Entre les ateliers des artistes, les réserves des musées
et les expositions qui les accueillent, l'art contemporain transite
sous des formes variables et loin d'être équivalentes.
Le papier et l'encre, la toile et l'huile coexistent avec des éléments
organiques et végétaux, des produits industriels,
des données visuelles et des codes numériques. Ils
constituent des signes qui s'inscrivent dans une forme inerte, sur
un support animé, à travers une dimension virtuelle.
Leur valeur peut résider dans l'existence d'un objet physique,
l'observation d'un protocole manuscrit, la combinaison de technologies.
Leur incarnation met en jeu des échelles spatiales et temporelles
mobiles. Tout cela finit par faire uvre, mais avec un degré
d'originalité et de matérialité divers ainsi
qu'une gamme de statuts étendue.
Cette autonomie de l'uvre par rapport à son support
transforme les conditions de sa représentation, de sa conservation
et de sa diffusion. Elle norme tout autant qu'elle perturbe les
relations existantes entre artistes, commissaires d'expositions,
conservateurs, collectionneurs et publics. Rien de nouveau sous
le soleil, et s'en étonner serait ignorer la dimension spéculative
et fatalement instable qui fonde la démarche artistique.
Mais cela ne va pas de soi. De ces stratégies mises en uvre
dérivent des économies - à tous les sens du
terme - qui pénètrent l'aire faussement consensuelle
autour de laquelle les opérateurs de l'art gravitent: la
collection - le paradigme ouvert de l'uvre - et son corollaire
conventionnel, le musée.
Organe attractif et fédérateur, le musée instrumentalise
autant ces économies que ces dernières interrogent
les paramètres conceptuels, historiques et physiques de la
collection, les contrarient, voire les nient. Par essence, le Domaine
public1 offre une large visibilité
sur les transformations des champs et des pratiques de la production
culturelle, les résistances qu'elles suscitent et les réformes
qu'elles annoncent. Les problématiques s'y rencontrent, y
déversent leur charge critique et engendrent quelques paradoxes.
La collection publique ménage un lieu de débat ouvert
à toutes les questions, qu'elles soient d'ordre politique,
esthétique ou juridique - et ces notions sont plus que jamais
sollicitées par la création actuelle. Quitte à
remettre en cause la légitimité de sa vocation, de
son espace et de sa propriété, jusqu'à poser
la question ainsi formulée par Didier Semin: "la collection,
entendue comme l'acte fétichiste de s'approprier des objets
singuliers pour les faire entrer dans des séries, est-elle
encore un acte adéquat aux uvres qui se produisent
aujourd'hui et ne répondent plus aux caractéristiques
de l'objet singulier ? Peut-on collectionner des uvres dans
la nature même desquelles est inscrite une possibilité
d'ubiquité ? Ou: le musée (
) demeure-t-il une
destination pour ces uvres ?"2
Au sein des collections qu'ils enrichissent, dans les lieux qui
les exposent et les réseaux qui les diffusent, les objets
de la création signalent, depuis une petite centaine d'années,
une redistribution plus ou moins volontaire des rôles, des
attributs et des responsabilités entre les divers acteurs
du spectacle de l'art. Entre 1913 et 1920, c'est avec une pelle
à neige, un séchoir à bouteilles et une roue
de bicyclette que Marcel Duchamp expulse de l'uvre sa qualité
formelle en même temps que son caractère unique et
authentique, ces dernières valeurs se reportant sur le geste
de l'artiste et le regard du spectateur. Jusqu'à la négation
et la disparition assumées de l'objet esthétique,
il n'y a qu'un pas, franchi à travers le siècle dans
la rédaction des certificats par les artistes conceptuels.
Sol LeWitt l'atteste dans Paragraphs on Conceptual Art en 1969:
"Sentence on Conceptual Art: les idées peuvent être
des uvres d'art. Elles s'enchaînent et finissent parfois
par se matérialiser mais toutes les idées n'ont pas
besoin d'être matérialisées"3.
Dont acte: la concrétisation de l'uvre n'étant
que circonstancielle, seul le formulaire contractuel réglant
son processus en signifie l'essence et l'intangibilité, par
le respect des modalités de réalisation et d'exposition
qu'il impose. Après la chose, voici l'espace de représentation
exproprié à son tour et reconfiguré par le
concept / certificat. L'objet et l'espace ne sont pas les seuls
à être mis en jeu dans cette perte de référence
physique de la création, car cette dernière implique
autant l'artiste que son collectionneur dans une translation entre
le créateur et le contemplateur tendant à la perversion
de leur statut respectif. L'acquisition d'uvres de Daniel
Buren, Tania Mouraud, Lawrence Weiner, Carl Andre
suppose
le transfert, de l'auteur au collectionneur, de la responsabilité
de l'acte créateur physique, dont il devient le garant auprès
de l'artiste dans tous les aspects de la diffusion de l'uvre.
L'introduction des médias dans le processus artistique a
accéléré la requalification du statut de l'uvre
en complexifiant les paramètres de son autonomie, venant
enrichir une généalogie déjà foisonnante.
Le divorce de l'artiste et de l'objet, le retrait de sa "signature"
de la matière, la quête de véhicules symboliques
au-delà de la forme et autres problématiques, sont
déplacés dans le champ éclaté de la
reproductibilité technique, où la relation entre un
support et ses données n'est que coïncidente et pas
nécessairement signifiante. Si l'inertie du support reste
déterminante dans l'uvre photographique, sa volatilité
est manifeste pour le cinéma, la vidéo et la création
numérique. Au stade avancé de la dématérialisation
de l'uvre, comme dans le net.art, son intangibilité
résulte de l'action d'agents immatériels et des protocoles
qui leur sont propres. Issue d'une association permanente d'informations
numériques, l'uvre se constitue dans un processus de
fragmentation érigé comme valeur et condition d'existence.
La diversité des intervenants et de leur participation procède
d'une "interactivité coopérative", dont
le cadre collectif contribue à commuter la personnalité
de l'artiste et du spectateur4.
L'uvre comme réseau achève de disqualifier la
perte de l'origine, préférant la "simulation"
au "simulacre"5,
et redistribue une nouvelle fois les cartes; point de convergence
sans centre unique, localisable et matérialisable, l'uvre
déterritorialise l'acte artistique autant qu'elle exproprie
le lieu d'exposition dans un mode d'apparition qui lui est étranger.
