Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 15
 
 
L'ESSAI SUR L'ART: DE LA FRUSTRATION À LA JOUISSANCE
CÉCILIA BEZZAN
 

INTERROGER, ANALYSER ET PROPOSER À LA LECTURE CE QUE FABRIQUE AUJOURD'HUI LA CRÉATION ARTISTIQUE, TELLE SERAIT UNE COURTE DÉFINITION DE CE QUE DEVRAIT ÊTRE L'ÉCRITURE ESSAYISTE SUR L'ART ; SAUF QUE, PEU D'ARTICLES, DE PUBLICATIONS, Y RÉPONDENT. CE CONSTAT FAIT AUJOURD'HUI L'UNANIMITÉ ET NE DEMANDE QU'À ÊTRE DÉPASSÉ. DE L'ABSENCE DE CRITIQUE RÉSULTE UN AFFAIBLISSEMENT DE LA JOUISSANCE DISAIT NIETZSCHE…

 
 

La 4e édition du forum international de l'essai sur l'art propose cette année une sélection d'une vingtaine de publications, dont la périodicité varie du mensuel à l'annuel. En l'occurrence, par "essai", le forum envisage la question de l'écriture théorique et critique abordée par la revue, non l'ouvrage. Embrassant la création au sens large (arts de la scène, arts plastiques, littérature, cinéma, architecture, etc.) par un nombre restreint de publications, le forum ne peut satisfaire un regard exhaustif sur l'état de la question. Aussi, on ne peut que s'interroger sur les critères de sélection qui ont motivé la présence d'un support plutôt qu'un autre. Exemple pour les arts plastiques: Flux News a t-il réellement sa place aux côtés de La Part de l'Œil? Alors que A-Prior ou encore la très intéressante et non moins récente revue parisienne Trouble, font cruellement défaut à la sélection. Toutefois, seule initiative de ce type en Europe, le forum peut se gratifier d'offrir l'occasion d'une rencontre aux publics con-cernés.

Constat d'un malaise

Sur le terrain fréquenté (France, Belgique, Luxembourg, Pays-Bas), et ce depuis quelques années, de plus en plus, le constat d'un malaise vis-à-vis de l'écriture sur l'art est de mise. Les professionnels, tous secteurs confondus (artistes, galeristes, commissaires, critiques), expriment leur mécontentement au sujet du manque de pertinence de l'écriture par rapport à la création émergente, dénoncent le consensus régnant, qui à l'évidence, s'il leur profite parfois, rencontre de manière éhontée la vacuité de l'information promotionnelle.
Conséquence: l'écriture n'est plus le lieu du questionnement, mais celui de la collusion. De ce sentiment d'insatisfaction naissent heureusement des propositions, comme en témoigne la revue Trouble: "cette revue trouve son origine (…) dans le constat d'un manque de textes de qualité, d'engagements critiques, de mises en relation".

Aujourd'hui sans pour minimiser les valeurs esthétiques que continuent de générer certaines productions, l'intérêt des œuvres réside plus dans le discours qui les régit, moins dans le résultat plastique. Dès lors la critique devrait légitimement participer aux débats, alimenter les réflexions proposées. Pourtant, la critique bat de l'aile. Elle traite l'art par le journalisme. Le rythme effréné des manifestations (calendrier chargé des associations, des galeries, éclosion des biennales, des festivals) qui se succèdent et l'asservissement des rédactions concourent à la banalisation du fait artistique. Par l'énoncé toujours attractif de la future exposition, lieux communs, expressions convenues scandent le phrasé du "critique"; mot galvaudé s'il en est, profession abâtardie. Le temps de la réflexion est dévoyé. En un sens, il semble bien que plus de visibilité soit accordée à la communication de l'événement, moins à l'analyse des contenus proposés.
Une des conséquences de ce phénomène a pour effet de contaminer la formulation écrite, en l'amenant à se concentrer sur le fait plastique. De cette concentration émane un métalangage aux nombreux néologismes ou autres formules consacrées, parfois incantatoires, qui, à force d'être employé à tire-larigot, et de surcroît, sans espace de traitement, n'admet plus les tentatives de définitions. Alors on objecte le temps estimé de concentration du lecteur… bref, autant dire à la plume spécialisée qu'elle aussi doit "faire gaffe" à l'audimat.

Si l'ouvrage de Marc Jimenez, La critique. Crise de l'art ou consensus culturel?, avait pointé, en 1995, la problématique de la critique, c'est en termes moins démonstratifs et théoriques qu'il faudrait aujourd'hui revenir sur la question.

