Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 17
 
 
L'art vivant, le musée et leurs petites
économies, Pièce en 6 œuvres et 5 épisodes
NATHALIE LELEU (*)

" 12 AVRIL 1912

L'EXPERTISE ET LA COLLECTION.
RÉUNIR DES OBJETS QUI PARFOIS N'ONT QU'UNE QUALITÉ QUI EST DE DIFFÉRER LÉGÈREMENT ENTRE EUX EST ENCORE UN HOMMAGE - GROSSIER PARFOIS - RENDU À LA DIFFÉRENCE. LE COLLECTIONNEUR CROIT VULGAIREMENT, OU EST CRU, RÉUNIR UN LOT DE "SEMBLABLES" OU ANALOGUES PIÈCES … QUELLE ERREUR! C'EST DANS LA DIFFÉRENCE QUE GÎT TOUT L'INTÉRÊT. PLUS LA DIFFÉRENCE EST FINE, INDISCERNABLE, PLUS S'ÉVEILLE ET S'AIGUISE LE SENS DU DIVERS. (…) TOUTE SÉRIE, TOUTE GRADATION, TOUTE COMPARAISON ENGENDRE LA VARIÉTÉ, LA DIVERSITÉ. SÉPARÉS, LES OBJETS SEMBLAIENT VAGUEMENT SEMBLABLES, HOMOGÈNES; RÉUNIS, ILS S'OPPOSENT OU DU MOINS "EXISTENT" AVEC D'AUTANT PLUS DE FORCE QUE LA MATIÈRE, PLUS RICHE ET PLUS SOUPLE, A DAVANTAGE DE MOYENS ET DE MODALITÉS NUANCÉES. "

VICTOR SEGALEN, ESSAI SUR L'EXOTISME

 

Entre les ateliers des artistes, les réserves des musées et les expositions qui les accueillent, l'art contemporain transite sous des formes variables et loin d'être équivalentes. Le papier et l'encre, la toile et l'huile coexistent avec des éléments organiques et végétaux, des produits industriels, des données visuelles et des codes numériques. Ils constituent des signes qui s'inscrivent dans une forme inerte, sur un support animé, à travers une dimension virtuelle. Leur valeur peut résider dans l'existence d'un objet physique, l'observation d'un protocole manuscrit, la combinaison de technologies. Leur incarnation met en jeu des échelles spatiales et temporelles mobiles. Tout cela finit par faire œuvre, mais avec un degré d'originalité et de matérialité divers ainsi qu'une gamme de statuts étendue.
Cette autonomie de l'œuvre par rapport à son support transforme les conditions de sa représentation, de sa conservation et de sa diffusion. Elle norme tout autant qu'elle perturbe les relations existantes entre artistes, commissaires d'expositions, conservateurs, collectionneurs et publics. Rien de nouveau sous le soleil, et s'en étonner serait ignorer la dimension spéculative et fatalement instable qui fonde la démarche artistique. Mais cela ne va pas de soi. De ces stratégies mises en œuvre dérivent des économies - à tous les sens du terme - qui pénètrent l'aire faussement consensuelle autour de laquelle les opérateurs de l'art gravitent: la collection - le paradigme ouvert de l'œuvre - et son corollaire conventionnel, le musée.

Organe attractif et fédérateur, le musée instrumentalise autant ces économies que ces dernières interrogent les paramètres conceptuels, historiques et physiques de la collection, les contrarient, voire les nient. Par essence, le Domaine public1 offre une large visibilité sur les transformations des champs et des pratiques de la production culturelle, les résistances qu'elles suscitent et les réformes qu'elles annoncent. Les problématiques s'y rencontrent, y déversent leur charge critique et engendrent quelques paradoxes. La collection publique ménage un lieu de débat ouvert à toutes les questions, qu'elles soient d'ordre politique, esthétique ou juridique - et ces notions sont plus que jamais sollicitées par la création actuelle. Quitte à remettre en cause la légitimité de sa vocation, de son espace et de sa propriété, jusqu'à poser la question ainsi formulée par Didier Semin: "la collection, entendue comme l'acte fétichiste de s'approprier des objets singuliers pour les faire entrer dans des séries, est-elle encore un acte adéquat aux œuvres qui se produisent aujourd'hui et ne répondent plus aux caractéristiques de l'objet singulier ? Peut-on collectionner des œuvres dans la nature même desquelles est inscrite une possibilité d'ubiquité ? Ou: le musée (…) demeure-t-il une destination pour ces œuvres ?"2

Au sein des collections qu'ils enrichissent, dans les lieux qui les exposent et les réseaux qui les diffusent, les objets de la création signalent, depuis une petite centaine d'années, une redistribution plus ou moins volontaire des rôles, des attributs et des responsabilités entre les divers acteurs du spectacle de l'art. Entre 1913 et 1920, c'est avec une pelle à neige, un séchoir à bouteilles et une roue de bicyclette que Marcel Duchamp expulse de l'œuvre sa qualité formelle en même temps que son caractère unique et authentique, ces dernières valeurs se reportant sur le geste de l'artiste et le regard du spectateur. Jusqu'à la négation et la disparition assumées de l'objet esthétique, il n'y a qu'un pas, franchi à travers le siècle dans la rédaction des certificats par les artistes conceptuels. Sol LeWitt l'atteste dans Paragraphs on Conceptual Art en 1969: "Sentence on Conceptual Art: les idées peuvent être des œuvres d'art. Elles s'enchaînent et finissent parfois par se matérialiser mais toutes les idées n'ont pas besoin d'être matérialisées"3. Dont acte: la concrétisation de l'œuvre n'étant que circonstancielle, seul le formulaire contractuel réglant son processus en signifie l'essence et l'intangibilité, par le respect des modalités de réalisation et d'exposition qu'il impose. Après la chose, voici l'espace de représentation exproprié à son tour et reconfiguré par le concept / certificat. L'objet et l'espace ne sont pas les seuls à être mis en jeu dans cette perte de référence physique de la création, car cette dernière implique autant l'artiste que son collectionneur dans une translation entre le créateur et le contemplateur tendant à la perversion de leur statut respectif. L'acquisition d'œuvres de Daniel Buren, Tania Mouraud, Lawrence Weiner, Carl Andre … suppose le transfert, de l'auteur au collectionneur, de la responsabilité de l'acte créateur physique, dont il devient le garant auprès de l'artiste dans tous les aspects de la diffusion de l'œuvre.

