Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 15
 
 
DE L'ESSAI : 0,001
ARAM MEKHITARIAN1
 

Lexicographies

 

Il y a ce qui d'emblée réclame comme définition le titre d'"essai", au point de se voir attribuer la qualité d'un genre. Que ce dernier soit sujet à discussions, que sa définition soit incertaine, contradictoire, voire impossible, cela n'empêche aucunement que son invocation qualifie une série d'écrits. Un seul exemple suffira: "NRF Essais est le pari ambitieux d'aider à la défense et restauration d'un genre: l'essai" 2, tout en précisant qu'il ne s'agit pas d'une collection dont un principe unificateur viendrait signifier une école, une institution. Présenté comme exercice de pensée, "l'essai est une interrogation au sein de laquelle la question, par les déplacements qu'elle opère, importe plus que la réponse". Tout en retenant ce trait, le déplacement, il faut aussitôt rappeler l'implicite qui, en sous-main, tire sa ressource majeure en droit fil d'un seul ouvrage : Les Essais de Montaigne.

La première interrogation consiste donc à relever cette filiation, moins dans sa réalité ou sa régularité - toutes deux supposées, que dans l'imaginaire et l'écart qu'elle signifie. En effet, il est indéniable que ce qui échappe au 'genre', c'est la qualification synchrone d'une écriture et d'un sujet : au "c'est moi que je peins", succède en s'y opposant un "c'est moi qui pense", le ceci de cette pensée se réduisant à l'égoïté d'un point de vue isomorphe de tout autre point de vue.

Or, sans parcourir à nouveau, ici, tout le travail effectué (qui court de Villey 3, Michel Butor à Jean Starobinski et Louis Marin, et d'autres), ce qui constitue la qualité de l'écriture des Essais, est moins la multiplicité des thèmes abordés, que leur dispersion. Hugo Friedrich remarque combien la lecture des Œuvres morales de Plutarque a séduit par son écriture offrant déjà les caractéristiques de celle de Montaigne : "… Plutarque aime à couper ses raisonnements d'images, de citations, d'anecdotes, atteignant ainsi à une plasticité qui porte mieux que l'idée. Il recourt à la dispersion plutôt qu'à la concentration … il utilise de même les styles les plus divers" 4.

Le trait du 'déplacement' se spécifie en même temps que le 'genre' disparaît et qu'une 'forme' hybride de plasticité vient contrebalancer le jugement, l'idée : coupes, images, citations, dispersion, alternances et variations de 'styles', dissimulation,… Rien qui ne puisse se résumer à l'exposé pur et simple d'un déplacement de questions sans réponses. Cette écriture plurielle empêche donc que nous soit donnée l'aisance d'une temporalité linéaire : plus exactement, c'est à un rhizome qu'elle fait songer. Ce qui est décisif, c'est combien cette pluralité tient à ce dont elle est la présentation : un cadre pour une absence, celle d'un jeu entre le "je" et son nom propre antonyme, le "Moi", soit toute la question du portrait (- de l'autoportrait): "le pro-tractus, le pro ou le pour-traict du réseau d'énonciation dont (…) la caractéristique sémantique est sa virtualité, sa latence et sa puissance toujours en-deçà des signes et qui, en retour, la mettent en langage et en texte" 5.

Même à maintenir que ces Essais soient la marque d'une 'première fois', il n'en va dorénavant plus de ceux qui se sont produits à partir de cette entame. Et cela ne se peut, non selon une simple succession temporelle, mais selon une structure d'énonciation. La question est donc bien celle d'une filiation impossible: Les Essais sont sans équivalent, ni avant, ni après. Que peut donc bien alors signifier un 'genre', même réduit au littéraire, qui perpétuerait une entame à ce point singulière? Ne faut-il pas plutôt déplacer l'accent vers l'un ou l'autre trait constitutif de ces 'Essais', en gardant à chaque fois la réserve d'une singularité et d'un pluriel, même dispersé, au point que la signification du genre ayant disparue comme catégorie, c'est à un montage d'écritures qu'il faille accorder le processus de l'essai?