Quelques remarques

S'il est à établir un distinguo entre les mensuels du type Art Press, Beaux-Arts mag, CVA, Art Monthly, Art Forum, etc. et les revues plus spécialisées tels que Critique d'Art, Azimuts ou Sociologie de l'art, notons cependant que les premières concourent aussi à l'élaboration de la pensée artistique et emploient, à défaut du contraire, des spécialistes. Cependant l'analyse des contenus inspire différentes remarques :

1/ Aujourd'hui plus qu'hier, face à l'hybridation croissante de la pratique artistique, de l'immixtion dont elle fait preuve dans le réel, la réflexion se doit de prendre en compte les contextes d'émergence du fait plastique - déclinés en autant de données économiques, sociologiques, politiques, esthétiques, médiatiques - et ce afin d'envisager les conséquences, en vue de déterminer des perspectives, des axes de réflexions propres à contribuer à l'élaboration de la pensée contemporaine.

2/ La profusion de la création, de surcroît dispersée aux quatre coins du monde, ébranle la critique dans ses repères. De manière globale, depuis la fin des collectifs artistiques, dont une des particularités était de pratiquer le manifeste - donc l'énoncé des objectifs -, le protocole de lecture n'étant plus "soumis à vérification", la critique se doit à nouveau d'intégrer le champ de la réflexion pour traiter des données fournies par l'artiste et son œuvre.

3/ La réflexion sur l'art n'est plus l'apanage d'une intelligentsia aux titres établis. Elle convoque aussi bien l'universitaire, le théoricien, le critique, l'artiste, que l'amateur. Pour exemple, l'accès au world wide net avec l'e-zine et le forum de discussion (Odradek, visuel images.com), démocratise l'accès à l'information, participe de l'enrichissement des réflexions par le croisement des interventions. Le lecteur est invité à publier ses réactions à travers des courriers, des textes ou autres contributions (images, vidéos, interviews), qui seront intégrés sur le site.

4/ La pratique artistique agit dans le décloisonnement des disciplines; il en est de même pour l'écriture. L'analyse convoque les données du réel comme point de départ de la réflexion. Les mises en relation sont essentielles et demandent de l'auteur qu'il soit observateur en plusieurs domaines (philosophie, esthétique, politique, sociologie, médias). A ce titre une revue comme Vacarme (Paris, 1998), dont le domaine de spécialité est l'analyse des faits socio-politiques, participe aussi de la réflexion sur la création artistique par la mise en évidence de ses aspects processuels.

5/ Le grand défaut des revues est qu'elles optent plus pour l'actualité (la problématique se complexifie proportionnellement à la périodicité de la publication: mensuelle, bi-tri, semestrielle, etc.).

6/ La critique continue de conforter le marché: le rédactionnel tend à étoffer les encarts publicitaires, achetés à prix d'or par la galerie ou la manifestation. Une manière rentable (?) de pallier au manque substantiel de subsides de fonctionnement, dont actent souvent les revues.

7/ L'essai est aussi une forme d'expression qui vieillit très vite. Victime lui aussi du fait de société, l'essai verse dans la surenchère égotique. L'exemple récent, le plus parlant, est sans doute la débauche d'écrits déclenchée suite à la parution de l'article de Baudrillard (Libération, 20 mai 1996).

8/ Par ailleurs, dans l'amplitude des données, l'importance des conséquences du marché n'est pas à omettre. En effet, les stratégies induites par l'industrie culturelle, dont l'institution est aujourd'hui partie prenante, ajoutent à la cacophonie de la prolifération des formes artistiques la difficulté d'opérer un choix d'étude.

9/ D'autant que les formes de créations actuelles sont de moins en moins achevées, résultent plus du processus et s'autorisent en vertu de leur seule pratique, l'écriture essayiste nécessite encore plus le contact au terrain, qui aujourd'hui ne se limite plus à la capitale ou sa périphérie, mais concerne l'espace mondial.

10/ Il revient à l'essai de proposer des hypothèses de lectures des œuvres d'art et de la pratique de l'exposition, d'ouvrir la réflexion, de jouer des mises en relations "laboratoires" aptes à provoquer le débat, moins de faire école.

Le modèle du parfait critique théoricien serait-il celui du nanti jouant du jet privé afin de rencontrer la contingence de la production, délaissant son statut d'intellectuel précaire et ranger son habit de pigiste?

 

Conçu par Jacques Serrano, en 1998,
la 4e édition du forum international
de l'essai sur l'art aura lieu
du 2 au 5 mai au Palais de Tokyo
à Paris (19e).

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