L'introduction des médias dans le processus artistique a accéléré la requalification du statut de l'œuvre en complexifiant les paramètres de son autonomie, venant enrichir une généalogie déjà foisonnante. Le divorce de l'artiste et de l'objet, le retrait de sa "signature" de la matière, la quête de véhicules symboliques au-delà de la forme et autres problématiques, sont déplacés dans le champ éclaté de la reproductibilité technique, où la relation entre un support et ses données n'est que coïncidente et pas nécessairement signifiante. Si l'inertie du support reste déterminante dans l'œuvre photographique, sa volatilité est manifeste pour le cinéma, la vidéo et la création numérique. Au stade avancé de la dématérialisation de l'œuvre, comme dans le net.art, son intangibilité résulte de l'action d'agents immatériels et des protocoles qui leur sont propres. Issue d'une association permanente d'informations numériques, l'œuvre se constitue dans un processus de fragmentation érigé comme valeur et condition d'existence. La diversité des intervenants et de leur participation procède d'une "interactivité coopérative", dont le cadre collectif contribue à commuter la personnalité de l'artiste et du spectateur4. L'œuvre comme réseau achève de disqualifier la perte de l'origine, préférant la "simulation" au "simulacre"5, et redistribue une nouvelle fois les cartes; point de convergence sans centre unique, localisable et matérialisable, l'œuvre déterritorialise l'acte artistique autant qu'elle exproprie le lieu d'exposition dans un mode d'apparition qui lui est étranger.

 

Quand le musée rentre dans ce jeu de chaises musicales, c'est sa vocation d'exemplarité qui en fait les frais, ainsi que l'œcuménisme de sa "vitrine". "Le [musée du] Luxembourg est un lieu de passage, un laboratoire d'essai. Il ne peut certes se flatter de ne posséder que des chefs-d'œuvre. Il y a des formes d'art qui sont vivaces, d'autres caduques, mais les musées ne sont plus ce qu'ils voulaient être au XVIIIe siècle, où le Cabinet du roi était voisin de l'Académie de peinture : un recueil de modèles pour les étudiants, une illustration de l'esthétique que cette Académie est chargée d'élaborer. Le conservateur du Luxembourg doit donc se charger d'enregistrer les nuances diverses de l'art. Il est des œuvres sans lesquelles on ne comprendrait plus une époque."6 A l'aube des années 30, c'est sous ces auspices audacieux que Louis Hautecœur place le destin du Musée du Luxembourg, dévolu depuis 1818 aux artistes vivants, dont il assure la conservation en chef. Lieu de rassemblement dans l'espace et dans la durée, le musée a forcément vocation à décrire et à classer une généalogie des idées, des actes et des œuvres: la valeur de position historique qui fonde le musée ne peut faire à moins. Il a cependant un devoir d'actualité, afin que sa collection reste un corps souple et mouvant dans le recyclage permanent des valeurs artistiques et le délicat alliage de l'expérience et du témoignage auquel aspirait Hautecœur. Ce n'est pas un hasard si cette définition expérimentale de la fonction du musée surgit sous la plume du conservateur du Luxembourg pour défendre sa politique d'acquisition, quelles que furent les contradictions qu'elle suscitât.

Ses successeurs à la tête des collections du Musée national d'art moderne (MNAM puis MNAM/CCI), puis au sein de l'établissement public du Centre Georges Pompidou (CNAC-GP), n'auront de cesse de plaider pour cette forme très particulière de la réalité de la création que sont le musée et sa collection, afin de "marquer notre participation vivante et organique aux phénomènes artistiques dont ils rendent compte, à leur caractère d'événement. (…) La signification de ces choses ne peut être comprise que dans leur contexte. Elles constituent un ensemble d'idées, de sentiments et de réalités. Il se passe dans notre temps moderne toutes sortes de transformations idéologiques, scientifiques, techniques, industrielles, économiques, politiques et sociales qui ne peuvent manquer de modifier notre conception et notre image du monde, notre manière d'être au monde, notre manière d'être, de vivre et notre sensibilité. Isoler d'un si complexe et si mouvant ensemble nos productions artistiques ne peut que faire de celles-ci un monstre incompréhensible (…)"7. La pensée de Jean Cassou8 participe à la genèse du concept pluridisciplinaire du Centre Georges Pompidou, dont l'assise, à l'origine, repose moins sur l'identité d'une collection que sur l'observation des pratiques artistiques et des intégrations multiples (intervenants, matériaux, disciplines, lieux …) auxquelles ces démarches procèdent dans leur processus créatif9. Les notions d'environnement, de happening, d'action et d'installation affichent une prise en compte spécifique de l'espace de leur représentation, quand elles ne le génèrent pas elles-mêmes. Et l'on comprit alors que l'œuvre exigeait que l'on changeât la "vitrine"…

Dans son union avec l'art, le lieu d'exposition s'entend comme un organe vivant, et son architecture, un événement: l'œuvre fait le lieu et le lieu fait son œuvre. Ce renversement ne se fait pas nécessairement à la faveur de la création contemporaine et de son accueil, tant les conditions économiques qu'il induit dévoient parfois son objectif. Les politiques de sauvegarde et de mise en valeur du patrimoine ainsi que l'essor du tourisme culturel ont conduit depuis vingt ans les pouvoirs publics à investir dans de nouvelles "vitrines" et à réhabiliter les anciennes10. Outre les budgets colossaux engagés dans leur aménagement, les frais de fonctionnement de ces établissements - tendant à dépasser en croissance les communautés qu'ils servent - grèvent des finances publiques où la part réservée aux acquisitions reste modeste11, notamment en regard des activités d'expositions, privilégiées pour leur visibilité et le dynamisme qu'elles insufflent à la vie culturelle. En cas de difficultés conjoncturelles, les crédits dévolus aux acquisitions, qui figurent parmi les dépenses les moins contraintes et donc les plus ajustables, constituent un trésor aisé à ponctionner12… et "l'art vivant", minoritaire dans le paysage patrimonial13, risque de ne pas passer la porte du musée. D'autant que la création contemporaine réclame, dans ses expressions les plus technologiques ou par l'envergure de ses installations, une souplesse de l'espace et une diversité de moyens qui dépassent souvent les compétences naturelles de la machine muséale.
Si sa transformation instantanée et permanente est illusoire, le musée a toutefois fait la preuve de ses capacités d'adaptation. La diversification du statut des institutions muséales ouvre un chapitre important de la réforme de l'économie culturelle en permettant des affectations et des ventilations de crédits de source et de nature différentes, ainsi que des utilisations plus autonomes et moins restrictives. Les musées municipaux ou départementaux gérés en régie directe ne sont plus la norme exclusive; il existe des sociétés d'économie mixte, des associations, des établissements publics ou de groupement d'intérêt public, surtout dans le domaine moderne et contemporain. Ces modifications statutaires ont abouti à des fusions d'institutions potentiellement complémentaires14. La mise en commun et/ou le transfert des moyens, des espaces et des qualifications se révèlent alors décisifs dans la conduite de la politique d'acquisition et le réaménagement des collections. Ces concentrations tendent cependant vers des seuils incompressibles, au-delà desquels l'inflation d'espaces et d'œuvres rapportés pourrait brouiller l'identité historique des collections et précipiter leur lieu d'accueil dans une impasse fonctionnelle. Pour rester vivante et cohérente, l'institution a-t-elle intérêt à se réformer ou à s'ouvrir à des relais et des partenariats ?

