L'éditeur
comme partenaire artistique et entrepreneur culturel
Ce qui nous frappe et nous touche dans la sensibilité de
la plupart de ces artistes, c'est leur implication citoyenne: ni
commissaires du peuple ni génies singuliers et hautains,
ils remplissent une fonction prophylactique d'agitation sociale
des plus salutaires en ces temps de simulacre et de cynisme. L'art
contemporain est plus que jamais dans la rue, il s'invite chez nous,
il nous prend par la main et nous engage à reprendre pied
dans nos existences chavirées par un trop plein d'information
qui ne peut plus informer, de communication qui ne communique plus
rien, de sens moral qui se révèle purement cosmétique
à l'usage, de culture que les industries du loisir et du
tourisme ont à ce point instrumentalisée qu'elle s'en
trouve dévitalisée.
C'est ce travail roboratif des artistes, des écrivains, des
poètes qu'une maison d'édition comme La Lettre volée
se donne pour mission de faire connaître. Car nous sommes
convaincus que la défiance, le rejet ou l'indifférence
à l'égard de l'art contemporain est un pur effet de
méconnaissance. Or ce n'est pas aux artistes à galvauder
leur travail exigeant mais au public de faire l'effort de curiosité
et d'information pour entendre la parole de ces artistes. Malheureusement,
on ne le sait que trop bien, les compétences culturelles
qui devraient permettre au plus grand nombre d'apprécier
la création contemporaine qui requiert, il est vrai, quelques
clés, ne sont pas dispensées par l'État. C'est
ainsi que des associations comme la nôtre en viennent à
suppléer l'État en matière d'éducation
artistique, sans obtenir des pouvoirs publics la reconnaissance
attendue. C'est que les éditeurs continuent indistinctement
à être assimilés à des marchands sans
voir que les éditeurs que je qualifie ici d'"art et
d'essai", afin de les distinguer de confrères éditeurs
dont le projet éditorial diffère à ce point
qu'ils n'ont en commun que de produire des objets appelés
livres, sont avant toute chose des entrepreneurs culturels sans
qui la pratique et la création artistique seraient extrêmement
difficiles, et la participation culturelle, un slogan raci pour
meetings politiques désertés.
Pertinence
et postérité de l'essai sur l'art
L'essai est l'objet d'un discrédit certain auprès
des savants qui lui trouvent un air de futilité, quelque
chose de léger et d'approximatif, d'anecdotique et d'impressionniste
fort peu compatible avec le supposé sérieux académique.
Nous avons néanmoins choisi de construire notre projet éditorial
autour d'une épine dorsale constituée par l'essai
sur l'art, présent à travers différentes collections
("essais", "palimpsestes", "singularités",
etc.). Cette défiance du savant à l'égard de
l'essayisme tient pour une part dans l'idée que l'essai convertirait,
voire pervertirait, dans la sphère littéraire ce qui
ressortit au domaine de la science. Rien à voir pourtant
avec le processus de vulgarisation dont la finalité didactique
demeure subordonnée à la légitimité
de la science. L'essai, en revanche, ressortirait davantage au registre
esthétique qu'au registre savant. La question qui se pose
alors est de savoir quelle modalité de la science on oppose
ainsi à l'essai, avec pour arrière-plan épistémique
le processus historique, apparemment irréversible, de la
spécialisation et de la séparation des sphères
scientifique et esthétique, propres à la modernité.
Il faut par ailleurs reconnaître qu'on qualifie quelquefois
d'essais, comme par défaut, des textes dont le registre demeure
imprécis ou ambigu (au regard du récit ou du roman,
dans le domaine littéraire, ou du traité et du manuel
dans le domaine scientifique, par exemple), comme si toute collection
de textes non narratifs en prose pouvait être amalgamée
à l'essai. Imprécision du genre, impressionnisme du
propos ; voilà deux assertions qui méritent assurément
qu'on s'interroge, sinon sur la genèse philologique, du moins
sur la spécificité générique de l'essai,
dans ses rapports à l'art et à la science, ce qui
pourrait s'avérer éclairant pour appréhender
l'essai sur l'art.
Une partition désormais classique des activités humaines
assigne à l'art la fonction syntaxique d'établir des
rapports formels entre signes, et à la science la fonction
sémantique d'établir des rapports formels entre concepts,
c'est-à-dire qu'elle oppose la rhétorique à
la logique. On ne peut pourtant manquer de penser que la littérature
et l'art modernes procèdent aussi, à leur manière,
d'un mode de connaissance du monde qui partage avec les sciences
humaines le recours à l'observation, à l'expérimentation
et à une certaine forme de modélisation. Là
où l'art propose des histoires exemplaires - pas foncièrement
étrangères au types-idéaux ni aux récits
de vie des sociologues -, les sciences de l'Homme procéderaient
par généralisations abstraites. À l'encontre
d'une vision positiviste de la science qui postule l'existence du
monde indépendant de la perception qu'on peut en avoir et
dont le sens serait tributaire de régularités statistiques
ayant force de lois, on pourrait pourtant avancer, sans sombrer
pour autant dans une quelconque quête primitive, originelle
et fusionnelle des activités humaines, que l'art tout comme
la science contribuent à la connaissance de l'homme en s'essayant
à la vie. L'essai substitue donc à l'esprit positiviste
et scientiste qui subordonne l'expérience au concept, une
tentative nécessairement fragmentaire et provisoire de rapporter
le concept à l'expérience personnelle et historique
qui la fonde, c'est-à-dire précisément à
la culture.