Quand le musée rentre dans ce jeu de chaises musicales,
c'est sa vocation d'exemplarité qui en fait les frais, ainsi
que l'cuménisme de sa "vitrine". "Le
[musée du] Luxembourg est un lieu de passage, un laboratoire
d'essai. Il ne peut certes se flatter de ne posséder que
des chefs-d'uvre. Il y a des formes d'art qui sont vivaces,
d'autres caduques, mais les musées ne sont plus ce qu'ils
voulaient être au XVIIIe siècle, où le Cabinet
du roi était voisin de l'Académie de peinture : un
recueil de modèles pour les étudiants, une illustration
de l'esthétique que cette Académie est chargée
d'élaborer. Le conservateur du Luxembourg doit donc se charger
d'enregistrer les nuances diverses de l'art. Il est des uvres
sans lesquelles on ne comprendrait plus une époque."6
A l'aube des années 30, c'est sous ces auspices audacieux
que Louis Hautecur place le destin du Musée du Luxembourg,
dévolu depuis 1818 aux artistes vivants, dont il assure la
conservation en chef. Lieu de rassemblement dans l'espace et dans
la durée, le musée a forcément vocation à
décrire et à classer une généalogie
des idées, des actes et des uvres: la valeur de position
historique qui fonde le musée ne peut faire à moins.
Il a cependant un devoir d'actualité, afin que sa collection
reste un corps souple et mouvant dans le recyclage permanent des
valeurs artistiques et le délicat alliage de l'expérience
et du témoignage auquel aspirait Hautecur. Ce n'est
pas un hasard si cette définition expérimentale de
la fonction du musée surgit sous la plume du conservateur
du Luxembourg pour défendre sa politique d'acquisition, quelles
que furent les contradictions qu'elle suscitât.
Ses successeurs à la tête des collections du Musée
national d'art moderne (MNAM puis MNAM/CCI), puis au sein de l'établissement
public du Centre Georges Pompidou (CNAC-GP), n'auront de cesse de
plaider pour cette forme très particulière de la réalité
de la création que sont le musée et sa collection,
afin de "marquer notre participation vivante et organique aux
phénomènes artistiques dont ils rendent compte, à
leur caractère d'événement. (
) La signification
de ces choses ne peut être comprise que dans leur contexte.
Elles constituent un ensemble d'idées, de sentiments et de
réalités. Il se passe dans notre temps moderne toutes
sortes de transformations idéologiques, scientifiques, techniques,
industrielles, économiques, politiques et sociales qui ne
peuvent manquer de modifier notre conception et notre image du monde,
notre manière d'être au monde, notre manière
d'être, de vivre et notre sensibilité. Isoler d'un
si complexe et si mouvant ensemble nos productions artistiques ne
peut que faire de celles-ci un monstre incompréhensible (
)"7.
La pensée de Jean Cassou8
participe à la genèse du concept pluridisciplinaire
du Centre Georges Pompidou, dont l'assise, à l'origine, repose
moins sur l'identité d'une collection que sur l'observation
des pratiques artistiques et des intégrations multiples (intervenants,
matériaux, disciplines, lieux
) auxquelles ces démarches
procèdent dans leur processus créatif9.
Les notions d'environnement, de happening, d'action et d'installation
affichent une prise en compte spécifique de l'espace de leur
représentation, quand elles ne le génèrent
pas elles-mêmes. Et l'on comprit alors que l'uvre exigeait
que l'on changeât la "vitrine"
Dans son union avec l'art, le lieu d'exposition s'entend comme
un organe vivant, et son architecture, un événement:
l'uvre fait le lieu et le lieu fait son uvre. Ce renversement
ne se fait pas nécessairement à la faveur de la création
contemporaine et de son accueil, tant les conditions économiques
qu'il induit dévoient parfois son objectif. Les politiques
de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine ainsi que l'essor
du tourisme culturel ont conduit depuis vingt ans les pouvoirs publics
à investir dans de nouvelles "vitrines" et à
réhabiliter les anciennes10.
Outre les budgets colossaux engagés dans leur aménagement,
les frais de fonctionnement de ces établissements - tendant
à dépasser en croissance les communautés qu'ils
servent - grèvent des finances publiques où la part
réservée aux acquisitions reste modeste11,
notamment en regard des activités d'expositions, privilégiées
pour leur visibilité et le dynamisme qu'elles insufflent
à la vie culturelle. En cas de difficultés conjoncturelles,
les crédits dévolus aux acquisitions, qui figurent
parmi les dépenses les moins contraintes et donc les plus
ajustables, constituent un trésor aisé à ponctionner12
et "l'art vivant", minoritaire dans le paysage patrimonial13,
risque de ne pas passer la porte du musée. D'autant que la
création contemporaine réclame, dans ses expressions
les plus technologiques ou par l'envergure de ses installations,
une souplesse de l'espace et une diversité de moyens qui
dépassent souvent les compétences naturelles de la
machine muséale.
Si sa transformation instantanée et permanente est illusoire,
le musée a toutefois fait la preuve de ses capacités
d'adaptation. La diversification du statut des institutions muséales
ouvre un chapitre important de la réforme de l'économie
culturelle en permettant des affectations et des ventilations de
crédits de source et de nature différentes, ainsi
que des utilisations plus autonomes et moins restrictives. Les musées
municipaux ou départementaux gérés en régie
directe ne sont plus la norme exclusive; il existe des sociétés
d'économie mixte, des associations, des établissements
publics ou de groupement d'intérêt public, surtout
dans le domaine moderne et contemporain. Ces modifications statutaires
ont abouti à des fusions d'institutions potentiellement complémentaires14.
La mise en commun et/ou le transfert des moyens, des espaces et
des qualifications se révèlent alors décisifs
dans la conduite de la politique d'acquisition et le réaménagement
des collections. Ces concentrations tendent cependant vers des seuils
incompressibles, au-delà desquels l'inflation d'espaces et
d'uvres rapportés pourrait brouiller l'identité
historique des collections et précipiter leur lieu d'accueil
dans une impasse fonctionnelle. Pour rester vivante et cohérente,
l'institution a-t-elle intérêt à se réformer
ou à s'ouvrir à des relais et des partenariats ?
|
PALAIS DE TOKYO / PRÉFIGURATION DES
SALLES D'EXPOSITION /
© PALAIS DE TOKYO /
ANNE LACATON ET
JEAN PHILIPPE VASSAL
|
Le rapprochement du MoMA de New York et de P.S.1 applique les termes
d'une alternative espérée viable pour la continuité
des collections d'art moderne et contemporain, sans hypothéquer
les ressources (uvres, espaces, finances) et les approches
spécifiques à chaque structure. En bref, le MoMA trouvera
des débouchés novateurs et stimulants pour ses fonds
et P.S.1 gagnera les moyens de production, d'investissement et de
négociation qui lui faisaient défaut, sans subir les
contraintes de la gestion d'une collection ni de la programmation
qu'elle impose. Le principe de circulation des uvres, des
personnels et des compétences entre les deux partenaires
devrait nourrir les politiques d'acquisition / production, d'investissement,
de programmation et d'action extérieure propres à
chacun, au bénéfice d'un développement commun15.
