Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 16
 
 
AUBENADES, HOOGHENADES,
BELGITUDES PHOTOGRAPHIQUES…
EMMANUEL D'AUTREPPE
 

EN MÊME TEMPS QUE LES RENCONTRES D'ARLES, DONT IL EST DEVENU COMMODE DEPUIS TRENTE ANS DE TROUVER QU'ELLES "SE CHERCHENT", ET SOUS LE JOLI NÉOLOGISME D'UN INTITULÉ QUI INVITE À LA PROMENADE ET À LA FLÂNERIE, UN FESTIVAL JEUNE ET PROMETTEUR OUVRE SES PORTES À AUBENAS (ARDÈCHE), POUR LA DIXIÈME FOIS DÉJÀ.

Dixièmes Aubenades de la photographie
expositions, rencontres, spectacles, débats…
Du 14 juillet au 4 août 2002, quatre lieux principaux, entrées gratuites
Infos: Maison de l'Image, 9 bd de Provence, 07200 Aubenas
Tél/Fax 33 (0)4 75 93 48 98
E-mail: aubenades@wanadoo.fr
Site: http://www.aubenades.org

 

Et le menu de ces dixièmes Aubenades de la photographie est alléchant: la section "Découvertes talents" se passe de commentaires et se réserve son effet de surprise; "Parti pris", point de vue sur la photographie contemporaine internationale, offre cette année ses murs à trois membres du collectif Tendance floue (Gilles Coulon, Philippe Lopparelli, Mat Jacob); et "Regards croisés", enfin et surtout, consacré à la Belgique, est l'occasion d'un joli coup de projecteur (comme on dit quand un grand pays se penche sur un petit) sur la photographie "chez nous" - un projecteur manié d'une main experte par Alain d'Hooghe, moins commissaire ici que conseiller, puisque le choix s'est fait là-bas, sur base de ses suggestions. Sous le faisceau: Marina Cox (en collaboration avec l'écrivain Xavier Deutsch), Norbert Ghisoland, Harry Gruyaert, Philippe Herbet, Stefan De Jaeger, Daniel Michiels, Marc Ots, Pol Pierart, Bernard Plossu (photographe français, mais dont le travail montré aborde Bruxelles) et Marc Trivier.

 

Harry Gruyaert
Bruxelles, 1981
© Harry Gruyaert
Magnum Photos

 

"Photographie belge", et non pas "jeune création" ou "génération montante". La programmation d'Alain d'Hooghe ne se signale pas, en effet, par son caractère particulièrement aventureux ; c'est plutôt la bousculade aux valeurs sûres. Il faut le déplorer et, un peu plus encore, puisque l'un n'empêche pas l'autre, s'en réjouir. Car cette orientation permet d'éviter quelques ornières devenues fréquentes: celle du jeunisme galopant qui oblige les commissaires d'expos, comme des cochons truffiers, à dénicher dans tous les recoins moussus les petits prodiges et les révélations à peine pubères, pour en faire un étalage clinquant, ici ou à l'étranger. "Découvertes talents" se chargera, avec bonheur, espérons-le, de sacrifier au rite. Mais les variations décoratives et rarement matures qui, du coup, commencent à pendouiller un peu souvent aux cimaises, les vident parfois par la même occasion des débats réels sur la nécessité de la création et ses fonctions dans la société. Ici, pas de prise de risque, donc pas de menace de vacuité ou de prospection hasardeuse, de connotations branchées chic ou toc, de pléthore forcée ou de surenchère typiquement festivalière; d'Hooghe a plutôt préféré la solidité de quelques quadras bien plantés (plutôt chênes que mousse grimpante, eux) dont le parcours, dans la photographie, atteste de longue date d'une recherche et d'un investissement éminemment personnels - quoique dans des directions fort variées, et avec en bout de course une reconnaissance non moins variable.