PALAIS DE TOKYO / PRÉFIGURATION DES SALLES D'EXPOSITION /
© PALAIS DE TOKYO /
ANNE LACATON ET
JEAN PHILIPPE VASSAL

Le rapprochement du MoMA de New York et de P.S.1 applique les termes d'une alternative espérée viable pour la continuité des collections d'art moderne et contemporain, sans hypothéquer les ressources (œuvres, espaces, finances) et les approches spécifiques à chaque structure. En bref, le MoMA trouvera des débouchés novateurs et stimulants pour ses fonds et P.S.1 gagnera les moyens de production, d'investissement et de négociation qui lui faisaient défaut, sans subir les contraintes de la gestion d'une collection ni de la programmation qu'elle impose. Le principe de circulation des œuvres, des personnels et des compétences entre les deux partenaires devrait nourrir les politiques d'acquisition / production, d'investissement, de programmation et d'action extérieure propres à chacun, au bénéfice d'un développement commun15.

Le système des vases communicants n'a pas été inventé par le MoMA et PS.1, et leur passage à l'acte rappelle les velléités qui ont animé les institutions parisiennes au début des années 90. Ce que la Galerie nationale du Jeu de Paume16 (anciennement, rappelons-le, annexe du "Musée d'art vivant" du Luxembourg pour les Ecoles étrangères) aurait pu devenir pour le Centre Georges Pompidou, c'est peut-être le nouveau-né Palais de Tokyo, dernier enfant "naturel" de l'Etat17, qui l'incarnera. Ce site de création contemporaine, installé dans l'aile qui jadis accueillît le Musée national d'art moderne, réactive l'aventure artistique du lieu sous le signe d'une franche transfiguration: "Derrière la façade monumentale, l'intérieur du bâtiment a pris la forme d'une magnifique friche industrielle. Les hauteurs d'étage sont redevenues amples, les volumétries apparaissent étonnantes, la lumière naturelle est omniprésente et généreuse", avec un plateau sans cloison de 4000 m2. "Les artistes qui seront invités à présenter leur œuvre dans ces espaces auront alors à se confronter à un bâtiment où tout est possible, du nomadisme le plus léger à l'intervention qui redessine ou remodèle l'espace"18. Le projet, sur le papier, s'inscrit dans la catégorie des poids légers: des travaux à 2500 FF le m2, une équipe de 15 permanents, une subvention annuelle de 10,5 M FF combinée à un appel de fonds privés, et des compétences externalisées. L'azimut est le mot d'ordre: "prospectif, actif, mobile, interdisciplinaire, convivial, planétaire et local, imaginatif et concret". Ouvert de midi à minuit, le Palais annonce un rythme irrégulier d'expositions ("6 mois, 4 mois, 1 mois, une journée") et une nuée d'événements in situ et d'actions "hors les murs" (Tokyorama).

Le vocabulaire rappelle le bon vieux temps des années Culture 70's, mais les moyens mis en œuvre sont autres, voire radicalement opposés aux entreprises du passé. Emanation critique des expériences institutionnelles de la post-modernité, le Palais de Tokyo ne manquera pas de susciter des commentaires comparatifs, discriminants ou laudateurs. C'est pourquoi l'on ne peut douter que le nouveau "laboratoire entièrement dédié à la création actuelle" sera un lieu tout autant de rupture que de postérité. Organe programmateur sans objectif conservatoire, le Palais de Tokyo offre a priori un nouveau vecteur d'enrichissement des collections publiques par le potentiel d'acquisitions qu'il ménage au terme de son processus productif. Possible interface entre l'art-en-train-de-se-faire et son état patrimonial, l'environnement expérimental du site propose un instrument alternatif d'information et d'orientation de la politique d'acquisition du musée, dans une collaboration qui ne contrarie ni la cohérence de l'un, ni l'indépendance de l'autre. Encore faut-il vouloir lancer cette "passerelle", et savoir la traverser.

HALL D'ENTRÉE DU MUSÉE NATIONAL D'ART MODERNE /
PALAIS DE TOKYO, 1975 /
© DOCUMENTATION DES ŒUVRES DU MNAM/CCI, CENTRE GEORGES POMPIDOU, PARIS. DR

L'attraction du musée hors ses murs est un phénomène qui a fait son chemin. Et certains artistes, en acceptant de rentrer dans une collection, en bouleversent d'emblée le profil conservatoire.

Acquis en 2000 par le CNAC-GP, Skuptur-Sortier-Station, 1997 de Thomas Hirschhorn a rejoint la collection du MNAM/CCI… à la condition de ne pas être présentée dans les espaces du musée. Conçu comme une réconciliation du projet artistique et de l'espace public, le volume composé par dix vitrines adossées deux par deux, réalisées en matériaux précaires et contenant des "prétextes de sculptures" ne peut être destiné qu'à la rue. Le respect du droit de divulgation de l'artiste - c'est-à-dire le droit qui permet à l'auteur de décider de l'opportunité et des conditions de représentation de son œuvre - exigeait en fait qu'à travers Skuptur-Sortier-Station, la collection abandonne le territoire du musée. Le CNAC-GP dût engager une concertation avec les responsables des espaces choisis - en l'occurrence, la RATP, EDF, la Préfecture de Police de Paris, la Voirie, la Mairie du XIXe arrondissement - visant à satisfaire tous les intérêts en présence : suivre les volontés de l'artiste, gérer les contraintes de l'espace public, et réaliser "l'accrochage" de la nouvelle acquisition du MNAM. En conduisant cette médiation, le musée devînt l'instrument de l'accomplissement du projet de l'œuvre. Après de longues tractations, Skuptur-Sortier-Station, 1997 fut installée sous le pont aérien de la station de métro Stalingrad. Du pouvoir de l'artiste de faire sortir le musée de ses gonds.