Le système des vases communicants n'a pas été
inventé par le MoMA et PS.1, et leur passage à l'acte
rappelle les velléités qui ont animé les institutions
parisiennes au début des années 90. Ce que la Galerie
nationale du Jeu de Paume16
(anciennement, rappelons-le, annexe du "Musée d'art
vivant" du Luxembourg pour les Ecoles étrangères)
aurait pu devenir pour le Centre Georges Pompidou, c'est peut-être
le nouveau-né Palais de Tokyo, dernier enfant "naturel"
de l'Etat17, qui l'incarnera.
Ce site de création contemporaine, installé dans l'aile
qui jadis accueillît le Musée national d'art moderne,
réactive l'aventure artistique du lieu sous le signe d'une
franche transfiguration: "Derrière la façade
monumentale, l'intérieur du bâtiment a pris la forme
d'une magnifique friche industrielle. Les hauteurs d'étage
sont redevenues amples, les volumétries apparaissent étonnantes,
la lumière naturelle est omniprésente et généreuse",
avec un plateau sans cloison de 4000 m2. "Les artistes qui
seront invités à présenter leur uvre
dans ces espaces auront alors à se confronter à un
bâtiment où tout est possible, du nomadisme le plus
léger à l'intervention qui redessine ou remodèle
l'espace"18. Le projet,
sur le papier, s'inscrit dans la catégorie des poids légers:
des travaux à 2500 FF le m2, une équipe de 15 permanents,
une subvention annuelle de 10,5 M FF combinée à un
appel de fonds privés, et des compétences externalisées.
L'azimut est le mot d'ordre: "prospectif, actif, mobile, interdisciplinaire,
convivial, planétaire et local, imaginatif et concret".
Ouvert de midi à minuit, le Palais annonce un rythme irrégulier
d'expositions ("6 mois, 4 mois, 1 mois, une journée")
et une nuée d'événements in situ et d'actions
"hors les murs" (Tokyorama).
Le vocabulaire rappelle le bon vieux temps des années Culture
70's, mais les moyens mis en uvre sont autres, voire radicalement
opposés aux entreprises du passé. Emanation critique
des expériences institutionnelles de la post-modernité,
le Palais de Tokyo ne manquera pas de susciter des commentaires
comparatifs, discriminants ou laudateurs. C'est pourquoi l'on ne
peut douter que le nouveau "laboratoire entièrement
dédié à la création actuelle" sera
un lieu tout autant de rupture que de postérité. Organe
programmateur sans objectif conservatoire, le Palais de Tokyo offre
a priori un nouveau vecteur d'enrichissement des collections publiques
par le potentiel d'acquisitions qu'il ménage au terme de
son processus productif. Possible interface entre l'art-en-train-de-se-faire
et son état patrimonial, l'environnement expérimental
du site propose un instrument alternatif d'information et d'orientation
de la politique d'acquisition du musée, dans une collaboration
qui ne contrarie ni la cohérence de l'un, ni l'indépendance
de l'autre. Encore faut-il vouloir lancer cette "passerelle",
et savoir la traverser.
|
HALL D'ENTRÉE DU MUSÉE NATIONAL
D'ART MODERNE /
PALAIS DE TOKYO, 1975 /
© DOCUMENTATION DES UVRES DU MNAM/CCI, CENTRE GEORGES
POMPIDOU, PARIS. DR
|
L'attraction du musée hors ses murs est un phénomène
qui a fait son chemin. Et certains artistes, en acceptant de rentrer
dans une collection, en bouleversent d'emblée le profil conservatoire.
Acquis en 2000 par le CNAC-GP, Skuptur-Sortier-Station, 1997 de
Thomas Hirschhorn a rejoint la collection du MNAM/CCI
à
la condition de ne pas être présentée dans les
espaces du musée. Conçu comme une réconciliation
du projet artistique et de l'espace public, le volume composé
par dix vitrines adossées deux par deux, réalisées
en matériaux précaires et contenant des "prétextes
de sculptures" ne peut être destiné qu'à
la rue. Le respect du droit de divulgation de l'artiste - c'est-à-dire
le droit qui permet à l'auteur de décider de l'opportunité
et des conditions de représentation de son uvre - exigeait
en fait qu'à travers Skuptur-Sortier-Station, la collection
abandonne le territoire du musée. Le CNAC-GP dût engager
une concertation avec les responsables des espaces choisis - en
l'occurrence, la RATP, EDF, la Préfecture de Police de Paris,
la Voirie, la Mairie du XIXe arrondissement - visant à satisfaire
tous les intérêts en présence : suivre les volontés
de l'artiste, gérer les contraintes de l'espace public, et
réaliser "l'accrochage" de la nouvelle acquisition
du MNAM. En conduisant cette médiation, le musée devînt
l'instrument de l'accomplissement du projet de l'uvre. Après
de longues tractations, Skuptur-Sortier-Station, 1997 fut installée
sous le pont aérien de la station de métro Stalingrad.
Du pouvoir de l'artiste de faire sortir le musée de ses gonds.
A la transmutation de l'espace muséal répond celle
des uvres. Car il arrive qu'elles rentrent au musée
dans un état et en sortent sous un autre. Ainsi, Moon is
the Oldest TV, 1965 de Nam June Paik a été inscrite
en 1985 à l'inventaire du MNAM sous la forme d'une "sculpture
vidéo" en exemplaire unique, composée d'images
vidéo, de lecteurs, de téléviseurs N&B,
d'aimants et de socles. Mais lorsqu'elle a été prêtée
pour la rétrospective Nam June Paik au Solomon R.Guggenheim
Museum de New York en 1999, c'est une simple autorisation écrite
de reconstitution qui a traversé l'Atlantique. L'artiste
et le SRGM n'ont pas sollicité le prêt physique de
l'uvre, qu'ils ne considéraient pas indispensable.
