Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 15
 
 
DE LA THÉORIE…
LUC RICHIR1
 

JE N'AIME PAS LE MOT "THÉORIE". DE MANIÈRE GÉNÉRALE, JE N'AIME PAS LA THÉORIE DU TOUT. LACAN, À LA FIN DE SA VIE, RECONNAISSAIT QUE "FREUD ÉTAIT FARFELU D'AVOIR ESSAYÉ DE CONCEPTUALISER QUOI QUE CE SOIT." DANS LA MÊME SÉANCE DE L'ULTIME SÉMINAIRE QU'IL TINT DEVANT SES ÉLÈVES, RAVAGÉ PAR L'ÉCHEC AUTANT QUE PAR LA MALADIE, IL S'EXCUSAIT D'AVOIR INDUIT EN ERREUR LES GENS QUI LE SUIVAIENT DEPUIS DES ANNÉES SUR LA VOIE D'UNE "THÉORIE" ANALYTIQUE QUELQUE PEU CONSISTANTE.

 
 

Parlons de l'art, de la théorie de l'art, parvenue actuellement au plus bas de sa forme, exsangue, sans souffle, simple commentaire promotionnel pour des pseudos, des artistes en mal de reconnaissance médiatique. Ou plutôt n'en parlons pas. Il reste que la théorie, quel que soit son champ d'application, on ne s'en remet pas. Vu qu'elle induit, depuis la naissance il y a quelque deux mille cinq cents ans, tout ce qui peut se dire sur l'art ou autre chose. On peut donc en déduire ce qui ne se dit pas, et extraire, du sillon interstitiel creusé entre les lignes du discours, ce que la théorie rejette par principe pour se fonder et légiférer sur son objet. Le mot "théorie" en appelle au voir, de même que tous les satellites qui gravitent autour de cette planète en forme d'œil : "idée", qui devrait se traduire par é-vidence, être-pour-la-vue. Depuis Platon, être, c'est se disposer en face d'un voir pour lequel, au vu duquel se manifeste la Vérité harnachée d'oripeaux optiques. Cela a donné Dieu au Moyen Age, le voir absolu de Nicolas de Cues, ancêtre direct de la conscience transcendantale chère aux philosophes. Dès que nous parlons sur un mode théorique (et comment ne pas le faire, à une époque qui privilégie le virtuel sous toutes ses formes ?), nous nous frottons à la théologie.

Comment inventer un langage qui déjoue les pièges du sujet transcendantal, supposition aussi nécessaire à la science qu'à la psychanalyse et, peut-être, à l'ambition (certainement farfelue) de transmettre ne fût-ce qu'une ombre de savoir ?

Le rejet de la théorie est lui-même théorique, puisqu'il se fait au nom d'une conception qui ne peut que tenir compte de ce qui se rejette. Il n'y a donc rien à attendre, sinon la pire fumisterie, de ceux qui exaltent la sensibilité, le corps, la spontanéité au détriment de la patience quelque peu ennuyeuse du penser. Les charlatans de l'immédiat, du purement subjectif et du vécu intégral oublient, soit niaisement, soit sournoisement, qu'ils sont aussi en proie à la maladie du discours. Que de livres blablas sur la fin des maîtres à penser ! Que d'arrogance ! La Boétie parlait de la servitude volontaire, il faudrait se pencher aujourd'hui, par-dessus l'épaule de l'immense Flaubert, sur la bêtise volontaire. Même si l'on n'aime guère la théorie à cause de l'incroyable carcan qu'elle impose depuis des siècles à la pensée ‹ au point de réduire la pensée à l'exercice d'un pur voir ‹, ce n'est pas une raison pour chavirer dans les bras de l'idiotie. Peut-on déconstruire le fantasme optique logé au cœur de la pensée ? Un dire dégagé du sujet transcendantal, non supporté par la fiction d'un Dieu omniscient, est-il possible ? C'est le pari que je tiens depuis des années, avec l'insuccès que certains savent.

Cela implique d'abord une connaissance de la théorie, un savoir de sa structure, de l'ordre dans lequel elle met invariablement certains termes. Il faut pour se familiariser avec sa rigueur de nombreuses années, et surtout ne jamais céder au désir d'en produire une, de théorie, qui surpasserait les autres. Cette ambition est aussi vaine que source d'égarements, et les meilleurs n'y ont pas résisté. Il faut ensuite multiplier les approches, les perspectives, dérouter la tendance inhérente au discours à fabriquer de l'univoque, à clamer un sens autoritaire.

Renoncer, en quelque sorte, à la vision unitaire et globale d'une question ; renoncer à voir, tout simplement.

Écrire n'est selon moi pas autre chose qu'un exercice, souvent douteux, du renoncement à voir et à comprendre. En cela guère distinct de la pratique analytique en ses moments les plus féconds. Il faut accepter de se défaire, de se décomposer, de n'avoir quasiment plus d'image de soi à laquelle on puisse se référer. Je n'ai pas trouvé d'autre moyen que l'écriture, jusqu'à présent, pour ronger la théorie de l'intérieur et n'en laisser que la carcasse rouillée d'une épave. J'en devine d'autres, des moyens. L'art en serait un si l'art acceptait de ne pas se prostituer au pouvoir et d'être la construction malhabile, anxieuse, d'une expérience d'emblée vouée au ratage. Je pense à Giacometti, à Tal Coat, qui a donné du regard la seule approche non théorique (et non théologique) que je connaisse. La construction de l'expérience implique un renoncement particulièrement douloureux : il concerne l'œuvre, la notion d'œuvre, de résultat producteur de son auteur et de sa renommée, de son re-nom. Écrire pour moi, c'est une pratique du désœuvrement, comme sculpter peindre fut une pratique du désoeuvrement pour Giacometti. Comme voir pour Tal Coat. Le désœuvrement permet de rentrer dans la mouvance du monde, de se laisser porter par le flux de l'instant, d'accéder à l'effacement de ses propres traces en mettant ses pas dans la foulée du temps.

 
1.PSYCHANALYSTE ET CO-FONDATEUR, AVEC LUCIEN MASSAERT, DES ÉDITIONS LA PART DE L'ŒIL.
RETOUR

 

| Accueil | Sommaire n°15 |