Suite à
ta demande amicale de publier un texte sur l'essai, j'ai décidé
de répondre par cette lettre qui peut constituer une marge
au texte que je ne peux écrire. Plutôt que de faire
un essai sur l'essai - je me suis rappelé qu'un essai était
toujours un agir, une conduite, selon son étymologie - je
renvoie plutôt les lecteurs pour qui tu travailles à
la lecture de deux livres récemment édités
dans une nouvelle collection "Arts et esthétique"
dirigée, chez Desclée de Brouwer, par Gilles A. Tiberghien.
Je ne me sens pas capable aujourd'hui, en effet, de définir
la moindre position lisible à ce sujet (je veux dire quelque
chose qui reposerait sur des invariants) car l'agir ici, l'épreuve
- la mise à l'épreuve du réel de l'uvre
d'art aujourd'hui - nécessite à mes yeux la radicalité
et le déplacement les plus extrêmes (temps enfin de
nous ressouvenir de C. Einstein et de G. Bataille afin de recouvrer
ce sens de la morsure théorique dans Documents
) Je
ne peux donc que conseiller de lire les textes de Jean-Pierre Criqui
rassemblés dans Un trou dans la vie. Essais sur l'art depuis
1960, pour leur intelligence, leur ouverture au savoir, leur humour.
Essentielle m'apparaît cette expérience singulière
face à l'uvre que Criqui nomme interruption, ce moment
de rupture, de stase, de montage aussi, dans la vie du regardeur.
Chacun de ses textes prend acte de la trame d'écriture et
de regards qui fait fond à toute uvre à l'image
de l'Aleph de Borges, la trame doit se décrire tel "un
des points de l'espace qui contient tous les points". Cet espace
se présente dans son extrême ambivalence. Que le recueil
s'ouvre par une analyse de Merda d'artista de P. Manzoni ne saurait
m'étonner "le corpus manzonien résiste à
toute interprétation puriste ou univoque: il rapproche les
contraires, conjugue à l'envi le "haut" et le "bas"
et semble prendre modèle sur le "monde à l'envers"
- qui est d'ailleurs, au détail d'orientation près,
le même que le nôtre (voir le Socle du Monde)."
Et la base pulsionnelle de tout savoir - le tout essai - ne pourrait-elle
pas s'illustrer de l'avant-propos qui se termine par la description
d'un stratagème de vision - dans Une sale histoire, un film
de Jean Eustache - "où le monde entier paraît
s'être construit autour d'un trou pratiqué au bas d'une
porte"? C'est que, dans une certaine mesure, ce stratagème
s'origine à la fois d'un Courbet et d'un Duchamp - où
le trou, là, était à hauteur des yeux, je veux
dire que le travail artistique s'inscrit dans un espace déjà
balisé, circonscrit, historique, l'espace d'un impossible
à voir.
D'un même geste je renvoie à la lecture d'un autre
recueil - L'art et les arts - de Theodor W.Adorno. Voici des essais
incandescents, sans généralisation précipitée,
sans oubli du fond de barbarie d'où nous réfléchissons.
Primat de l'uvre, travail du négatif, effrangement
des frontières des arts, voici un livre qui congédie
"la logique naïve selon laquelle l'art serait simplement
le concept subsumant les arts, un genre qui les contiendrait comme
ses espèces." Mais un livre aussi qui réclame
à l'art d'être à la hauteur d'une humanité
en déclin. Un exemple frappant nous en est donné par
l'analyse du fonctionnalisme. Fonctionnalisme qui ne saurait plus
longtemps refouler la nécessité d'une réflexion
esthétique. "Aujourd'hui, une pensée esthétique
qui serait une pensée de l'art devrait aller au-delà
de l'art, et, du même coup, au-delà de l'opposition
désuète de ce qui est finalisé et de ce qui
est libre de toute finalité, cette opposition dont le producteur
souffre tout autant que le spectateur2." Mais je dois aussi
t'avouer que ce livre me plaît, comme celui de J.P.Criqui,
parce qu'ils ouvrent leur champ à ce qui le déborde,
de cette pensée du cinéma par exemple chez Criqui
et de la musique chez Adorno. Chez ce dernier, c'est "du mauvais
usage du terme baroque" qui clôt le recueil. En ces temps
de conservatisme conquérant, rien de plus revigorant que
ces quelques pages où l'on comprend pourquoi "le baroque
est devenu le modèle rêvé et malsain d'un monde
sain." C'est l'identité de l'ornement qui est en jeu,
évidemment. Je ne peux m'empêcher, chère Christine,
de te lire cette phrase qui clôt quasiment son livre et de
terminer ainsi cette lettre en guise de réponse: "L'ornement
a été sacrifié à la conscience esthétique
critique autant qu'au désenchantement du monde. La conscience
totalement affaiblie des hommes voudrait s'accommoder d'un tel monde:
en tant qu'il est désenchanté, ce monde est resté
le monde réifié, un monde de marchandises. Le baroque
est pour eux le garant de l'ornement refoulé et désiré:
il leur donne ainsi bonne conscience, puisqu'il est ce style qui
autorise et réclame l'ornement.2"
Bien à
toi, en ce jour de printemps 2002,
MICHEL ASSENMAKER
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