Le choix d'Alain d'Hooghe repose également, à l'évidence, sur un autre a priori, lui aussi à double tranchant, qui est de privilégier des travaux qui, pour bon nombre, existent déjà sous forme de livre. C'est le cas des Michiels-Ots-Herbet (magnifiques petites choses 1 récemment publiées dans la collection "Vu d'ici" / La Lettre volée - que co-dirige d'Hooghe lui-même et Patrick Quinet); c'est évidemment celui de Trivier, auteur d'une œuvre radicale et intraitable, et qui a su donner à chacune de ses publications une forme originale et réfléchie 2, ou encore de Pol Pierart, édité chez Yellow Now 3, avec sa poésie délicieusement verbeuse, ses jeux d'yeux, ses clins de mots et son petit monde surréalisant, toujours tel quel et jamais pareil; c'est encore vrai de Gruyaert, impeccable coloriste de chez Magnum, dont on peut estimer que la faiblesse relative de son Made in Belgium 4 réside dans la discutable et maladroite "complémentarité" des textes d'Hugo Claus (complémentarité pourtant reconduite ici? Voire…). Cet exemple de mauvaise bonne idée (la fausse pertinence des textes nuit à l'intellection complexe du sens et des couleurs de Gruyaert plus qu'elle ne les sert) montre aussi, par ailleurs, les limites de la course éditoriale à la légitimité et au mieux-faire culturel… On peut espérer, anticipativement, qu'Alain d'Hooghe, souvent fiable dans ses coups de cœur, saura éviter la simple adaptation d'un support (livresque) vers un autre (muséal), ne pas se contenter de transposer un discours dans un autre, de le transvaser simplement. A coup sûr, il vaut mieux changer l'eau des poissons que leur bocal: nouvel environnement, nouveau souffle, matière inédite, nouvelle teneur. Cela invite - cela oblige même - à une véritable recréation, au moment de la sélection et de la mise en place sous forme d'expo, pour contourner le piège de la redondance ou l'effet vitrine à bouquins…

Le jeu habile mené en 1999 dans La Libre Belgique par le duo Cox/Deutsch, à raison d'une image et d'un texte par semaine, mériterait en tout cas assurément publication; Autour de Lulu (La Belgique se raconte des histoires) est un projet de chevet, le portrait sensible d'un "pays singulier au bord de son époque" et pourtant tellement au beau milieu de tout… De vastes murs sauront, par contre, probablement mieux qu'un petit livre (pourtant luxueux 5) rendre justice à l'ampleur et à la picturalité des dernières compositions Polaroïd du Passé recomposé de De Jaeger. Enfin, et "pour en finir avec la littérature", il y a l'insaisissable travail de Philippe Herbet, mené depuis des années au fil de carnets et de pensées semblables (à spirale), bouleversant dans sa fragilité et sa discrétion mêmes. Des blocs-notes-images au quotidien, "ici ou ailleurs", chétifs, intimes, infimes, quelque part entre Seraing, Istanbul et Odessa, au creux des êtres ou à même le trottoir, un glanage d'images et de pensées dont on se dit qu'elles doivent absolument être éditées - et dont on se dit surtout, paradoxalement, qu'il ne faut surtout pas les publier : trop nombreuses, ou avec trop d'air, trop de gens, trop de lumière, elles étoufferaient probablement. Les tirages carrés noir et blanc, plus classiques, conviendront sûrement mieux à l'exposition - ils disent la même chose de toute façon, et aussi bien…

 

Harry Gruyaert
Bruxelles, 1981
© Harry Gruyaert
Magnum Photos

 

Et puis, un peu plus en marge encore, pour ceux qui n'ont pas peur de se pencher en arrière, on trouve Norbert Ghisoland, le "non-artiste" de l'étape, le laborieux magnifique, portraitiste inlassable de la petite, moyenne et grande société carolo, du début des années 1900 à la fin des années trente. Ses images 6 nous rappellent que c'est souvent au sein des esthétiques les plus conventionnelles que peuvent naître d'émouvants, de délicieux accidents. Entre un Sander de studio et un Disdéri tardif et désembourgeoisé (pour le dire trop vite et de façon caricaturale), la présence de Ghisoland témoigne judicieusement, dans cette programmation, que la photographie n'est pas qu'un art : elle est aussi un moyen de communication et une pratique sociale et, à ces divers titres, elle a une histoire, ou des histoires, qu'il est bon et même rafraîchissant de ne pas oublier 7.

