La 4e édition
du forum international de l'essai sur l'art propose cette année
une sélection d'une vingtaine de publications, dont la périodicité
varie du mensuel à l'annuel. En l'occurrence, par "essai",
le forum envisage la question de l'écriture théorique
et critique abordée par la revue, non l'ouvrage. Embrassant
la création au sens large (arts de la scène, arts
plastiques, littérature, cinéma, architecture, etc.)
par un nombre restreint de publications, le forum ne peut satisfaire
un regard exhaustif sur l'état de la question. Aussi, on
ne peut que s'interroger sur les critères de sélection
qui ont motivé la présence d'un support plutôt
qu'un autre. Exemple pour les arts plastiques: Flux News a t-il
réellement sa place aux côtés de La Part de
l'il? Alors que A-Prior ou encore la très intéressante
et non moins récente revue parisienne Trouble, font cruellement
défaut à la sélection. Toutefois, seule initiative
de ce type en Europe, le forum peut se gratifier d'offrir l'occasion
d'une rencontre aux publics con-cernés.
Constat
d'un malaise
Sur le terrain fréquenté (France, Belgique, Luxembourg,
Pays-Bas), et ce depuis quelques années, de plus en plus,
le constat d'un malaise vis-à-vis de l'écriture sur
l'art est de mise. Les professionnels, tous secteurs confondus (artistes,
galeristes, commissaires, critiques), expriment leur mécontentement
au sujet du manque de pertinence de l'écriture par rapport
à la création émergente, dénoncent le
consensus régnant, qui à l'évidence, s'il leur
profite parfois, rencontre de manière éhontée
la vacuité de l'information promotionnelle.
Conséquence: l'écriture n'est plus le lieu du questionnement,
mais celui de la collusion. De ce sentiment d'insatisfaction naissent
heureusement des propositions, comme en témoigne la revue
Trouble: "cette revue trouve son origine (
) dans le constat
d'un manque de textes de qualité, d'engagements critiques,
de mises en relation".
Aujourd'hui sans pour minimiser les valeurs esthétiques
que continuent de générer certaines productions, l'intérêt
des uvres réside plus dans le discours qui les régit,
moins dans le résultat plastique. Dès lors la critique
devrait légitimement participer aux débats, alimenter
les réflexions proposées. Pourtant, la critique bat
de l'aile. Elle traite l'art par le journalisme. Le rythme effréné
des manifestations (calendrier chargé des associations, des
galeries, éclosion des biennales, des festivals) qui se succèdent
et l'asservissement des rédactions concourent à la
banalisation du fait artistique. Par l'énoncé toujours
attractif de la future exposition, lieux communs, expressions convenues
scandent le phrasé du "critique"; mot galvaudé
s'il en est, profession abâtardie. Le temps de la réflexion
est dévoyé. En un sens, il semble bien que plus de
visibilité soit accordée à la communication
de l'événement, moins à l'analyse des contenus
proposés.
Une des conséquences de ce phénomène a pour
effet de contaminer la formulation écrite, en l'amenant à
se concentrer sur le fait plastique. De cette concentration émane
un métalangage aux nombreux néologismes ou autres
formules consacrées, parfois incantatoires, qui, à
force d'être employé à tire-larigot, et de surcroît,
sans espace de traitement, n'admet plus les tentatives de définitions.
Alors on objecte le temps estimé de concentration du lecteur
bref, autant dire à la plume spécialisée qu'elle
aussi doit "faire gaffe" à l'audimat.
Si l'ouvrage de Marc Jimenez, La critique. Crise de l'art ou consensus
culturel?, avait pointé, en 1995, la problématique
de la critique, c'est en termes moins démonstratifs et théoriques
qu'il faudrait aujourd'hui revenir sur la question.