A la transmutation de l'espace muséal répond celle des œuvres. Car il arrive qu'elles rentrent au musée dans un état et en sortent sous un autre. Ainsi, Moon is the Oldest TV, 1965 de Nam June Paik a été inscrite en 1985 à l'inventaire du MNAM sous la forme d'une "sculpture vidéo" en exemplaire unique, composée d'images vidéo, de lecteurs, de téléviseurs N&B, d'aimants et de socles. Mais lorsqu'elle a été prêtée pour la rétrospective Nam June Paik au Solomon R.Guggenheim Museum de New York en 1999, c'est une simple autorisation écrite de reconstitution qui a traversé l'Atlantique. L'artiste et le SRGM n'ont pas sollicité le prêt physique de l'œuvre, qu'ils ne considéraient pas indispensable. L'artiste souhaitait non seulement restituer Moon is the Oldest TV, mais en outre faire "évoluer" sa réincarnation, qu'il a datée de 2000. Cette dématérialisation accélérée, qui culbute dans un même élan la référence historique, la valeur d'unicité de l'œuvre plastique et l'intégrité de la propriété acquise, peut causer quelque perplexité. En fait, cela va de soi si l'on combine les expériences de Fluxus, le droit d'auteur et l'évolution de la pratique muséale.

"Sur chacun des téléviseurs apparaît une des phases du cycle lunaire. Nam June Paik exploite ici une technologie élémentaire: par l'adjonction d'un aimant au tube cathodique, avant toute émission d'images enregistrées, il interfère sur le signal électronique, transformant le point en cercle, demi-cercle et autre fragment."19 Moon is the Oldest TV réfère à des éléments de nature diverse, dont certains n'ont pas d'originalité propre au sens du droit d'auteur, comme les téléviseurs et les socles. Ces derniers sont manufacturés et interchangeables, sous réserve de leur remplacement à l'identique. Le support d'enregistrement des données visuelles, dont l'artiste dispose d'une copie d'auteur, est aussi un produit industriel. L'originalité de l'œuvre et la personnalité de son auteur résident dans l'assemblage et l'installation de ces éléments.

C'est ainsi que l'on peut la qualifier de sculpture, dont l'œuvre originale peut s'étendre à huit exemplaires numérotés, comme le prévoit la loi. L'absence de valeur autographe des éléments et la reproductibilité des données visuelles permettaient donc d'éditer Moon is the Oldest TV à plusieurs exemplaires, par analogie avec la production de fontes à partir d'une matrice. Même si l'usage veut que le principe d'une édition se décide simultanément à la création de l'œuvre, rien n'empêchait Nam June Paik, en vertu de son droit d'auteur20, de "refaire" son installation. Mais cela ne pouvait être celle du MNAM/CCI, comme le laissait entendre l'autorisation de reproduction sollicitée par Paik et le Guggenheim: si une sculpture peut avoir des originaux multiples, chacun d'entre eux est distinct et indépendant. La démarche de Paik aboutissait donc à la fabrication d'une nouvelle œuvre, sur laquelle le MNAM n'avait aucun droit de propriété, et encore moins sur les modifications que l'artiste comptait apporter. Sauf peut-être le droit à la mémoire, ce qui ne détonne pas avec la fonction d'un musée… Car c'est dans ce sens qu'il faut interpréter la volonté de Paik de faire référence à la version achetée par le CNAC-GP en 1985, soulignant ainsi la continuité qui caractérise son travail au delà de ses objets, comme Fluxus le revendiquait.

Vingt-cinq ans plus tard, appliquer le critère d'originalité de la sculpture à une installation vidéo peut sembler aberrant, tant l'intégrité de son dispositif est fragile, à l'instar de la qualification d'"exemplaire unique" pour une œuvre dont le principe est technique, visuel et reproductible. A contrario, la vidéo incorporée à l'œuvre plastique ne saurait totalement l'assimiler à la création audiovisuelle ou à l'édition. En fait, Paik rejetait certains aspects conventionnels qu'il jugeait sans fondement ou anachroniques quant à sa démarche créative, comme les scrupules nourris par le musée sur la simultanéité de l'exposition Moon is the Oldest TV à New York et à Paris dans Le Temps, vite!. Le point de vue de Paik appelle à une révision des catégories patrimoniales traditionnelles, dans ce qu'elles doivent prendre en compte et au regard des droits qui en dérivent.

Que cette "réclamation" se fasse à l'extérieur du musée - d'où son caractère manifeste et dérangeant - ne signifie pas que ce dernier la mette fondamentalement en cause. Il n'existe pas de certificat officialisant les modalités d'installation ni les caractéristiques précises des éléments; les valeurs d'usage restent donc contestables. La conservation de l'œuvre conduit nécessairement le musée à envisager l'obsolescence du matériel et de sa technologie, et donc leur évolution à terme, en accord avec l'artiste. Ensuite, en interdisant le mouvement des éléments interchangeables (les moniteurs et les lecteurs) mais en acceptant de prêter les bandes vidéo21, l'institution admet de fait une hiérarchie au sein des éléments de Moon is the Oldest TV sans que son intégrité en soit altérée. Bien plus, Paik a reconfiguré son installation dans l'enceinte même du Musée, à l'occasion de sa présentation dans les salles (1985, 1992), en modifiant le nombre et le type de moniteurs22. Il a ensuite agréé le codage numérique des données visuelles. Le musée a enregistré ces variations au sein de l'œuvre en distinguant dans sa documentation ses états successifs, sans pour autant qu'ils génèrent d'exemplaires originaux. N'est-ce pas pourtant ce qui aurait dû ressortir de ces expériences conduites sur ce qui était à l'origine une "sculpture vidéo" ?

Moon is the Oldest TV a donc été présentée à New York avec le cartel suivant: "1965, colored version 2000. Collection CNAC-GP, MNAM, Paris. This variation of the 65' original created for The Worlds of Nam June Paik is made possible by the NASA Art Program". Les moniteurs, au nombre de treize, se répartissaient dans une rotonde à la luminosité naturelle (le MNAM privilégie quant à lui la pénombre constante). Aux bandes d'origine s'est ajoutée Full Moon, montrant un vol d'oiseau en images de synthèse, et l'ensemble a été légèrement colorisé. En compilant dans son intitulé l'amplitude historique de Moon is the Oldest TV, Paik assimile la notion de version à celle de génération. Si du point de vue juridique, New York et Paris jouissaient au même moment de deux installations distinctes, l'esprit de son auteur désignait quant à lui une œuvre qui était la même tout en étant autre. L'esprit du musée a répondu, dans la démarche historique qui lui est propre, à celui de Nam June Paik, arguant d'une sorte de "droit de mémoire" - sinon d'origine - évoqué auparavant. Son autorisation s'est assortie du souhait d'avoir communication de tous les ajouts et modifications entrepris par l'artiste, afin d'enrichir la documentation de Moon is the Oldest TV. Aucune exigence juridique ne fonde cet accord: il ne dépend que de la bonne disposition des parties et de leur volonté de poursuivre leur collaboration.

