Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 15
 
 
POUR LA RECONNAISSANCE DE L'ÉDITION D'ART ET D'ESSAI
DANIEL VANDER GUCHT1
 

LA LETTRE VOLÉE EST NÉE DE LA FRUSTRATION DE SES FONDATEURS DE NE PAS TROUVER D'ÉDITEUR POUR UN CERTAIN NOMBRE DE TEXTES DE GRANDE QUALITÉ SUSCEPTIBLES D'OFFRIR DES CLÉS DE LECTURE DE CET ART CONTEMPORAIN QU'ON PRÉTEND HERMÉTIQUE ET DE COMPRÉHENSION DES ENJEUX ÉTHIQUES ET ESTHÉTIQUES DE LA CULTURE CONTEMPORAINE. CES TEXTES ÉTAIENT DÛS À LA PLUME D'AUTEURS CHEVRONNÉS OU AVAIENT DÉJÀ ACCÉDÉ AU RANG DE CLASSIQUES DANS LEUR LANGUE D'ORIGINE SANS QU'AUCUN ÉDITEUR FRANCOPHONE NE S'AVISE DE LES TRADUIRE EN FRANÇAIS. CETTE MAISON D'ÉDITION A DONC ÉTÉ CRÉÉE IL Y A UN PEU PLUS DE DIX ANS AVEC L'AMBITION DE RENFORCER LES PONTS ENTRE CRÉATION ARTISTIQUE, LITTÉRAIRE ET POÉTIQUE ET RÉFLEXION SOCIOLOGIQUE, PHILOSOPHIQUE ET PSYCHANALYTIQUE. L'ART EST CERTES DISPENSATEUR D'ÉMOTIONS, IL N'EN DEMEURE PAS MOINS LANGAGE ET PENSÉE. C'EST À L'ÉTABLISSEMENT DE CES CONNEXIONS QUE S'ATTACHE LA LETTRE VOLÉE, QUI FAIT PAR AILLEURS AUSSI OFFICE D'ESPACE D'EXPOSITION ET DE LIEU DE PRODUCTION DE MULTIPLES POUR DES ARTISTES CONTEMPORAINS.

 
 

L'éditeur comme partenaire artistique et entrepreneur culturel


Ce qui nous frappe et nous touche dans la sensibilité de la plupart de ces artistes, c'est leur implication citoyenne: ni commissaires du peuple ni génies singuliers et hautains, ils remplissent une fonction prophylactique d'agitation sociale des plus salutaires en ces temps de simulacre et de cynisme. L'art contemporain est plus que jamais dans la rue, il s'invite chez nous, il nous prend par la main et nous engage à reprendre pied dans nos existences chavirées par un trop plein d'information qui ne peut plus informer, de communication qui ne communique plus rien, de sens moral qui se révèle purement cosmétique à l'usage, de culture que les industries du loisir et du tourisme ont à ce point instrumentalisée qu'elle s'en trouve dévitalisée.
C'est ce travail roboratif des artistes, des écrivains, des poètes qu'une maison d'édition comme La Lettre volée se donne pour mission de faire connaître. Car nous sommes convaincus que la défiance, le rejet ou l'indifférence à l'égard de l'art contemporain est un pur effet de méconnaissance. Or ce n'est pas aux artistes à galvauder leur travail exigeant mais au public de faire l'effort de curiosité et d'information pour entendre la parole de ces artistes. Malheureusement, on ne le sait que trop bien, les compétences culturelles qui devraient permettre au plus grand nombre d'apprécier la création contemporaine qui requiert, il est vrai, quelques clés, ne sont pas dispensées par l'État. C'est ainsi que des associations comme la nôtre en viennent à suppléer l'État en matière d'éducation artistique, sans obtenir des pouvoirs publics la reconnaissance attendue. C'est que les éditeurs continuent indistinctement à être assimilés à des marchands sans voir que les éditeurs que je qualifie ici d'"art et d'essai", afin de les distinguer de confrères éditeurs dont le projet éditorial diffère à ce point qu'ils n'ont en commun que de produire des objets appelés livres, sont avant toute chose des entrepreneurs culturels sans qui la pratique et la création artistique seraient extrêmement difficiles, et la participation culturelle, un slogan raci pour meetings politiques désertés.