L'artiste souhaitait non seulement restituer Moon is the Oldest
TV, mais en outre faire "évoluer" sa réincarnation,
qu'il a datée de 2000. Cette dématérialisation
accélérée, qui culbute dans un même élan
la référence historique, la valeur d'unicité
de l'uvre plastique et l'intégrité de la propriété
acquise, peut causer quelque perplexité. En fait, cela va
de soi si l'on combine les expériences de Fluxus, le droit
d'auteur et l'évolution de la pratique muséale.
"Sur chacun des téléviseurs apparaît une
des phases du cycle lunaire. Nam June Paik exploite ici une technologie
élémentaire: par l'adjonction d'un aimant au tube
cathodique, avant toute émission d'images enregistrées,
il interfère sur le signal électronique, transformant
le point en cercle, demi-cercle et autre fragment."19
Moon is the Oldest TV réfère à des éléments
de nature diverse, dont certains n'ont pas d'originalité
propre au sens du droit d'auteur, comme les téléviseurs
et les socles. Ces derniers sont manufacturés et interchangeables,
sous réserve de leur remplacement à l'identique. Le
support d'enregistrement des données visuelles, dont l'artiste
dispose d'une copie d'auteur, est aussi un produit industriel. L'originalité
de l'uvre et la personnalité de son auteur résident
dans l'assemblage et l'installation de ces éléments.
C'est ainsi que l'on peut la qualifier de sculpture, dont l'uvre
originale peut s'étendre à huit exemplaires numérotés,
comme le prévoit la loi. L'absence de valeur autographe des
éléments et la reproductibilité des données
visuelles permettaient donc d'éditer Moon is the Oldest TV
à plusieurs exemplaires, par analogie avec la production
de fontes à partir d'une matrice. Même si l'usage veut
que le principe d'une édition se décide simultanément
à la création de l'uvre, rien n'empêchait
Nam June Paik, en vertu de son droit d'auteur20,
de "refaire" son installation. Mais cela ne pouvait être
celle du MNAM/CCI, comme le laissait entendre l'autorisation de
reproduction sollicitée par Paik et le Guggenheim: si une
sculpture peut avoir des originaux multiples, chacun d'entre eux
est distinct et indépendant. La démarche de Paik aboutissait
donc à la fabrication d'une nouvelle uvre, sur laquelle
le MNAM n'avait aucun droit de propriété, et encore
moins sur les modifications que l'artiste comptait apporter. Sauf
peut-être le droit à la mémoire, ce qui ne détonne
pas avec la fonction d'un musée
Car c'est dans ce sens
qu'il faut interpréter la volonté de Paik de faire
référence à la version achetée par le
CNAC-GP en 1985, soulignant ainsi la continuité qui caractérise
son travail au delà de ses objets, comme Fluxus le revendiquait.
Vingt-cinq ans plus tard, appliquer le critère d'originalité
de la sculpture à une installation vidéo peut sembler
aberrant, tant l'intégrité de son dispositif est fragile,
à l'instar de la qualification d'"exemplaire unique"
pour une uvre dont le principe est technique, visuel et reproductible.
A contrario, la vidéo incorporée à l'uvre
plastique ne saurait totalement l'assimiler à la création
audiovisuelle ou à l'édition. En fait, Paik rejetait
certains aspects conventionnels qu'il jugeait sans fondement ou
anachroniques quant à sa démarche créative,
comme les scrupules nourris par le musée sur la simultanéité
de l'exposition Moon is the Oldest TV à New York et à
Paris dans Le Temps, vite!. Le point de vue de Paik appelle à
une révision des catégories patrimoniales traditionnelles,
dans ce qu'elles doivent prendre en compte et au regard des droits
qui en dérivent.
Que cette "réclamation" se fasse à l'extérieur
du musée - d'où son caractère manifeste et
dérangeant - ne signifie pas que ce dernier la mette fondamentalement
en cause. Il n'existe pas de certificat officialisant les modalités
d'installation ni les caractéristiques précises des
éléments; les valeurs d'usage restent donc contestables.
La conservation de l'uvre conduit nécessairement le
musée à envisager l'obsolescence du matériel
et de sa technologie, et donc leur évolution à terme,
en accord avec l'artiste. Ensuite, en interdisant le mouvement des
éléments interchangeables (les moniteurs et les lecteurs)
mais en acceptant de prêter les bandes vidéo21,
l'institution admet de fait une hiérarchie au sein des éléments
de Moon is the Oldest TV sans que son intégrité en
soit altérée. Bien plus, Paik a reconfiguré
son installation dans l'enceinte même du Musée, à
l'occasion de sa présentation dans les salles (1985, 1992),
en modifiant le nombre et le type de moniteurs22.
Il a ensuite agréé le codage numérique des
données visuelles. Le musée a enregistré ces
variations au sein de l'uvre en distinguant dans sa documentation
ses états successifs, sans pour autant qu'ils génèrent
d'exemplaires originaux. N'est-ce pas pourtant ce qui aurait dû
ressortir de ces expériences conduites sur ce qui était
à l'origine une "sculpture vidéo" ?
Moon is the Oldest TV a donc été présentée
à New York avec le cartel suivant: "1965, colored version
2000. Collection CNAC-GP, MNAM, Paris. This variation of the 65'
original created for The Worlds of Nam June Paik is made possible
by the NASA Art Program". Les moniteurs, au nombre de treize,
se répartissaient dans une rotonde à la luminosité
naturelle (le MNAM privilégie quant à lui la pénombre
constante). Aux bandes d'origine s'est ajoutée Full Moon,
montrant un vol d'oiseau en images de synthèse, et l'ensemble
a été légèrement colorisé. En
compilant dans son intitulé l'amplitude historique de Moon
is the Oldest TV, Paik assimile la notion de version à celle
de génération. Si du point de vue juridique, New York
et Paris jouissaient au même moment de deux installations
distinctes, l'esprit de son auteur désignait quant à
lui une uvre qui était la même tout en étant
autre. L'esprit du musée a répondu, dans la démarche
historique qui lui est propre, à celui de Nam June Paik,
arguant d'une sorte de "droit de mémoire" - sinon
d'origine - évoqué auparavant. Son autorisation s'est
assortie du souhait d'avoir communication de tous les ajouts et
modifications entrepris par l'artiste, afin d'enrichir la documentation
de Moon is the Oldest TV. Aucune exigence juridique ne fonde cet
accord: il ne dépend que de la bonne disposition des parties
et de leur volonté de poursuivre leur collaboration.
A son terme, cette (fausse) fable trouve une morale: la diffusion
de Moon is the Oldest TV a remis en perspective l'engagement artistique
de son auteur et les modalités dans lesquelles s'est déroulée
son acquisition, en poussant chacun à sortir de ses retranchements
ou à éprouver ses limites. Ce que le MNAM conserve
aujourd'hui n'est pas tout à fait ce qu'il a acheté,
de son propre fait comme de celui d'agents qui lui sont extérieurs.
