", Paris,
PUF, 1999, p.113.
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6.
Roland Barthes, uvres complètes, t.2, "Réflexions
sur un manuel", Paris, Le Seuil, 1994, p. 1244.
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7.
Débat qui se tient entre 'finir sans avoir commencé'
et 'commencer sans finir', voir Daniel Charles, " Ebauche (brève)
d'une poétique de l'ébauche', Corps écrit,
30, "L'ébauche", PUF, 1989, pp. 9-17.
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8.
Ce qui au contraire de l'ébauche ne se peut sans la grazia
et surtout sans l'ingenio, indiquant nettement l'écart entre
"l'art" qui s'apprend et le talent inné du génie.
Voir Florence Vuilleumier, "Les conceptismes", Histoire
de la rhétorique dans l'Europe moderne, 1450-1950, dir. Marc
Fumaroli, Paris, Puf, 1999, pp. 517-537. C'est bien sûr à
un écart autre que nous pensons en déplaçant
la portée du 'concept' et de l'esquisse-schize, des conceptismes
à la logique du concept, entre les conceit et concept anglais,
et au-delà, à partir et vers la 'pointe', le 'trait
d'esprit', chers autant à Gracian ou Tesauro qu'à
Freud (voir e.a. Emanuele Tesauro, La métaphore baroque,
extraits du Cannocchiale aristotelico, présentés,
traduits et commentés par Yves Hersant, Paris, Le Seuil,
2001), tout en n'y opposant justement pas simplement "les catégories
formelles", comme le propose T. W. Adorno, Théorie esthétique,
Paris, Klincksieck, 1995, p. 24. L'uvre de Dan Graham (e.a.
Performer/audience sequence (1975) - performance et texte -) interroge
cette illusoire limite d'une autonomie formelle tant de "l'art"
que du "jugement", Ma position,
Villeurbanne, Presses du réel, 1992, p. 123 sq.
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9.
Denis Diderot, uvres complètes, Paris, Hermann, DPV,
tome IV, 1978, p. 72. On peut ajouter que par ailleurs Diderot place
l'il de l'artiste " suspendu entre la nature et l'ébauche
", comme le rappelle encore Marie-Anne Lescouret, Introduction
à l'esthétique, Paris, Flammarion, 2002, p. 111 sq.
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10.
Denis Diderot, uvres complètes, op. cit., DPV, IV,
p. 28. Voir aussi J. Locke, Essai philosophique concernant l'entendement
humain, IV, III, § 6, trad. Coste (1755), Paris, Vrin, 1972,
pp. 440-449.
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11.
Montaigne, Essais, I, 50. C'est de cette "rive" que résonne
le "parler-avec" tel que Jean-Luc Nancy l'aborde : "'parler
avec' comme l'entretien et le conatus d'un être-exposé
qui n'expose aucun secret, sinon son exposition même",
Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 116.
Economie du Bei sich, de la disposition, et non de la composition.
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12.
D'une manière générale dès que le motif
du tupos est situé par rapport à la " fonction
" et au contexte de son émergence, c'est bien plus qu'une
levée lexicale qui s'annonce. Outre sa propre équivocité,
il y a un champ de l'empreinte, de l'incision, du toucher et de
la façon qui nuance et spécifie sa signification.
D'autres "traces" prennent le relais : sphragis, ekmageion,
ichnos, hupographè Voir notre Emergences du tupos chez Platon,
(à paraître).
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