Pertinence et postérité de l'essai sur l'art


L'essai est l'objet d'un discrédit certain auprès des savants qui lui trouvent un air de futilité, quelque chose de léger et d'approximatif, d'anecdotique et d'impressionniste fort peu compatible avec le supposé sérieux académique. Nous avons néanmoins choisi de construire notre projet éditorial autour d'une épine dorsale constituée par l'essai sur l'art, présent à travers différentes collections ("essais", "palimpsestes", "singularités", etc.). Cette défiance du savant à l'égard de l'essayisme tient pour une part dans l'idée que l'essai convertirait, voire pervertirait, dans la sphère littéraire ce qui ressortit au domaine de la science. Rien à voir pourtant avec le processus de vulgarisation dont la finalité didactique demeure subordonnée à la légitimité de la science. L'essai, en revanche, ressortirait davantage au registre esthétique qu'au registre savant. La question qui se pose alors est de savoir quelle modalité de la science on oppose ainsi à l'essai, avec pour arrière-plan épistémique le processus historique, apparemment irréversible, de la spécialisation et de la séparation des sphères scientifique et esthétique, propres à la modernité.
Il faut par ailleurs reconnaître qu'on qualifie quelquefois d'essais, comme par défaut, des textes dont le registre demeure imprécis ou ambigu (au regard du récit ou du roman, dans le domaine littéraire, ou du traité et du manuel dans le domaine scientifique, par exemple), comme si toute collection de textes non narratifs en prose pouvait être amalgamée à l'essai. Imprécision du genre, impressionnisme du propos ; voilà deux assertions qui méritent assurément qu'on s'interroge, sinon sur la genèse philologique, du moins sur la spécificité générique de l'essai, dans ses rapports à l'art et à la science, ce qui pourrait s'avérer éclairant pour appréhender l'essai sur l'art.
Une partition désormais classique des activités humaines assigne à l'art la fonction syntaxique d'établir des rapports formels entre signes, et à la science la fonction sémantique d'établir des rapports formels entre concepts, c'est-à-dire qu'elle oppose la rhétorique à la logique. On ne peut pourtant manquer de penser que la littérature et l'art modernes procèdent aussi, à leur manière, d'un mode de connaissance du monde qui partage avec les sciences humaines le recours à l'observation, à l'expérimentation et à une certaine forme de modélisation. Là où l'art propose des histoires exemplaires - pas foncièrement étrangères au types-idéaux ni aux récits de vie des sociologues -, les sciences de l'Homme procéderaient par généralisations abstraites. À l'encontre d'une vision positiviste de la science qui postule l'existence du monde indépendant de la perception qu'on peut en avoir et dont le sens serait tributaire de régularités statistiques ayant force de lois, on pourrait pourtant avancer, sans sombrer pour autant dans une quelconque quête primitive, originelle et fusionnelle des activités humaines, que l'art tout comme la science contribuent à la connaissance de l'homme en s'essayant à la vie. L'essai substitue donc à l'esprit positiviste et scientiste qui subordonne l'expérience au concept, une tentative nécessairement fragmentaire et provisoire de rapporter le concept à l'expérience personnelle et historique qui la fonde, c'est-à-dire précisément à la culture.