L'acquisition et son régime visent un objet mais ne peuvent
s'appliquer à son concept23.
Quand d'aventure le concept remet en jeu l'objet, il interroge et
éventuellement discute à rebours le cadre conventionnel
de la cession. Ainsi sont battues en brèche les obsessions
d'exclusivité de la propriété, de l'authenticité
de la chose acquise, du "trésor national" et de
sa pérennité, qui hantent les greniers des collections
publiques. C'est pourquoi la collectivité se demande parfois
ce qu'elle a acheté et de quoi elle est propriétaire.
L'objet résulte de l'acquisition, mais n'en constitue pas
le principe. Acquérir, c'est en premier lieu agréer
les termes d'un contrat défini par des parties. En percevoir
et maîtriser les conséquences fait toute la valeur
de l'exercice.
Quand Jamais deux fois la même, 1967/1985/ 1990/1994
de Daniel Buren n'est pas "mise en uvre" (au sens
littéral) dans les salles du MNAM, cette installation évolutive
in situ est conservée dans un classeur au Cabinet d'art graphique.
Son inscription permanente au sein de la collection se résume
à un certificat/avertissement24.
Le CNAC-GP n'a pas acquis d'élément corporel puisque
le concept de l'uvre motive une re-création différente
à chaque exposition. "Le principe est de recouvrir uniformément
de papier prérayé un mur entier, choisi par le propriétaire
de l'uvre, le Musée en l'occurrence, ce qui implique,
bien entendu, un faire nouveau à chaque présentation.
Peu importe encore la couleur choisie pour les rayures. Le nombre
de possibilités de présentation est infini. L'espace
choisi, mur extérieur ou intérieur d'un bâtiment
- pouvant aller du plus infime au plus long - peut présenter
toutes sortes d'éclairages et se montrer sous toutes les
couleurs du prisme"25.
L'uvre trouve une réalité matérielle
dans son exposition, et seulement dans ce cas. Si l'acquisition
porte sur cet objet éphémère, le cadre de sa
cession le dépasse largement. Le seul support matériel
transféré est l'avertissement dont la valeur est essentielle:
il est l'uvre dans son origine, puisque sans lui elle ne peut
être réalisée conformément aux volontés
de l'artiste. On peut donc considérer ce protocole comme
partie intégrante de l'uvre au même titre que
les éléments qu'il décrit. Mais le certificat
en lui-même ne fait pas l'uvre; c'est pourquoi son exposition
n'est a priori pas justifiée. En revanche, il permet d'attribuer
l'uvre à son auteur, en vertu à l'observation
des clauses. Par conséquent, l'avertissement rend compte
du concept d'originalité, d'unicité et d'authenticité
de la chose artistique. C'est l'une des raisons pour lesquelles
il doit être validé par une procédure contractuelle
(engagement du propriétaire, paraphe et remise d'un coupon
à l'artiste) et qu'il n'en existe pas de duplicata. Jamais
deux fois la même n'est pas un multiple, ne vient pas de nulle
part et n'appartient pas à tout le monde. Si les clauses
du certificat ne sont pas respectées, l'attribution de Jamais
deux fois la même tombe et perd son identité artistique
dans l'anonymat.
L'avertissement concrétise la relation indéfectible
de l'auteur et de son uvre, en même temps qu'il y implique
son propriétaire, puisqu'il le désigne comme garant
de cette cohésion. N'est-il alors pas concevable que ce qui
fait véritablement uvre, c'est l'économie de
ce ménage à trois? Les clauses du certificat se bornent
à organiser ses rapports, en rappelant les rôles, devoirs
et limites de chacun. Cette approche politique (et domestique ?)
de la société de l'art se fonde sur la latitude du
droit d'auteur, dont le certificat déploie tout l'éventail.
L'uvre ne résulte que de l'acceptation, en connaissance
de cause, des droits moraux et patrimoniaux prévus par le
Code de la propriété intellectuelle français26.
Notamment, la cession à un propriétaire successif
motive une nouvelle procédure contractuelle. Un droit de
suite est aussi prévu. Et surtout, toute exposition publique,
dans quelque contexte que ce soit (intra-muros ou dans le cadre
d'un prêt), est soumise à autorisation préalable,
à l'instar de la reproduction iconographique de l'uvre.
Dans le cadre de la collection publique et de l'activité
du musée, le fait que l'artiste réserve son droit
de représentation devient une contrainte majeure. La vocation
d'un musée, outre de collectionner, étant d'exposer
et de diffuser, il pourrait se retrouver en situation de ne pas
réaliser sa mission. Cet aspect pose en fait plus de questions
qu'il n'engendre de problèmes. La compréhension de
l'uvre exigeant celle du concept fondant l'esprit et la lettre
de l'avertissement, le musée ne verra aucun intérêt
à le contrarier. Inversement, on peut admettre que son éventuel
égarement, inévitablement décelable, ne ferait
que réactualiser la problématique de l'uvre
et renforcer les liens entre les parties. Ce que le musée
collectionne ici, c'est une uvre de l'esprit. L'esprit d'une
médiation.
En vendant Jamais deux fois la même, Daniel Buren n'a pas
cédé son droit d'exploitation sur l'uvre, puisque
cette réserve concourt précisément à
la sauvegarde de son attribution. Logique. En revanche, son éventuelle
réserve attire l'attention moins sur l'exercice de ce droit
que sur les conséquences de l'absence de sa cession, cette
dernière étant rarement négociée dans
le domaine des arts plastiques, ni dans son principe, ni dans son
coût.
Cette réflexion ouvre une perspective peu amène:
outre le vent de révolution qu'elle ferait souffler sur les
usages des musées, l'acquisition du droit de représentation
des milliers de peintures, sculptures, objets
non tombés
dans le domaine public, déstabiliserait leurs budgets. Si
une telle éventualité survenait, tout un pan de l'économie
des musées d'art moderne et contemporain, dont les arts plastiques
composent la grande majorité des collections, serait à
réformer. Mais serait-elle viable?