A son terme, cette (fausse) fable trouve une morale: la diffusion de Moon is the Oldest TV a remis en perspective l'engagement artistique de son auteur et les modalités dans lesquelles s'est déroulée son acquisition, en poussant chacun à sortir de ses retranchements ou à éprouver ses limites. Ce que le MNAM conserve aujourd'hui n'est pas tout à fait ce qu'il a acheté, de son propre fait comme de celui d'agents qui lui sont extérieurs. L'acquisition et son régime visent un objet mais ne peuvent s'appliquer à son concept23. Quand d'aventure le concept remet en jeu l'objet, il interroge et éventuellement discute à rebours le cadre conventionnel de la cession. Ainsi sont battues en brèche les obsessions d'exclusivité de la propriété, de l'authenticité de la chose acquise, du "trésor national" et de sa pérennité, qui hantent les greniers des collections publiques. C'est pourquoi la collectivité se demande parfois
ce qu'elle a acheté et de quoi elle est propriétaire.

L'objet résulte de l'acquisition, mais n'en constitue pas le principe. Acquérir, c'est en premier lieu agréer les termes d'un contrat défini par des parties. En percevoir et maîtriser les conséquences fait toute la valeur de l'exercice.

 

Quand Jamais deux fois la même, 1967/1985/ 1990/1994 … de Daniel Buren n'est pas "mise en œuvre" (au sens littéral) dans les salles du MNAM, cette installation évolutive in situ est conservée dans un classeur au Cabinet d'art graphique. Son inscription permanente au sein de la collection se résume à un certificat/avertissement24.

Le CNAC-GP n'a pas acquis d'élément corporel puisque le concept de l'œuvre motive une re-création différente à chaque exposition. "Le principe est de recouvrir uniformément de papier prérayé un mur entier, choisi par le propriétaire de l'œuvre, le Musée en l'occurrence, ce qui implique, bien entendu, un faire nouveau à chaque présentation. Peu importe encore la couleur choisie pour les rayures. Le nombre de possibilités de présentation est infini. L'espace choisi, mur extérieur ou intérieur d'un bâtiment - pouvant aller du plus infime au plus long - peut présenter toutes sortes d'éclairages et se montrer sous toutes les couleurs du prisme"25. L'œuvre trouve une réalité matérielle dans son exposition, et seulement dans ce cas. Si l'acquisition porte sur cet objet éphémère, le cadre de sa cession le dépasse largement. Le seul support matériel transféré est l'avertissement dont la valeur est essentielle: il est l'œuvre dans son origine, puisque sans lui elle ne peut être réalisée conformément aux volontés de l'artiste. On peut donc considérer ce protocole comme partie intégrante de l'œuvre au même titre que les éléments qu'il décrit. Mais le certificat en lui-même ne fait pas l'œuvre; c'est pourquoi son exposition n'est a priori pas justifiée. En revanche, il permet d'attribuer l'œuvre à son auteur, en vertu à l'observation des clauses. Par conséquent, l'avertissement rend compte du concept d'originalité, d'unicité et d'authenticité de la chose artistique. C'est l'une des raisons pour lesquelles il doit être validé par une procédure contractuelle (engagement du propriétaire, paraphe et remise d'un coupon à l'artiste) et qu'il n'en existe pas de duplicata. Jamais deux fois la même n'est pas un multiple, ne vient pas de nulle part et n'appartient pas à tout le monde. Si les clauses du certificat ne sont pas respectées, l'attribution de Jamais deux fois la même tombe et perd son identité artistique dans l'anonymat.

L'avertissement concrétise la relation indéfectible de l'auteur et de son œuvre, en même temps qu'il y implique son propriétaire, puisqu'il le désigne comme garant de cette cohésion. N'est-il alors pas concevable que ce qui fait véritablement œuvre, c'est l'économie de ce ménage à trois? Les clauses du certificat se bornent à organiser ses rapports, en rappelant les rôles, devoirs et limites de chacun. Cette approche politique (et domestique ?) de la société de l'art se fonde sur la latitude du droit d'auteur, dont le certificat déploie tout l'éventail. L'œuvre ne résulte que de l'acceptation, en connaissance de cause, des droits moraux et patrimoniaux prévus par le Code de la propriété intellectuelle français26. Notamment, la cession à un propriétaire successif motive une nouvelle procédure contractuelle. Un droit de suite est aussi prévu. Et surtout, toute exposition publique, dans quelque contexte que ce soit (intra-muros ou dans le cadre d'un prêt), est soumise à autorisation préalable, à l'instar de la reproduction iconographique de l'œuvre.

Dans le cadre de la collection publique et de l'activité du musée, le fait que l'artiste réserve son droit de représentation devient une contrainte majeure. La vocation d'un musée, outre de collectionner, étant d'exposer et de diffuser, il pourrait se retrouver en situation de ne pas réaliser sa mission. Cet aspect pose en fait plus de questions qu'il n'engendre de problèmes. La compréhension de l'œuvre exigeant celle du concept fondant l'esprit et la lettre de l'avertissement, le musée ne verra aucun intérêt à le contrarier. Inversement, on peut admettre que son éventuel égarement, inévitablement décelable, ne ferait que réactualiser la problématique de l'œuvre et renforcer les liens entre les parties. Ce que le musée collectionne ici, c'est une œuvre de l'esprit. L'esprit d'une médiation.
En vendant Jamais deux fois la même, Daniel Buren n'a pas cédé son droit d'exploitation sur l'œuvre, puisque cette réserve concourt précisément à la sauvegarde de son attribution. Logique. En revanche, son éventuelle réserve attire l'attention moins sur l'exercice de ce droit que sur les conséquences de l'absence de sa cession, cette dernière étant rarement négociée dans le domaine des arts plastiques, ni dans son principe, ni dans son coût.

Cette réflexion ouvre une perspective peu amène: outre le vent de révolution qu'elle ferait souffler sur les usages des musées, l'acquisition du droit de représentation des milliers de peintures, sculptures, objets… non tombés dans le domaine public, déstabiliserait leurs budgets. Si une telle éventualité survenait, tout un pan de l'économie des musées d'art moderne et contemporain, dont les arts plastiques composent la grande majorité des collections, serait à réformer. Mais serait-elle viable?

Beaucoup d'entre eux pratiquent déjà une économie à deux vitesses, par l'introduction au sein de leur collection de l'art visuel. Les arts vidéo et cinématographique ne laissent pas place au doute: exposer un film Super 8 de Vito Acconci ou une cassette Bétacam de Sadie Benning n'ayant aucun sens, l'acquisition du support s'accompagne nécessairement de la négociation spécifique des droits liés à leur exploitation. L'incorporation d'éléments audiovisuels - régis par un cadre réglementaire précis - à une œuvre plastique entretient l'ambiguïté et complique la donne juridique et financière. Ces pratiques mixtes entraînent parfois le musée sur des terrains instables et peu familiers… mais lui donnent aussi des idées.