Quelques
remarques
S'il est à
établir un distinguo entre les mensuels du type Art Press,
Beaux-Arts mag, CVA, Art Monthly, Art Forum, etc. et les revues
plus spécialisées tels que Critique d'Art, Azimuts
ou Sociologie de l'art, notons cependant que les premières
concourent aussi à l'élaboration de la pensée
artistique et emploient, à défaut du contraire, des
spécialistes. Cependant l'analyse des contenus inspire différentes
remarques :
1/ Aujourd'hui plus qu'hier, face à l'hybridation croissante
de la pratique artistique, de l'immixtion dont elle fait preuve
dans le réel, la réflexion se doit de prendre en compte
les contextes d'émergence du fait plastique - déclinés
en autant de données économiques, sociologiques, politiques,
esthétiques, médiatiques - et ce afin d'envisager
les conséquences, en vue de déterminer des perspectives,
des axes de réflexions propres à contribuer à
l'élaboration de la pensée contemporaine.
2/ La profusion de la création, de surcroît dispersée
aux quatre coins du monde, ébranle la critique dans ses repères.
De manière globale, depuis la fin des collectifs artistiques,
dont une des particularités était de pratiquer le
manifeste - donc l'énoncé des objectifs -, le protocole
de lecture n'étant plus "soumis à vérification",
la critique se doit à nouveau d'intégrer le champ
de la réflexion pour traiter des données fournies
par l'artiste et son uvre.
3/ La réflexion sur l'art n'est plus l'apanage d'une intelligentsia
aux titres établis. Elle convoque aussi bien l'universitaire,
le théoricien, le critique, l'artiste, que l'amateur. Pour
exemple, l'accès au world wide net avec l'e-zine et le forum
de discussion (Odradek, visuel images.com), démocratise l'accès
à l'information, participe de l'enrichissement des réflexions
par le croisement des interventions. Le lecteur est invité
à publier ses réactions à travers des courriers,
des textes ou autres contributions (images, vidéos, interviews),
qui seront intégrés sur le site.
4/ La pratique artistique agit dans le décloisonnement des
disciplines; il en est de même pour l'écriture. L'analyse
convoque les données du réel comme point de départ
de la réflexion. Les mises en relation sont essentielles
et demandent de l'auteur qu'il soit observateur en plusieurs domaines
(philosophie, esthétique, politique, sociologie, médias).
A ce titre une revue comme Vacarme (Paris, 1998), dont le domaine
de spécialité est l'analyse des faits socio-politiques,
participe aussi de la réflexion sur la création artistique
par la mise en évidence de ses aspects processuels.
5/ Le grand défaut des revues est qu'elles optent plus pour
l'actualité (la problématique se complexifie proportionnellement
à la périodicité de la publication: mensuelle,
bi-tri, semestrielle, etc.).
6/ La critique continue de conforter le marché: le rédactionnel
tend à étoffer les encarts publicitaires, achetés
à prix d'or par la galerie ou la manifestation. Une manière
rentable (?) de pallier au manque substantiel de subsides de fonctionnement,
dont actent souvent les revues.
7/ L'essai est aussi une forme d'expression qui vieillit très
vite. Victime lui aussi du fait de société, l'essai
verse dans la surenchère égotique. L'exemple récent,
le plus parlant, est sans doute la débauche d'écrits
déclenchée suite à la parution de l'article
de Baudrillard (Libération, 20 mai 1996).
8/ Par ailleurs, dans l'amplitude des données, l'importance
des conséquences du marché n'est pas à omettre.
En effet, les stratégies induites par l'industrie culturelle,
dont l'institution est aujourd'hui partie prenante, ajoutent à
la cacophonie de la prolifération des formes artistiques
la difficulté d'opérer un choix d'étude.
9/ D'autant que les formes de créations actuelles sont de
moins en moins achevées, résultent plus du processus
et s'autorisent en vertu de leur seule pratique, l'écriture
essayiste nécessite encore plus le contact au terrain, qui
aujourd'hui ne se limite plus à la capitale ou sa périphérie,
mais concerne l'espace mondial.
10/ Il revient
à l'essai de proposer des hypothèses de lectures des
uvres d'art et de la pratique de l'exposition, d'ouvrir la
réflexion, de jouer des mises en relations "laboratoires"
aptes à provoquer le débat, moins de faire école.
Le modèle du parfait critique théoricien
serait-il celui du nanti jouant du jet privé afin de rencontrer
la contingence de la production, délaissant son statut d'intellectuel
précaire et ranger son habit de pigiste?
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