Beaucoup d'entre eux pratiquent déjà une économie
à deux vitesses, par l'introduction au sein de leur collection
de l'art visuel. Les arts vidéo et cinématographique
ne laissent pas place au doute: exposer un film Super 8 de Vito
Acconci ou une cassette Bétacam de Sadie Benning n'ayant
aucun sens, l'acquisition du support s'accompagne nécessairement
de la négociation spécifique des droits liés
à leur exploitation. L'incorporation d'éléments
audiovisuels - régis par un cadre réglementaire précis
- à une uvre plastique entretient l'ambiguïté
et complique la donne juridique et financière. Ces pratiques
mixtes entraînent parfois le musée sur des terrains
instables et peu familiers
mais lui donnent aussi des idées.
Même à l'heure du numérique, qui transforme
la reproduction en clone, l'"aura" de l'uvre n'est
pas encore moribonde. La multiplicité tend à redéfinir
l'originalité et la valeur dont elle est assortie. Pendant
quelques années, les uvres de Pipilotti Rist étaient
diffusées sans limitation. Après que le CNAC-GP eut
acquis en 1999 les droits de diffusion de la vidéo I'm not
The Girl Who Misses Much, 1986, Christie's - Zürich a mis en
vente I'm not The Girl Who Misses Much sous forme d'édition
signée et numérotée (16/200), et en 2001, la
bande a été associée à une carte postale
et une lettre enfermées dans un boîtier en bois, édité
cette fois-ci à 300 exemplaires. Outre le caractère
spéculatif et mercantile que dissimule hypothétiquement
une telle entreprise, l'on peut discerner dans ces éditions
postérieures l'attraction du média vers l'originalité
du geste artistique et la valorisation de l'objet qui le véhicule.
Ceci ne remet nullement en cause le travail de Pipilotti Rist. Disons
que la démarche n'est pas aisée à justifier,
si l'on ne garde pas en mémoire le fantasme exclusif et précieux
qui inspire le désir de la collection
Héritiers d'une longue tradition vouée au culte du
Rare, du Sacré et du Beau, les musées d'art moderne
et contemporain ne peuvent être insensibles à cette
conduite équivoque, car ils sont eux mêmes habités
par le doute. Faut-il acquérir des uvres largement
disponibles dans les bacs des officines multimédia, les salles
de cinéma, sur des sites Internet? Le musée n'est
ni le Dépôt légal, ni une médiathèque,
alors pourquoi s'encombrer d'uvres reproductibles et très
accessibles?
Si le musée continue d'acheter des films, des vidéos
et des uvres numériques, c'est parce que justement
il est un musée, à savoir un lieu de choix, distinguant
des partis pris et des expressions qui construisent, déclinent
et esquissent les étapes d'un projet historique au sein d'une
collection. C'est pourquoi il est doté d'une commission d'acquisition.
Ensuite, un musée travaille sur l'uvre du temps. C'est
pourquoi il dispose d'une équipe de conservateurs, qui ne
sauraient déléguer la permanence de leur collection
aux aléas d'une diffusion régie par les lois éphémères
du commerce et du marché.
S'émanciper du critère d'unicité signifie pour
le musée une transition considérable, mais ne constitue
certainement pas une panacée. Le musée doit encore
savoir gérer les stratégies mises en jeu dans ces
formes de création. Les installations combinant plusieurs
médias réclament l'association de plusieurs savoir-faire,
du matériel coûteux et pas mal de temps. Leur processus
tend vers le modèle de production audiovisuelle classique,
dans ses cadres humains, ses logiques financières, ses systèmes
de distribution. Les frontières deviennent poreuses entre
les divers acteurs et les rôles peuvent se partager. Nombre
d'uvres ne verraient pas le jour sans la mise en commun de
ressources d'horizons divers. Et nombre d'institutions ne pourraient
les acquérir sans participer à leur création.
Ainsi, la production de The Third Memory, 1999 de Pierre Huyghe
a été financée par plusieurs partenaires dont
le CNAC-GP et Anna Sanders Films sarl, société de
production co-fondée par l'artiste. Ce tour de table a permis
la viabilité du projet et la production de cette installation
à cinq exemplaires, dont un d'artiste.
Dans The Third Memory, Pierre Huyghe reconstitue le film de Sydney
Lumet Dog Day Afternoon (Un après-midi de chien), substituant
à l'acteur la personne réelle dont le rôle est
inspiré. Cette "catharsis" aspire à rendre
à cet homme son histoire, à travers la réinterprétation
de son destin cinématographique. Un extrait du film de Lumet
et la bande de Huyghe sont diffusés dans deux salles où
est installé du matériel documentaire contextualisant
le fait divers.
Outre le possible sentiment "d'origine" dont peut se
prémunir le MNAM, la co-production lui permet la jouissance
d'un exemplaire à un coût plus avantageux que celui
proposé par le marché concernant le dernier-né
d'un artiste fort prisé, avec les droits d'exploitation y
afférant pour la durée de protection légale.
Le musée a donc intérêt à être
producteur. Sa personnalité lui impose toutefois une limite
l'empêchant d'assumer ce rôle jusqu'au bout; les collections
publiques étant inaliénables, il n'a pas à
jouir des droits commerciaux. Ce n'est pas le cas des autres co-producteurs
de The Third Memory, s'ils relèvent du droit privé.
L'usage veut que l'exemplaire d'artiste ne puisse pas être
vendu. En revanche, les trois exemplaires restants sont disponibles
à la vente. Mais l'institution ne peut prétendre à
aucun retour sur les plus-values réalisées sur ces
uvres rigoureusement distinctes de la sienne. Dans le contexte
de la collection publique, cette subvention indirecte de l'Etat
au marché peut donner à réfléchir.
Enfin, la diffusion de The Third Memory hors du CNAC-GP signale
la pluralité des régimes qui la caractérise,
à travers les nombreuses démarches auxquelles l'emprunteur
soit se soumettre. Contrairement à un film ou une vidéo,
l'installation ne se déplace pas d'un seul bloc: chacun de
ses composants est à considérer de façon autonome.
Après avoir sollicité l'agrément du musée,
la structure d'accueil doit négocier pour son propre compte
auprès des ayant droits concernés les autorisation
d'exploitation de l'extrait du film Dog Day Afternoon de Sydnet
Lumet, de deux vidéos documentaires et de documents d'archive
(pages du New York Times, de Life Magazine et du Daily News) incorporés
dans l'installation. L'emprunteur se trouve lui aussi engagé
dans la logique globale de la production de l'uvre, et il
y contribue a posteriori en payant sa part de droits d'exploitation.
Cette cascade de droits et la variété des objets,
des auteurs et des statuts qu'ils visent, offrent sans doute l'illustration
la plus manifeste du brassage des catégories artistiques,
mais aussi de l'intégration de plusieurs modèles économiques
dont la coexistence paraît plus ou moins maîtrisée.