 

Même à l'heure du numérique, qui transforme la reproduction en clone, l'"aura" de l'œuvre n'est pas encore moribonde. La multiplicité tend à redéfinir l'originalité et la valeur dont elle est assortie. Pendant quelques années, les œuvres de Pipilotti Rist étaient diffusées sans limitation. Après que le CNAC-GP eut acquis en 1999 les droits de diffusion de la vidéo I'm not The Girl Who Misses Much, 1986, Christie's - Zürich a mis en vente I'm not The Girl Who Misses Much sous forme d'édition signée et numérotée (16/200), et en 2001, la bande a été associée à une carte postale et une lettre enfermées dans un boîtier en bois, édité cette fois-ci à 300 exemplaires. Outre le caractère spéculatif et mercantile que dissimule hypothétiquement une telle entreprise, l'on peut discerner dans ces éditions postérieures l'attraction du média vers l'originalité du geste artistique et la valorisation de l'objet qui le véhicule. Ceci ne remet nullement en cause le travail de Pipilotti Rist. Disons que la démarche n'est pas aisée à justifier, si l'on ne garde pas en mémoire le fantasme exclusif et précieux qui inspire le désir de la collection …

Héritiers d'une longue tradition vouée au culte du Rare, du Sacré et du Beau, les musées d'art moderne et contemporain ne peuvent être insensibles à cette conduite équivoque, car ils sont eux mêmes habités par le doute. Faut-il acquérir des œuvres largement disponibles dans les bacs des officines multimédia, les salles de cinéma, sur des sites Internet? Le musée n'est ni le Dépôt légal, ni une médiathèque, alors pourquoi s'encombrer d'œuvres reproductibles et très accessibles?
Si le musée continue d'acheter des films, des vidéos et des œuvres numériques, c'est parce que justement il est un musée, à savoir un lieu de choix, distinguant des partis pris et des expressions qui construisent, déclinent et esquissent les étapes d'un projet historique au sein d'une collection. C'est pourquoi il est doté d'une commission d'acquisition. Ensuite, un musée travaille sur l'œuvre du temps. C'est pourquoi il dispose d'une équipe de conservateurs, qui ne sauraient déléguer la permanence de leur collection aux aléas d'une diffusion régie par les lois éphémères du commerce et du marché.
S'émanciper du critère d'unicité signifie pour le musée une transition considérable, mais ne constitue certainement pas une panacée. Le musée doit encore savoir gérer les stratégies mises en jeu dans ces formes de création. Les installations combinant plusieurs médias réclament l'association de plusieurs savoir-faire, du matériel coûteux et pas mal de temps. Leur processus tend vers le modèle de production audiovisuelle classique, dans ses cadres humains, ses logiques financières, ses systèmes de distribution. Les frontières deviennent poreuses entre les divers acteurs et les rôles peuvent se partager. Nombre d'œuvres ne verraient pas le jour sans la mise en commun de ressources d'horizons divers. Et nombre d'institutions ne pourraient les acquérir sans participer à leur création. Ainsi, la production de The Third Memory, 1999 de Pierre Huyghe a été financée par plusieurs partenaires dont le CNAC-GP et Anna Sanders Films sarl, société de production co-fondée par l'artiste. Ce tour de table a permis la viabilité du projet et la production de cette installation à cinq exemplaires, dont un d'artiste.

Dans The Third Memory, Pierre Huyghe reconstitue le film de Sydney Lumet Dog Day Afternoon (Un après-midi de chien), substituant à l'acteur la personne réelle dont le rôle est inspiré. Cette "catharsis" aspire à rendre à cet homme son histoire, à travers la réinterprétation de son destin cinématographique. Un extrait du film de Lumet et la bande de Huyghe sont diffusés dans deux salles où est installé du matériel documentaire contextualisant le fait divers.

Outre le possible sentiment "d'origine" dont peut se prémunir le MNAM, la co-production lui permet la jouissance d'un exemplaire à un coût plus avantageux que celui proposé par le marché concernant le dernier-né d'un artiste fort prisé, avec les droits d'exploitation y afférant pour la durée de protection légale. Le musée a donc intérêt à être producteur. Sa personnalité lui impose toutefois une limite l'empêchant d'assumer ce rôle jusqu'au bout; les collections publiques étant inaliénables, il n'a pas à jouir des droits commerciaux. Ce n'est pas le cas des autres co-producteurs de The Third Memory, s'ils relèvent du droit privé. L'usage veut que l'exemplaire d'artiste ne puisse pas être vendu. En revanche, les trois exemplaires restants sont disponibles à la vente. Mais l'institution ne peut prétendre à aucun retour sur les plus-values réalisées sur ces œuvres rigoureusement distinctes de la sienne. Dans le contexte de la collection publique, cette subvention indirecte de l'Etat au marché peut donner à réfléchir.

Enfin, la diffusion de The Third Memory hors du CNAC-GP signale la pluralité des régimes qui la caractérise, à travers les nombreuses démarches auxquelles l'emprunteur soit se soumettre. Contrairement à un film ou une vidéo, l'installation ne se déplace pas d'un seul bloc: chacun de ses composants est à considérer de façon autonome. Après avoir sollicité l'agrément du musée, la structure d'accueil doit négocier pour son propre compte auprès des ayant droits concernés les autorisation d'exploitation de l'extrait du film Dog Day Afternoon de Sydnet Lumet, de deux vidéos documentaires et de documents d'archive (pages du New York Times, de Life Magazine et du Daily News) incorporés dans l'installation. L'emprunteur se trouve lui aussi engagé dans la logique globale de la production de l'œuvre, et il y contribue a posteriori en payant sa part de droits d'exploitation. Cette cascade de droits et la variété des objets, des auteurs et des statuts qu'ils visent, offrent sans doute l'illustration la plus manifeste du brassage des catégories artistiques, mais aussi de l'intégration de plusieurs modèles économiques dont la coexistence paraît plus ou moins maîtrisée.