Cette conscience de l'ancrage culturel des concepts dans le langage
est le matériau de l'essai qui, à partir de la tradition
humaniste des Adages d'Érasme et des Essais de Montaigne,
sont autant de commentaires de lieux communs qui structurent le
monde, et c'est en articulant entre eux ces loci communes que l'homme
s'inscrit dans le monde et se donne les outils pour le penser en
déambulant, comme le fait encore Walter Benjamin. Comme le
dit Adorno dans un texte magistral sur "l'essai comme forme"
qui ouvre ses Notes sur la littérature, "celui qui pense
(
) fait de lui-même le théâtre de l'expérience
intellectuelle, sans l'effilocher. Alors même qu'elle tire
de cette expérience ses impulsions, la pensée traditionnelle
(
) en élimine le souvenir. Mais l'essai, en revanche,
la choisit comme modèle, sans se contenter de l'imiter comme
une forme réfléchie ; il la médiatise par sa
propre organisation intellectuelle." L'intuition fondamentale
d'Adorno réside aussi dans l'idée que l'homme n'est
foncièrement créateur, qu'il s'accomode et réaménage
du déjà-là, du déjà-dit. Contre
l'illusion d'un monde objectif que postule le positivisme comme
contre l'idée d'un étant originel que recherche la
métaphysique, Adorno établit qu'il n'est rien dans
notre monde socialisé qui ne soit médiatisé
par la culture, pas même la nature, suivant en cela les préceptes
de la modernité baudelairienne. La posture intellectuelle
qui assume au mieux cette condition proprement moderne est dès
lors celle de l'essai qui incarne la pensée critique. La
réflexivité, fondée sur cette surconscience
de l'ancrage culturel des concepts, devient alors la condition d'intelligibilité
du monde, et fonde pareillement le projet compréhensif des
sciences humaines et le projet de la modernité esthétique,
de Baudelaire, Musil, Kafka
à Duchamp, Cage, Godard
Ce n'est donc pas de la validité apodictique de la définition
préalable et de l'esprit cartésien de simplification
et de son souci d'exhaustivité que l'essai tire sa vérité,
mais bien plutôt de la fécondité de ses configurations
nouvelles qui se tissent dans l'expérience intellectuelle.
Ce que réfute l'essai, suivant Adorno, c'est essentiellement
la prétention analytique à l'exhaustivité analytique
qui procède par découpage a priori du complexe en
autant d'unités élémentaires et simples que
l'on peut reconstruire comme les pièces d'une mécanique.
La discontinuité, chère à Adorno, se trouve
pour lui intimement caractériser l'essai, qui épouse
les inflexions de la pensée dont la marche renvoie non pas
à l'objet mais à elle-même tournant et retournant
cet objet sous sa lumière. La démarche méthodiquement
non méthodique propre à l'essai comme forme serait
alors l'intention tâtonnante qui a plus à voir avec
l'herméneutique qu'avec l'inventaire et le classement nominalistes.
Car le cadre épistémique de l'essai est celui de la
discontinuité ou de la non-identité de la chose et
de sa présentation, suivant la formule de Magritte : Ceci
n'est pas une pipe.
Pour conclure, forcément à titre provisoire s'agissant
de l'essai comme forme symbolique, il me paraît que, loin
de s'opposer à l'expression d'une pensée scientifique,
l'essai rejoint une certaine forme de pensée expérimentale,
comme le pense Max Bense, philosophe des sciences qui aura inspiré
certaines de ses idées à Adorno. L'essai a aussi des
affinités procédurales avec la création artistique
moderne et contemporaine, dont les conditions d'expression sont
nécessairement expérimentales et réflexives
suite à l'autonomisation consommée de la sphère
artistique et la déconstruction des concepts d'art et de
culture par les artistes eux-mêmes. Cette analogie n'autorise
nullement à confondre l'essai comme forme et la création
artistique dont les moyens et les finalités divergent, elle
peut néanmoins aider à comprendre pourquoi les artistes
de la modernité esthétique ont recouru à ce
mode d'écriture et pourquoi l'essai sur l'art a joué
un rôle indéniable dans la formation des théories
esthétiques modernes. Mais ceci est peut-être une autre
histoire
|