Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 15
 
 
CHÈRE CHRISTINE,
MICHEL ASSENMAKER1
 

Suite à ta demande amicale de publier un texte sur l'essai, j'ai décidé de répondre par cette lettre qui peut constituer une marge au texte que je ne peux écrire. Plutôt que de faire un essai sur l'essai - je me suis rappelé qu'un essai était toujours un agir, une conduite, selon son étymologie - je renvoie plutôt les lecteurs pour qui tu travailles à la lecture de deux livres récemment édités dans une nouvelle collection "Arts et esthétique" dirigée, chez Desclée de Brouwer, par Gilles A. Tiberghien. Je ne me sens pas capable aujourd'hui, en effet, de définir la moindre position lisible à ce sujet (je veux dire quelque chose qui reposerait sur des invariants) car l'agir ici, l'épreuve - la mise à l'épreuve du réel de l'œuvre d'art aujourd'hui - nécessite à mes yeux la radicalité et le déplacement les plus extrêmes (temps enfin de nous ressouvenir de C. Einstein et de G. Bataille afin de recouvrer ce sens de la morsure théorique dans Documents…) Je ne peux donc que conseiller de lire les textes de Jean-Pierre Criqui rassemblés dans Un trou dans la vie. Essais sur l'art depuis 1960, pour leur intelligence, leur ouverture au savoir, leur humour. Essentielle m'apparaît cette expérience singulière face à l'œuvre que Criqui nomme interruption, ce moment de rupture, de stase, de montage aussi, dans la vie du regardeur. Chacun de ses textes prend acte de la trame d'écriture et de regards qui fait fond à toute œuvre à l'image de l'Aleph de Borges, la trame doit se décrire tel "un des points de l'espace qui contient tous les points". Cet espace se présente dans son extrême ambivalence. Que le recueil s'ouvre par une analyse de Merda d'artista de P. Manzoni ne saurait m'étonner "le corpus manzonien résiste à toute interprétation puriste ou univoque: il rapproche les contraires, conjugue à l'envi le "haut" et le "bas" et semble prendre modèle sur le "monde à l'envers" - qui est d'ailleurs, au détail d'orientation près, le même que le nôtre (voir le Socle du Monde)." Et la base pulsionnelle de tout savoir - le tout essai - ne pourrait-elle pas s'illustrer de l'avant-propos qui se termine par la description d'un stratagème de vision - dans Une sale histoire, un film de Jean Eustache - "où le monde entier paraît s'être construit autour d'un trou pratiqué au bas d'une porte"? C'est que, dans une certaine mesure, ce stratagème s'origine à la fois d'un Courbet et d'un Duchamp - où le trou, là, était à hauteur des yeux, je veux dire que le travail artistique s'inscrit dans un espace déjà balisé, circonscrit, historique, l'espace d'un impossible à voir.


D'un même geste je renvoie à la lecture d'un autre recueil - L'art et les arts - de Theodor W.Adorno. Voici des essais incandescents, sans généralisation précipitée, sans oubli du fond de barbarie d'où nous réfléchissons. Primat de l'œuvre, travail du négatif, effrangement des frontières des arts, voici un livre qui congédie "la logique naïve selon laquelle l'art serait simplement le concept subsumant les arts, un genre qui les contiendrait comme ses espèces." Mais un livre aussi qui réclame à l'art d'être à la hauteur d'une humanité en déclin. Un exemple frappant nous en est donné par l'analyse du fonctionnalisme. Fonctionnalisme qui ne saurait plus longtemps refouler la nécessité d'une réflexion esthétique. "Aujourd'hui, une pensée esthétique qui serait une pensée de l'art devrait aller au-delà de l'art, et, du même coup, au-delà de l'opposition désuète de ce qui est finalisé et de ce qui est libre de toute finalité, cette opposition dont le producteur souffre tout autant que le spectateur2." Mais je dois aussi t'avouer que ce livre me plaît, comme celui de J.P.Criqui, parce qu'ils ouvrent leur champ à ce qui le déborde, de cette pensée du cinéma par exemple chez Criqui et de la musique chez Adorno. Chez ce dernier, c'est "du mauvais usage du terme baroque" qui clôt le recueil. En ces temps de conservatisme conquérant, rien de plus revigorant que ces quelques pages où l'on comprend pourquoi "le baroque est devenu le modèle rêvé et malsain d'un monde sain." C'est l'identité de l'ornement qui est en jeu, évidemment. Je ne peux m'empêcher, chère Christine, de te lire cette phrase qui clôt quasiment son livre et de terminer ainsi cette lettre en guise de réponse: "L'ornement a été sacrifié à la conscience esthétique critique autant qu'au désenchantement du monde. La conscience totalement affaiblie des hommes voudrait s'accommoder d'un tel monde: en tant qu'il est désenchanté, ce monde est resté le monde réifié, un monde de marchandises. Le baroque est pour eux le garant de l'ornement refoulé et désiré: il leur donne ainsi bonne conscience, puisqu'il est ce style qui autorise et réclame l'ornement.2"

Bien à toi, en ce jour de printemps 2002,

MICHEL ASSENMAKER

 

1.CRITIQUE D'ART
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2. p. 138
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