Quand l'art contemporain échappe aux paramètres standards
de la collection, le musée sait tout de même faire
preuve de ressources. Immemory, 1997 de Chris Marker est une uvre
multimédia qui réunit des images fixes et animées,
des illustrations sonores et graphiques ainsi que des logiciels.
Ces éléments sont organisés par une programmation
informatique à usage interactif. Son contenu n'ayant pas
vocation à évoluer, il est fixé sur un support,
en l'occurrence numérique. Immemory existe sous deux formes
aussi légitimes l'une que l'autre : une installation multimédia,
entrée dans les collections du MNAM par don de l'artiste;
un CD-rom coproduit par le CNAC-GP et Les films de l'Astrophore.
En tant qu'éditeur de l'uvre dans le format d'un produit
multimédia27, le Centre
Pompidou peut jouir des droits commerciaux attachés à
sa personnalité de producteur du CD-rom Immemory. En revanche,
le contenu audiovisuel et le processus interactif inhérent
à la technologie mise en uvre ne constituent qu'un
élément de l'installation acquise par le musée,
qui comprend aussi des ordinateurs, des tables, des sièges
et un chat reproduit sur un mur. L'édition multimédia
intègre la collection sous une forme gérable par le
statut de l'installation, sans que leurs régimes respectifs
génèrent une incompatibilité. Reste juste un
souci à dissiper: la multiplication à l'envi de l'installation,
sans contrôle effectif de l'artiste ni du propriétaire.
Avec une bonne photo du chat, quelques ordinateurs personnels, une
commande chez Ikea, n'importe quel acquéreur du CD-rom peut
présenter l'installation du Centre Pompidou (numérotée
1/1) à son insu. Qui a dit que l'art contemporain échappait
à la collection - et à son auteur?
Alors, faut-il "brûler le musée"? La tentation
d'abattre le "temple de la tradition" ne saurait pourtant
résister à la fascination spéculaire que le
musée exerce sur ses "usagers". Sa collection est
un lieu d'étalonnage constamment chahuté, et son activité,
un observatoire ouvert sur la régénération
des rapports entre les acteurs du phénomène artistique.
Par essence contextuels, le musée et ses conventions ne sont
affranchis ni de la théorie, ni de l'expérience, ni
des controverses. Comme outil d'investigation et d'interprétation,
le musée transcrit au sein de sa collection, dans une mesure
large et manifeste, les opérations de transfert entre les
arts, la politique culturelle, le commerce et le marketing. La clé
juridique - ici maniée avec la simplicité de l'amateur
- fait jouer bien des verrous à la compréhension des
systèmes. Les uvres évoquées auparavant
et les hypothèses qu'elles inspirent offrent de brèves
illustrations qui ne constituent en rien des exceptions.
Mais la clé économique fonctionne aussi très
bien. Plus qu'il ne se possède, l'art contemporain s'exploite
et se consomme via un cadre relationnel: c'est dans l'équilibre
de cette transaction que se situe l'enjeu de la bataille du recyclage
des valeurs artistiques.
"L'accès à l'information, son retraitement et
sa circulation, sous quelques formes qui soient, caractérisent
les pratiques artistiques et culturelles, autant que les échanges
économiques et financiers contemporains. (
) Le principe
d'accessibilité pourrait bien faire que la connexion supplante
le capital, l'immatériel l'actif. C'est le principe de propriété,
dans son acception traditionnelle, qui vacille."28
Ainsi que l'évoquent yann beauvais et Jean-Michel Bouhours,
au monopole de l'artiste sur son uvre comme acte de résistance,
succède la revendication libertaire du "copier-coller",
de l'échantillonnage, de l'emprunt et du remix, qui viennent
battre en brèche les cadres disciplinaires du droit de l'auteur,
du commerce et de l'industrie. L'art numérique est fatal
à l'instinct de propriété. Jusqu'à aboutir
à l'utopie d'un domaine public autonome, grâce au concept
du Copyleft (par opposition au principe anglo-saxon du copyright)
apparu en 1999: ""Copyleft Attitude" a pour objectif
de faire connaître et promouvoir la notion de copyleft dans
le domaine de l'art contemporain. Prendre modèle sur les
pratiques liées aux logiciels libres pour s'en inspirer et
les appliquer pour la création artistique. C'est la raison
pour laquelle nous avons mis au point la Licence Art Libre. C'est
un outil pour créer des uvres en autorisant la libre
copie, la libre distribution et la libre transformation en respect
avec les droits de l'auteur."29
Entre les deux conceptions communautaires incarnées par
le musée et la Licence Art Libre, se déclinent de
multiples économies qui procèdent tant de l'invention
que de la subversion, quand elles pénètrent le domaine
public érigé en fief de la liberté
ou
en territoire de la tyrannie.
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1. Le régime de la domanialité
publique concerne des biens dont l'état, une collectivité
publique ou un établissement public sont propriétaires
et qui sont affectés soit à l'usage du public, soit
à l'exécution du service public.
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2. cf. Didier Semin, Le peintre et son modèle
déposé, Editions du MAMCO, Genève, 2001
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3. cf. Sol LeWitt, "Paragraphs on Conceptual
Art", Artforum, juin 1967 et "Sentences on Conceptual Art",
Art-Language, vol. I, n°1, mai 1969
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4. Pour une analyse de la destructuration opérée
par les nouvelles technologies, cf. Bernard Edelman,
"Le crépuscule du droit d'auteur", Le Messager européen,
n°8, 1994, Ed. Gallimard, Paris
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5. cf. "WWW.net.art" de Gregory Chatonsky,
le Journal 8, Centre national de la photographie, Paris, ainsi que
http :
www.centrepompidou.fr/netart/, exposition Vernaculaires, avec notamment
les uvres de Mark Napier.
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6. Rapport de Louis Hautecoeur au ministre sur
les acquisitions du Musée du Luxembourg in Musée national
d'art moderne, historique et mode d'emploi, réalisé
par Catherine Lawless sous la direction de Dominique Bozo, Editions
du Centre Pompidou, Paris, 1986
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7. Intervention de Jean Cassou, colloque ICOM,
19/10/64, idib., p. 54-55. Jean Cassou fut conservateur en chef
du MNAM de 1940 à 1965.
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8. cf. cat. Les sources du XXe siècle.
Les arts en Europe de 1884 à 1914, MNAM - Ed. Les presses artistiques,
Paris, 1960, considérée aujourd'hui comme la première
exposition pluridisciplinaire.
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9. cf. notamment cat.