Cette conscience de l'ancrage culturel des concepts dans le langage est le matériau de l'essai qui, à partir de la tradition humaniste des Adages d'Érasme et des Essais de Montaigne, sont autant de commentaires de lieux communs qui structurent le monde, et c'est en articulant entre eux ces loci communes que l'homme s'inscrit dans le monde et se donne les outils pour le penser en déambulant, comme le fait encore Walter Benjamin. Comme le dit Adorno dans un texte magistral sur "l'essai comme forme" qui ouvre ses Notes sur la littérature, "celui qui pense (…) fait de lui-même le théâtre de l'expérience intellectuelle, sans l'effilocher. Alors même qu'elle tire de cette expérience ses impulsions, la pensée traditionnelle (…) en élimine le souvenir. Mais l'essai, en revanche, la choisit comme modèle, sans se contenter de l'imiter comme une forme réfléchie ; il la médiatise par sa propre organisation intellectuelle." L'intuition fondamentale d'Adorno réside aussi dans l'idée que l'homme n'est foncièrement créateur, qu'il s'accomode et réaménage du déjà-là, du déjà-dit. Contre l'illusion d'un monde objectif que postule le positivisme comme contre l'idée d'un étant originel que recherche la métaphysique, Adorno établit qu'il n'est rien dans notre monde socialisé qui ne soit médiatisé par la culture, pas même la nature, suivant en cela les préceptes de la modernité baudelairienne. La posture intellectuelle qui assume au mieux cette condition proprement moderne est dès lors celle de l'essai qui incarne la pensée critique. La réflexivité, fondée sur cette surconscience de l'ancrage culturel des concepts, devient alors la condition d'intelligibilité du monde, et fonde pareillement le projet compréhensif des sciences humaines et le projet de la modernité esthétique, de Baudelaire, Musil, Kafka… à Duchamp, Cage, Godard…
Ce n'est donc pas de la validité apodictique de la définition préalable et de l'esprit cartésien de simplification et de son souci d'exhaustivité que l'essai tire sa vérité, mais bien plutôt de la fécondité de ses configurations nouvelles qui se tissent dans l'expérience intellectuelle. Ce que réfute l'essai, suivant Adorno, c'est essentiellement la prétention analytique à l'exhaustivité analytique qui procède par découpage a priori du complexe en autant d'unités élémentaires et simples que l'on peut reconstruire comme les pièces d'une mécanique. La discontinuité, chère à Adorno, se trouve pour lui intimement caractériser l'essai, qui épouse les inflexions de la pensée dont la marche renvoie non pas à l'objet mais à elle-même tournant et retournant cet objet sous sa lumière. La démarche méthodiquement non méthodique propre à l'essai comme forme serait alors l'intention tâtonnante qui a plus à voir avec l'herméneutique qu'avec l'inventaire et le classement nominalistes. Car le cadre épistémique de l'essai est celui de la discontinuité ou de la non-identité de la chose et de sa présentation, suivant la formule de Magritte : Ceci n'est pas une pipe.


Pour conclure, forcément à titre provisoire s'agissant de l'essai comme forme symbolique, il me paraît que, loin de s'opposer à l'expression d'une pensée scientifique, l'essai rejoint une certaine forme de pensée expérimentale, comme le pense Max Bense, philosophe des sciences qui aura inspiré certaines de ses idées à Adorno. L'essai a aussi des affinités procédurales avec la création artistique moderne et contemporaine, dont les conditions d'expression sont nécessairement expérimentales et réflexives suite à l'autonomisation consommée de la sphère artistique et la déconstruction des concepts d'art et de culture par les artistes eux-mêmes. Cette analogie n'autorise nullement à confondre l'essai comme forme et la création artistique dont les moyens et les finalités divergent, elle peut néanmoins aider à comprendre pourquoi les artistes de la modernité esthétique ont recouru à ce mode d'écriture et pourquoi l'essai sur l'art a joué un rôle indéniable dans la formation des théories esthétiques modernes. Mais ceci est peut-être une autre histoire…

 
1.DOCTEUR EN SOCIOLOGIE, CHEF DE TRAVAUX À L'UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES ET CO-DIRECTEUR DES ÉDITIONS DE LA LETTRE VOLÉE
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