Parlons de
l'art, de la théorie de l'art, parvenue actuellement au plus
bas de sa forme, exsangue, sans souffle, simple commentaire promotionnel
pour des pseudos, des artistes en mal de reconnaissance médiatique.
Ou plutôt n'en parlons pas. Il reste que la théorie,
quel que soit son champ d'application, on ne s'en remet pas. Vu
qu'elle induit, depuis la naissance il y a quelque deux mille cinq
cents ans, tout ce qui peut se dire sur l'art ou autre chose. On
peut donc en déduire ce qui ne se dit pas, et extraire, du
sillon interstitiel creusé entre les lignes du discours,
ce que la théorie rejette par principe pour se fonder et
légiférer sur son objet. Le mot "théorie"
en appelle au voir, de même que tous les satellites qui gravitent
autour de cette planète en forme d'il : "idée",
qui devrait se traduire par é-vidence, être-pour-la-vue.
Depuis Platon, être, c'est se disposer en face d'un voir pour
lequel, au vu duquel se manifeste la Vérité harnachée
d'oripeaux optiques. Cela a donné Dieu au Moyen Age, le voir
absolu de Nicolas de Cues, ancêtre direct de la conscience
transcendantale chère aux philosophes. Dès que nous
parlons sur un mode théorique (et comment ne pas le faire,
à une époque qui privilégie le virtuel sous
toutes ses formes ?), nous nous frottons à la théologie.
Comment inventer
un langage qui déjoue les pièges du sujet transcendantal,
supposition aussi nécessaire à la science qu'à
la psychanalyse et, peut-être, à l'ambition (certainement
farfelue) de transmettre ne fût-ce qu'une ombre de savoir
?
Le rejet
de la théorie est lui-même théorique, puisqu'il
se fait au nom d'une conception qui ne peut que tenir compte de
ce qui se rejette. Il n'y a donc rien à attendre, sinon la
pire fumisterie, de ceux qui exaltent la sensibilité, le
corps, la spontanéité au détriment de la patience
quelque peu ennuyeuse du penser. Les charlatans de l'immédiat,
du purement subjectif et du vécu intégral oublient,
soit niaisement, soit sournoisement, qu'ils sont aussi en proie
à la maladie du discours. Que de livres blablas sur la fin
des maîtres à penser ! Que d'arrogance ! La Boétie
parlait de la servitude volontaire, il faudrait se pencher aujourd'hui,
par-dessus l'épaule de l'immense Flaubert, sur la bêtise
volontaire. Même si l'on n'aime guère la théorie
à cause de l'incroyable carcan qu'elle impose depuis des
siècles à la pensée au point de réduire
la pensée à l'exercice d'un pur voir , ce n'est
pas une raison pour chavirer dans les bras de l'idiotie. Peut-on
déconstruire le fantasme optique logé au cur
de la pensée ? Un dire dégagé du sujet transcendantal,
non supporté par la fiction d'un Dieu omniscient, est-il
possible ? C'est le pari que je tiens depuis des années,
avec l'insuccès que certains savent.
Cela implique
d'abord une connaissance de la théorie, un savoir de sa structure,
de l'ordre dans lequel elle met invariablement certains termes.
Il faut pour se familiariser avec sa rigueur de nombreuses années,
et surtout ne jamais céder au désir d'en produire
une, de théorie, qui surpasserait les autres. Cette ambition
est aussi vaine que source d'égarements, et les meilleurs
n'y ont pas résisté. Il faut ensuite multiplier les
approches, les perspectives, dérouter la tendance inhérente
au discours à fabriquer de l'univoque, à clamer un
sens autoritaire.
Renoncer,
en quelque sorte, à la vision unitaire et globale d'une question
; renoncer à voir, tout simplement.
Écrire n'est selon moi pas autre chose qu'un exercice, souvent
douteux, du renoncement à voir et à comprendre. En
cela guère distinct de la pratique analytique en ses moments
les plus féconds. Il faut accepter de se défaire,
de se décomposer, de n'avoir quasiment plus d'image de soi
à laquelle on puisse se référer. Je n'ai pas
trouvé d'autre moyen que l'écriture, jusqu'à
présent, pour ronger la théorie de l'intérieur
et n'en laisser que la carcasse rouillée d'une épave.
J'en devine d'autres, des moyens. L'art en serait un si l'art acceptait
de ne pas se prostituer au pouvoir et d'être la construction
malhabile, anxieuse, d'une expérience d'emblée vouée
au ratage. Je pense à Giacometti, à Tal Coat, qui
a donné du regard la seule approche non théorique
(et non théologique) que je connaisse. La construction de
l'expérience implique un renoncement particulièrement
douloureux : il concerne l'uvre, la notion d'uvre, de
résultat producteur de son auteur et de sa renommée,
de son re-nom. Écrire pour moi, c'est une pratique du désuvrement,
comme sculpter peindre fut une pratique du désoeuvrement
pour Giacometti. Comme voir pour Tal Coat. Le désuvrement
permet de rentrer dans la mouvance du monde, de se laisser porter
par le flux de l'instant, d'accéder à l'effacement
de ses propres traces en mettant ses pas dans la foulée du
temps.
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