Il apparaît alors, explicitement, combien la pluralité et la singularité se posent comme ceux parmi les traits qui font écho à la dispersion, mais aussi à l'enjeu d'une inscription. Cependant, malgré "l'entreglose" affirmée, prendre Montaigne là où langue et discours - selon Barthes - se distinguent, c'est en relever la dimension politique 6. Il ne s'agit pas d'une licence revendiquée ou accordée à du 'quelconque'. Le quelque 'que' importe sa nécessité dans son propre traitement. Et la présentation d'un "cadre pour une absence" ne réduit pas sa portée à la signification d'une échappée première, insondable, indicible, invisible. L'absent dont il faut relever l'insistance se tient à un site, justement improbable, mais qui transforme un possible, autrement dit, qui décide d'un impossible: une fois le dé jeté,…

Cette marque néanmoins ne se limite pas à un tel geste. Plus exactement, si tel était le cas, l'on se trouverait en présence d'une ébauche, la tentative confirmant un état. L'ébauche emporte cependant plus d'un à la confondre avec l'esquisse. En reprenant ce débat déjà ancien 7, l'écart se précise. En effet, c'est moins l'horizon d'un inachevé, voire d'un inachèvement rédhibitoire (souhaité ou non, du sfumato et du non finito de Vinci, aux 'esclaves inachevés' de Michel-Ange), que l'inscription d'une donne, une bonne fois pour toute, d'un concetto 8. Et celui-ci, comme ce qui vient en premier lieu, précède le geste d'inscription, mais ne se présente que lors d'une actualisation qui présente en même temps ce rapport, tout en le reportant à une place d'être "en dessous-de": le concetto est moins ce qui est laissé en attente de réalisation (l'ébauche) que ce qui se tient en retrait de ce qui se trace, s'esquisse: l'hypographè.

 

Outlines

 

Sans qu'il n'ait été nécessaire d'examiner ici dans le détail les approches destinées à définir la 'forme' de l'essai, une remarque s'impose donc: de la dispersion retenue, entre autre, pour caractériser les Essais, il n'y a pas à produire une quelconque continuité ou juxtaposition d'intitulés divers pour constater que c'est ailleurs que cette dispersion prend à rebours les tentatives d'identification. Diderot en ses 'lettres' se réfère expressément à Montaigne pour situer son recours à cette 'forme' littéraire. La Lettre sur les aveugles s'achève par un constat d'ignorance relative, en mettant les connaissances humaines "dans la balance de Montaigne": "Car que savons-nous? ce que c'est que la matière? nullement; ce que c'est que l'esprit et la pensée? encore moins; ce que c'est que le mouvement, l'espace et la durée? point du tout; …" 9. Ce constat, que nous ne mettons pas au compte strict d'une précaution rhétorique, n'empêche nullement que ce soit par l'entremise de la clairvoyance des aveugles qu'une approche de cette "grande raison" est proposée 10. Penser la matière, c'est désigner la cécité comme lieu d'émergence de son abstraction, au point de suggérer que c'est la matière elle-même qui pense, et qu'en cela, la perte de la vue et d'un genre de sensation n'offre aucun obstacle pour une pensée "éveillée"…

C'est donc une 'forme' qui se dissémine sans s'attacher ni à un sujet, ni à un genre, ni à une seule posture égocentrée. Que dire dès lors d'une revendication régulière d'une telle forme ou d'un tel genre pour qualifier un propos, une œuvre, une inscription (multiple) de soi? Si ni 'forme', ni 'genre' ne suffisent à en rendre compte, c'est que l'écriture dont l'"essai "relève suit plutôt une dynamique de dissémination que d'identification. A cela il faut ajouter moins le trait hybride d'une appartenance incertaine, que l'insistance d'une plasticité elle-même problématique, d'abord dans les glissements métaphoriques, ensuite dans la défiguration à l'œuvre (le pour-traict et son effet de retour), Blanchot parlerait de désoeuvrement. C'est donc à la communauté d'un partage déjà clos sur sa propre différence que l'"essai", la "lettre", adressent et signifient leurs "écarts": pas d'essai sans transformation ni mise à l'essai (au banc autant qu'au salon) de cette inscription du singulier pluriel : "Je me tiens à la rive" 11.

Ce n'est donc pas une théorie (une contemplation) qui engage un rapport à l'essai, c'est une pratique elle-même incertaine de ce qui s'y essaie à un dire, une présentation. L'on retrouverait peut-être quelques accointances avec ce que Sextus Empiricus nommait Hypotyposes. Le terme vaut moins pour son rappel antique d'un scepticisme anti-dogmatique que par la résonance explicitement plastique 12: la tentative - parfois philosophique - se proposant comme enjeu l'esquisse de son propre pas, mais un pas au-delà et/ou en-deçà du discours référentiel, identificatoire, pour lequel le partage ne peut s'effectuer selon le différentiel d'une production en cours : soit son objet est pré-défini (en attente de définition ou réputé inatteignable ne change rien à ceci), soit le sujet est pré-supposé, même incomplet.