Quand l'art contemporain échappe aux paramètres standards de la collection, le musée sait tout de même faire preuve de ressources. Immemory, 1997 de Chris Marker est une œuvre multimédia qui réunit des images fixes et animées, des illustrations sonores et graphiques ainsi que des logiciels. Ces éléments sont organisés par une programmation informatique à usage interactif. Son contenu n'ayant pas vocation à évoluer, il est fixé sur un support, en l'occurrence numérique. Immemory existe sous deux formes aussi légitimes l'une que l'autre : une installation multimédia, entrée dans les collections du MNAM par don de l'artiste; un CD-rom coproduit par le CNAC-GP et Les films de l'Astrophore. En tant qu'éditeur de l'œuvre dans le format d'un produit multimédia27, le Centre Pompidou peut jouir des droits commerciaux attachés à sa personnalité de producteur du CD-rom Immemory. En revanche, le contenu audiovisuel et le processus interactif inhérent à la technologie mise en œuvre ne constituent qu'un élément de l'installation acquise par le musée, qui comprend aussi des ordinateurs, des tables, des sièges et un chat reproduit sur un mur. L'édition multimédia intègre la collection sous une forme gérable par le statut de l'installation, sans que leurs régimes respectifs génèrent une incompatibilité. Reste juste un souci à dissiper: la multiplication à l'envi de l'installation, sans contrôle effectif de l'artiste ni du propriétaire. Avec une bonne photo du chat, quelques ordinateurs personnels, une commande chez Ikea, n'importe quel acquéreur du CD-rom peut présenter l'installation du Centre Pompidou (numérotée 1/1) à son insu. Qui a dit que l'art contemporain échappait à la collection - et à son auteur?



CHRIS MARKER / IMMEMORY, 1997 / TROIS DIAPOS EXTRAITES DU CD-ROM
CD-ROM Immemory, 1997, réalisation Chris Marker / Coprod. Centre Pompidou / Les films de l'Astrophore, Paris / © Chris Marker

Alors, faut-il "brûler le musée"? La tentation d'abattre le "temple de la tradition" ne saurait pourtant résister à la fascination spéculaire que le musée exerce sur ses "usagers". Sa collection est un lieu d'étalonnage constamment chahuté, et son activité, un observatoire ouvert sur la régénération des rapports entre les acteurs du phénomène artistique. Par essence contextuels, le musée et ses conventions ne sont affranchis ni de la théorie, ni de l'expérience, ni des controverses. Comme outil d'investigation et d'interprétation, le musée transcrit au sein de sa collection, dans une mesure large et manifeste, les opérations de transfert entre les arts, la politique culturelle, le commerce et le marketing. La clé juridique - ici maniée avec la simplicité de l'amateur - fait jouer bien des verrous à la compréhension des systèmes. Les œuvres évoquées auparavant et les hypothèses qu'elles inspirent offrent de brèves illustrations qui ne constituent en rien des exceptions.

Mais la clé économique fonctionne aussi très bien. Plus qu'il ne se possède, l'art contemporain s'exploite et se consomme via un cadre relationnel: c'est dans l'équilibre de cette transaction que se situe l'enjeu de la bataille du recyclage des valeurs artistiques.
"L'accès à l'information, son retraitement et sa circulation, sous quelques formes qui soient, caractérisent les pratiques artistiques et culturelles, autant que les échanges économiques et financiers contemporains. (…) Le principe d'accessibilité pourrait bien faire que la connexion supplante le capital, l'immatériel l'actif. C'est le principe de propriété, dans son acception traditionnelle, qui vacille."28 Ainsi que l'évoquent yann beauvais et Jean-Michel Bouhours, au monopole de l'artiste sur son œuvre comme acte de résistance, succède la revendication libertaire du "copier-coller", de l'échantillonnage, de l'emprunt et du remix, qui viennent battre en brèche les cadres disciplinaires du droit de l'auteur, du commerce et de l'industrie. L'art numérique est fatal à l'instinct de propriété. Jusqu'à aboutir à l'utopie d'un domaine public autonome, grâce au concept du Copyleft (par opposition au principe anglo-saxon du copyright) apparu en 1999: ""Copyleft Attitude" a pour objectif de faire connaître et promouvoir la notion de copyleft dans le domaine de l'art contemporain. Prendre modèle sur les pratiques liées aux logiciels libres pour s'en inspirer et les appliquer pour la création artistique. C'est la raison pour laquelle nous avons mis au point la Licence Art Libre. C'est un outil pour créer des œuvres en autorisant la libre copie, la libre distribution et la libre transformation en respect avec les droits de l'auteur."29

Entre les deux conceptions communautaires incarnées par le musée et la Licence Art Libre, se déclinent de multiples économies qui procèdent tant de l'invention que de la subversion, quand elles pénètrent le domaine public érigé en fief de la liberté … ou en territoire de la tyrannie.

NATHALIE LELEU EST CHARGÉE D'ÉTUDES ET DE RÉALISATIONS CULTURELLES AU MUSÉE NATIONAL D'ART MODERNE/CENTRE DE CRÉATION INDUSTRIELLE-CENTRE GEORGES POMPIDOU, DONT ELLE COORDONNE LA POLITIQUE DE PRÊT ET DE DÉPÔT DES COLLECTIONS.
ELLE COLLABORE À LA REVUE PARACHUTE ET DIVERSES PUBLICATIONS DES EDITIONS DU CENTRE POMPIDOU.
ELLE CONSACRE ACTUELLEMENT SES RECHERCHES À L'ÉTUDE DES MUTATIONS DU STATUT DE L'ŒUVRE ET DE LA COLLECTION PUBLIQUE AU REGARD DES PRATIQUES ARTISTIQUES CONTEMPORAINES, À PROPOS DESQUELLES ELLE DIRIGERA EN 2003 UN SÉMINAIRE D'ÉTUDES À L'INSTITUT D'ETUDES POLITIQUES À PARIS. RETOUR
 
1. Le régime de la domanialité publique concerne des biens dont l'état, une collectivité publique ou un établissement public sont propriétaires et qui sont affectés soit à l'usage du public, soit à l'exécution du service public.

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2. cf. Didier Semin, Le peintre et son modèle déposé, Editions du MAMCO, Genève, 2001

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3. cf. Sol LeWitt, "Paragraphs on Conceptual Art", Artforum, juin 1967 et "Sentences on Conceptual Art", Art-Language, vol. I, n°1, mai 1969

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4. Pour une analyse de la destructuration opérée par les nouvelles technologies, cf. Bernard Edelman,
"Le crépuscule du droit d'auteur", Le Messager européen, n°8, 1994, Ed. Gallimard, Paris

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5. cf. "WWW.net.art" de Gregory Chatonsky, le Journal 8, Centre national de la photographie, Paris, ainsi que http :
www.centrepompidou.fr/netart/, exposition Vernaculaires, avec notamment les œuvres de Mark Napier.

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6. Rapport de Louis Hautecoeur au ministre sur les acquisitions du Musée du Luxembourg in Musée national d'art moderne, historique et mode d'emploi, réalisé par Catherine Lawless sous la direction de Dominique Bozo, Editions du Centre Pompidou, Paris, 1986

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7. Intervention de Jean Cassou, colloque ICOM, 19/10/64, idib., p. 54-55. Jean Cassou fut conservateur en chef
du MNAM de 1940 à 1965.