Quand les attitudes deviennent forme, uvres, concepts, processus,
situations, information, Kunsthalle, Berne, 1969
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10. Pour un panorama national et international,
cf. Michel Laclotte, "L'expansion des musées: constructions,
extensions, rénovations", L'avenir des musées,
actes du colloque organisé au Musée du Louvre en mars
2000, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris,
2001
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11. Par exemple, et pour le meilleur des cas,
le budget d'acquisition du Centre Pompidou pour les collections du
MNAM/CCI (tous domaines et périodes confondus) s'élevait
en 2000 à 8% du budget de fonctionnement de l'établissement
(environ 551,4 M FF). Le personnel concerne 53 % de ce budget, les
locaux 20%, la production culturelle (expositions, cinémas,
spectacles) 11%, les services généraux et communs 5%
et la diffusion culturelle (activités pédagogiques,
relations avec le public, production éditoriale) 3%.
A titre indicatif, le budget de fonctionnement du Musée de
la Ville de Paris en 2001 se montait à environ 66 M FF, dont
20 M FF affectés au expositions (soit 30%) et 8,5 M FF aux
acquisitions (13%).
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12. cf. l'avis présenté au nom
de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales
sur le projet de loi
de finances 2000, tome III, culture et communication, par M. Bruno
Bourg-Broc, Député, I.C.2 "Le sacrifice des crédits
d'acquisition".
Cf. tout particulièrement le paragraphe sur le CNAC-GP évoquant
le transfert partiel de sa dotation pour les acquisitions sur son
budget de fonctionnement. www.assemblee-nationale.fr/.
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13. Sur les 33 musées nationaux gérés
par la RMN, seuls quatre concernent l'art moderne et contemporain.
La France compte 1078 musées classés et contrôlés;
seuls 33 d'entre eux sont dédiés à l'art contemporain.
En 1998, le réseau associatif des FRAC a consacré
en moyenne 40% de son budget à l'acquisition, le reste étant
absorbé par les frais de fonctionnement / diffusion et d'équipement
(NB: variation de 20% à 50% selon
les établissements).
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14. Sur la diversité des statuts et les
fusions: Les "Abattoirs" de Toulouse est un syndicat mixte
Ville-Région suite à la fusion du Musée municipal
d'art moderne, du Centre régional d'art contemporain et du
FRAC Midi-Pyrénées; Le Nouveau Musée - Institut
d'art contemporain de Villeurbanne a un statut associatif résultant
de la fusion du Centre d'art et du FRAC;
le CNAC-GP est un établissement public; la Galerie nationale
du Jeu de Paume, une association régie par la loi de 1901;
le Musée d'art moderne de Saint-Etienne, un musée de
communauté urbaine.
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15. cf. Glenn Lowry, "Impératifs
financiers et nouveaux modèles de fonctionnement", L'avenir
des musées, op. cit.
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16. Dans son introduction à l'ouvrage
publié en 1991 pour l'inauguration de la GNJP, Alfred Pacquement,
son directeur, annonçait "la transformation du Jeu de
Paume en une galerie nationale pour l'art de notre temps, en un lieu
toujours renouvelé, sans collection permanente, où le
public pourra découvrir, sous ses formes multiples, stimulantes,
dérangeantes parfois, les aspects de l'art d'aujourd'hui."
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17. Le Palais de Tokyo, créé à
l'initiative du Ministère de la culture et de la communication
en 1999, est une association sans but lucratif régie par la
loi de 1901. NB: parmi ses membres figure Alanna Heiss, directrice
de P.S.1 et Jean-Hubert Martin, directeur du Museum Kunst Palast de
Düsseldorf et anciennement à la tête du MNAM/CCI.
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18. cf. www.palaisdetokyo.fr
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19.
cf. Vidéo et après, la collection vidéo du Musée
national d'art moderne, catalogue établi sous la direction
de Christine Van Assche, Ed. du Centre Georges Pompidou / Ed. Carré,
Paris, 1992
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20. Sont particulièrement visés
ici le droit à la paternité (droit moral) et le droit
de représentation (droit patrimonial).
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21. Cette dissociation est une pratique courante
dans le cadre du prêt d'installations vidéo.
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22. Les moniteurs varient de 9 à 12, pouvant
aller jusqu'à 17, des téléviseurs couleurs succèdent
à certains en N/B.
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23. NB: il existe en droit français une
nette distinction entre l'idée et la forme que peut prendre
cette idée.
"la loi ne protège que des objets déterminés,
individualisés et parfaitement identifiables, et non pas un
genre ou une famille de formes qui ne présentent entre elles
des caractères communs que parce qu'elles correspondent toutes
à un style ou à un procédé découlant
d'une idée".
TGI Paris, 26/06/87, D88 som. com. p. 201, à propos des emballages
de Christo.
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24. Le modèle de l'avertissement (1969)
est reproduit, avec celui du certificat qui lui est antérieur
(1968), dans Daniel Buren, Les Ecrits (1965-1990), tome I: 1965-1976,
capcMusée d'art contemporain, Bordeaux, 1991
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25. cf. La collection du MNAM, acquisitions 1986-1996,
sous la direction de Agnès de la Beaumelle et Nadine Pouillon,
Ed. du Centre Pompidou, Paris 1996
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26. Le droit d'auteur comprend le droit moral
et le droit patrimonial.
Le droit moral se décompose comme suit:
- les droits déterminant la vie de l'uvre, à savoir
le droit de divulgation, le droit de repentir et de retrait,
- les droits assurant le respect de l'uvre et de l'artiste,
soit le droit à la paternité et le droit au respect
de l'uvre.
Le droit patrimonial comprend:
- les droits liés à l'exploitation, soit le droit de
reproduction et le droit de représentation,
- le droit de suite.
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27. Le statut des créations multimédia
s'avère relativement instable. Cf. Marie Cornu, Nathalie Mallet-Pujol,
Droit, uvres
d'art et musées, CNRS Editions, Paris, 2001, art. 646-655
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28. cf. yann beauvais et Jean-Michel Bouhours,
introduction du cat. Monter/Sampler, L'échantillonnage généralisé,
sous la direction de yann beauvais et Jean-Michel Bouhours, coéd.
Editions du Centre Pompidou/Scratch, 2000
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29. cf. www.artlibre.org et "Copyleft Attitude
par Antonio Gallego et Roberto Martinez", entretien réalisé
par Agnès Lontrade, Mouvements, dossier Les valeurs de l'art
coordonné par Dominique Sagot-Duvauroux et Stephen Wright,
n°17, septembre-octobre 2001,
Ed. La Découverte, Paris
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