 

Philippe Herbet
Extrait de la série "Seraing ou ailleurs"
2001
© Ph. Herbet

 

C'est tout ? C'est tout. Pas d'images mouvantes ni mobiles, multiples, mixtes ou "nouvelles", pas même quelques tirages couleur énormes contre-marouflés sur alu authentique ou sur boîte de Camembert rotative. Les férus de bidouillages new-tech hurleront peut-être au classicisme ou à l'arrière-garde, mais la photographie en noir et blanc, avec un appareil à pelloche et des tirages papier qu'on accroche aux murs, ça se fait encore, si si, c'est même parfois la meilleure… Rien d'autre, rien qu'un pays et une photographie qui somme toute semblent aller bien ensemble : faussement simples. Pour preuve encore, le travail de Daniel Michiels, célébration parfois solennelle, à la fois puissante et attentive au détail, d'une Ardenne "restante", mystérieuse, profonde, ténébreuse, dont le photographe a fait son sujet quasi exclusif ; ou encore l'Aurore floréale de Marc Ots, enquête complice et amusée sur le quotidien follement simple de la cité-jardin du Logis-Floréal, les petits bonheurs du jeu des formes et des gens qui les animent, avec des rires d'enfant à vous décrocher les flocons de neige ou le linge qui sèche. (Mais là, pour le coup, si l'esprit du livre fonctionne à merveille, la curiosité demeure quant à ce que peuvent livrer les images dans un contexte différent). Plossu, lui - peut-être parmi les pionniers, pourrait-on dire, de toutes ces nouvelles sensibilités -, paraît ne faire que passer; c'est assez, parfois, pour savoir les choses, et souvent pour les voir. Voilà : un territoire photographié, pas de regard spécifiquement belge (n'y aurait-il que des aveuglements spécifiquement belges?), tout juste quelques visions, croisées, sur la Belgique…

On pourra objecter que tout cela sent un peu la famille, les affinités électives, esthétiques ou affectives, qui n'en a pas, voire l'esprit de clan (bah, tant que les portes restent ouvertes…); mais il faut tout autant reconnaître à d'Hooghe un flair solide pour vous composer de ces familles où l'on se sent bien, et à qui l'on aime rendre visite plus souvent qu'à l'An neuf et bien obligé. Cette famille, nous autres, en Belgique, on la connaît un peu bien, je veux!, mais en France, probablement moins - or c'est depuis le point de vue "de là-bas" qu'il faut apprécier la pertinence des choix. Gage évident que cette sélection est finalement une réussite, ce conseil que l'on ne peut qu'avoir envie de donner: pour ceux qui ne connaissent pas, ou pas bien, ces photographes (aux autres, pas la peine de leur dire : ils le savent), il faut aller voir ces Aubenades. Parce que la photographie peut être une chose importante, troublante, savoureuse. Et que les réponses - voire de meilleures questions - n'existent que là: quand on y va, et sous les yeux. Et en plus, c'est en Provence.

 

1.Respectivement
Ardenne restante,
Aurore floréale
et Seraing ou ailleurs,
tous en 2001
(La collection "Vu d'ici" bénéficie du soutien du
Ministère de la Communauté française de Belgique).
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2. Voir notre article sur Paradise Lost,
in l'art même # 14,
1er semestre 2002.
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3. Ainsi que le premier livre
de Philippe Herbet,
Rhizome, 2000.
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4. Publié par Delpire -
pas moins ! - en 2000
(les photos sont plus anciennes).
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5.Galerie Vedovi
La lettre volée,
2000.
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6. Tout comme, à leur manière,
celles de la superbe exposition estivale "Le temps retrouvé",
au musée de la Photographie
à Charleroi.
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7. Une vaste expo Ghisoland -
accompagné de quelques autres "anthropologues involontaires"
(la patte de d'Hooghe est à nouveau là-dessous) -
vaudra plus que probablement le détour, cet été,
au Mundaneum de Mons.
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