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8. cf. cat. Les sources du XXe siècle. Les arts en Europe de 1884 à 1914, MNAM - Ed. Les presses artistiques, Paris, 1960, considérée aujourd'hui comme la première exposition pluridisciplinaire.

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9. cf. notamment cat.
Quand les attitudes deviennent forme, œuvres, concepts, processus, situations, information, Kunsthalle, Berne, 1969

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10. Pour un panorama national et international, cf. Michel Laclotte, "L'expansion des musées: constructions, extensions, rénovations", L'avenir des musées, actes du colloque organisé au Musée du Louvre en mars 2000, Editions de la Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2001

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11. Par exemple, et pour le meilleur des cas, le budget d'acquisition du Centre Pompidou pour les collections du MNAM/CCI (tous domaines et périodes confondus) s'élevait en 2000 à 8% du budget de fonctionnement de l'établissement (environ 551,4 M FF). Le personnel concerne 53 % de ce budget, les locaux 20%, la production culturelle (expositions, cinémas, spectacles) 11%, les services généraux et communs 5% et la diffusion culturelle (activités pédagogiques, relations avec le public, production éditoriale) 3%.
A titre indicatif, le budget de fonctionnement du Musée de la Ville de Paris en 2001 se montait à environ 66 M FF, dont 20 M FF affectés au expositions (soit 30%) et 8,5 M FF aux acquisitions (13%).

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12. cf. l'avis présenté au nom de la Commission des affaires culturelles, familiales et sociales sur le projet de loi
de finances 2000, tome III, culture et communication, par M. Bruno Bourg-Broc, Député, I.C.2 "Le sacrifice des crédits d'acquisition".
Cf. tout particulièrement le paragraphe sur le CNAC-GP évoquant le transfert partiel de sa dotation pour les acquisitions sur son budget de fonctionnement. www.assemblee-nationale.fr/.

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13. Sur les 33 musées nationaux gérés par la RMN, seuls quatre concernent l'art moderne et contemporain.
La France compte 1078 musées classés et contrôlés; seuls 33 d'entre eux sont dédiés à l'art contemporain. En 1998, le réseau associatif des FRAC a consacré en moyenne 40% de son budget à l'acquisition, le reste étant absorbé par les frais de fonctionnement / diffusion et d'équipement (NB: variation de 20% à 50% selon
les établissements).

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14. Sur la diversité des statuts et les fusions: Les "Abattoirs" de Toulouse est un syndicat mixte Ville-Région suite à la fusion du Musée municipal d'art moderne, du Centre régional d'art contemporain et du FRAC Midi-Pyrénées; Le Nouveau Musée - Institut d'art contemporain de Villeurbanne a un statut associatif résultant de la fusion du Centre d'art et du FRAC;
le CNAC-GP est un établissement public; la Galerie nationale du Jeu de Paume, une association régie par la loi de 1901;
le Musée d'art moderne de Saint-Etienne, un musée de communauté urbaine.

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15. cf. Glenn Lowry, "Impératifs financiers et nouveaux modèles de fonctionnement", L'avenir des musées, op. cit.

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16. Dans son introduction à l'ouvrage publié en 1991 pour l'inauguration de la GNJP, Alfred Pacquement, son directeur, annonçait "la transformation du Jeu de Paume en une galerie nationale pour l'art de notre temps, en un lieu toujours renouvelé, sans collection permanente, où le public pourra découvrir, sous ses formes multiples, stimulantes,
dérangeantes parfois, les aspects de l'art d'aujourd'hui."

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17. Le Palais de Tokyo, créé à l'initiative du Ministère de la culture et de la communication en 1999, est une association sans but lucratif régie par la loi de 1901. NB: parmi ses membres figure Alanna Heiss, directrice de P.S.1 et Jean-Hubert Martin, directeur du Museum Kunst Palast de Düsseldorf et anciennement à la tête du MNAM/CCI.

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18. cf. www.palaisdetokyo.fr

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19.
cf. Vidéo et après, la collection vidéo du Musée national d'art moderne, catalogue établi sous la direction de Christine Van Assche, Ed. du Centre Georges Pompidou / Ed. Carré, Paris, 1992

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20. Sont particulièrement visés ici le droit à la paternité (droit moral) et le droit de représentation (droit patrimonial).

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21. Cette dissociation est une pratique courante dans le cadre du prêt d'installations vidéo.

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22. Les moniteurs varient de 9 à 12, pouvant aller jusqu'à 17, des téléviseurs couleurs succèdent à certains en N/B.

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23. NB: il existe en droit français une nette distinction entre l'idée et la forme que peut prendre cette idée.
"la loi ne protège que des objets déterminés, individualisés et parfaitement identifiables, et non pas un genre ou une famille de formes qui ne présentent entre elles des caractères communs que parce qu'elles correspondent toutes à un style ou à un procédé découlant d'une idée".
TGI Paris, 26/06/87, D88 som. com. p. 201, à propos des emballages de Christo.

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24. Le modèle de l'avertissement (1969) est reproduit, avec celui du certificat qui lui est antérieur (1968), dans Daniel Buren, Les Ecrits (1965-1990), tome I: 1965-1976, capcMusée d'art contemporain, Bordeaux, 1991

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25. cf. La collection du MNAM, acquisitions 1986-1996, sous la direction de Agnès de la Beaumelle et Nadine Pouillon, Ed. du Centre Pompidou, Paris 1996

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26. Le droit d'auteur comprend le droit moral et le droit patrimonial.
Le droit moral se décompose comme suit:
- les droits déterminant la vie de l'œuvre, à savoir le droit de divulgation, le droit de repentir et de retrait,
- les droits assurant le respect de l'œuvre et de l'artiste, soit le droit à la paternité et le droit au respect de l'œuvre.
Le droit patrimonial comprend:
- les droits liés à l'exploitation, soit le droit de reproduction et le droit de représentation,
- le droit de suite.

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27. Le statut des créations multimédia s'avère relativement instable. Cf. Marie Cornu, Nathalie Mallet-Pujol, Droit, œuvres
d'art et musées, CNRS Editions, Paris, 2001, art. 646-655

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28. cf. yann beauvais et Jean-Michel Bouhours, introduction du cat. Monter/Sampler, L'échantillonnage généralisé, sous la direction de yann beauvais et Jean-Michel Bouhours, coéd. Editions du Centre Pompidou/Scratch, 2000

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29. cf. www.artlibre.org et "Copyleft Attitude par Antonio Gallego et Roberto Martinez", entretien réalisé par Agnès Lontrade, Mouvements, dossier Les valeurs de l'art coordonné par Dominique Sagot-Duvauroux et Stephen Wright, n°17, septembre-octobre 2001,
Ed. La Découverte, Paris

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