C'est donc d'une incomplétude singulière que l'"essai"se fait l'écho, d'une justesse dont cependant aucun genre, aucune forme, aucun objet, aucun sujet ne garantissent à eux seuls la pertinence ou le ressort. Qu'en est-il donc d'une esquisse? Si la différence passe entre l'ébauche (commencer/finir) et l'esquisse (un 'toujours encore' relance le 'pas-déjà'), c'est donc bien à une logique du concept que nous sommes conviés. Or nul n'ignore combien la variance d'une telle logique rebute les simplifications : la simplicité du processus conceptuel interrompt tous les envols génériques.

De l'essai donc: retrait, retenue d'un pas esquissé, affirmation de sa nécessité de ne pas s'en tenir à l'horizon de son échappée. Est-ce autrement exposable que par marginalités, abstractions, déplacements et partitions?

 

1. DOCTEUR EN PHILOSOPHIE
RETOUR

2. Eric Vigne, présentation de la collection "nrf essais" insérée juste avant la liste des publications, dans Ian Kershaw, Hitler. Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, 1995, in fine
RETOUR

3. Qui affirme qu'avant ceux de Montaigne, l'on ne trouve nulle mention d'un tel intitulé, ni même, ajoute-t-il, de la "chose", voir Les Essais de Montaigne, Paris, SFELT, 1946, p.7.
RETOUR

4. Hugo Friedrich, Montaigne, Paris, Gallimard, 1968, p. 84.
RETOUR

5. Louis Marin, L'écriture de soi, "C'est moi que je peins …De la figurabilité du moi chez Montaigne", Paris, PUF, 1999, p.113.
RETOUR

6. Roland Barthes, Œuvres complètes, t.2, "Réflexions sur un manuel", Paris, Le Seuil, 1994, p. 1244.
RETOUR

7. Débat qui se tient entre 'finir sans avoir commencé' et 'commencer sans finir', voir Daniel Charles, " Ebauche (brève) d'une poétique de l'ébauche', Corps écrit, 30, "L'ébauche", PUF, 1989, pp. 9-17.

RETOUR

8. Ce qui au contraire de l'ébauche ne se peut sans la grazia et surtout sans l'ingenio, indiquant nettement l'écart entre "l'art" qui s'apprend et le talent inné du génie. Voir Florence Vuilleumier, "Les conceptismes", Histoire de la rhétorique dans l'Europe moderne, 1450-1950, dir. Marc Fumaroli, Paris, Puf, 1999, pp. 517-537. C'est bien sûr à un écart autre que nous pensons en déplaçant la portée du 'concept' et de l'esquisse-schize, des conceptismes à la logique du concept, entre les conceit et concept anglais, et au-delà, à partir et vers la 'pointe', le 'trait d'esprit', chers autant à Gracian ou Tesauro qu'à Freud (voir e.a. Emanuele Tesauro, La métaphore baroque, extraits du Cannocchiale aristotelico, présentés, traduits et commentés par Yves Hersant, Paris, Le Seuil, 2001), tout en n'y opposant justement pas simplement "les catégories formelles", comme le propose T. W. Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincksieck, 1995, p. 24. L'œuvre de Dan Graham (e.a. Performer/audience sequence (1975) - performance et texte -) interroge cette illusoire limite d'une autonomie formelle tant de "l'art" que du "jugement", Ma position,
Villeurbanne, Presses du réel, 1992, p. 123 sq.
RETOUR

9. Denis Diderot, Œuvres complètes, Paris, Hermann, DPV, tome IV, 1978, p. 72. On peut ajouter que par ailleurs Diderot place l'œil de l'artiste " suspendu entre la nature et l'ébauche ", comme le rappelle encore Marie-Anne Lescouret, Introduction à l'esthétique, Paris, Flammarion, 2002, p. 111 sq.
RETOUR

10. Denis Diderot, Œuvres complètes, op. cit., DPV, IV, p. 28. Voir aussi J. Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, IV, III, § 6, trad. Coste (1755), Paris, Vrin, 1972, pp. 440-449.
RETOUR

11. Montaigne, Essais, I, 50. C'est de cette "rive" que résonne le "parler-avec" tel que Jean-Luc Nancy l'aborde : "'parler avec' comme l'entretien et le conatus d'un être-exposé qui n'expose aucun secret, sinon son exposition même", Être singulier pluriel, Paris, Galilée, 1996, p. 116. Economie du Bei sich, de la disposition, et non de la composition.
RETOUR

12. D'une manière générale dès que le motif du tupos est situé par rapport à la " fonction " et au contexte de son émergence, c'est bien plus qu'une levée lexicale qui s'annonce. Outre sa propre équivocité, il y a un champ de l'empreinte, de l'incision, du toucher et de la façon qui nuance et spécifie sa signification.
D'autres "traces" prennent le relais : sphragis, ekmageion, ichnos, hupographè Voir notre Emergences du tupos chez Platon,
(à paraître).
RETOUR

 

| Accueil | Sommaire n°15 |