Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 17
 
 
Art contemporain :
de la difficulté accrue de collectionner
PAUL ARDENNE (*)

LA RECHERCHE EFFRÉNÉE DE FORMES, LE RECOURS À DES MODES D'EXPRESSION INUSITÉS PROPRES À L'ART CONTEMPORAIN GÉNÈRENT, ENTRE AUTRES, CETTE CONSÉQUENCE: UNE PLUS GRANDE DIFFICULTÉ À COLLECTIONNER. NON QUE LE COLLECTIONNEUR RENONCE FORCÉMENT À CAPITALISER À SON PROFIT LES PRODUITS DE L'ART VIVANT (QUELLES QUE SOIENT PAR AILLEURS SES RAISONS, AFFECTIVES, MONDAINES OU SPÉCULATIVES, QUI NE NOUS RETIENDRONT PAS ICI), IL SE RETROUVE FRÉQUEMMENT DANS UNE POSITION INCONFORTABLE. LE MOTIF EN EST TRIPLE: D'UNE PART, LA RÉCURRENTE MISE À MAL DU PUBLIC PAR L'ARTISTE, QUI RÉDUIT LE QUOTIENT D'ATTRACTION DE L'ART ; D'AUTRE PART, LA RARÉFACTION DES ŒUVRES D'ART CLASSIQUEMENT INCARNÉES DANS LA FORME OBJET; ENFIN, UNE PRATIQUE CONTEXTUELLE DE L'ART PRIVILÉGIANT L'ACTE, L'ATTITUDE ET LE PROCESSUS. L'APPARITION DES NOUVELLES TECHNOLOGIES ET LEUR RECYCLAGE DANS LE CHAMP ARTISTIQUE, PROPICE À LA CRÉATION D'ŒUVRES IMMATÉRIELLES, N'ÉTANT PAS SANS ACCENTUER CETTE DONNE PROBLÉMATIQUE.

 

Soit la collectionnabilité. Par "collectionnabilité", on entendra le potentiel de l'œuvre, d'une part à susciter le désir d'être collectionnée, d'autre part à être morphologiquement "collectionnable". Une œuvre de forme classique, référencée dans un genre précis (peinture, sculpture…), tend virtuellement à un indice élevé de "collectionnabilité", à plus forte raison si elle est séduisante ou à la mode. À l'inverse, la "collectionnabilité" décroît sitôt que l'œuvre d'art en vient à tourner le dos à ce qui suscite d'ordinaire la collection : de n'exalter ni la beauté ni le sens; de n'être pas de nature à refléter l'époque et ses fantasmes de destinée; parce que démarquée du marché, et donc peu rentable en termes de spéculation.


DEVORA NEUMARK / SHE LOVES ME NOT, SHE LOVES ME, MONTRÉAL 2001/ © PATRICK MAILLOUX / (**)

LA MODERNITÉ COMME CRISE DE LA "COLLECTIONNABILITÉ

"La modernité, quand bien même ses réalisations accèdent aujourd'hui au panthéon - la collection privée, d'entreprise et muséale représente, en l'occurrence, ce panthéon -, est à l'origine de maints assauts contre la "collectionnabilité", non forcément tous concertés. Le plus connu d'entre eux, et le plus spectaculaire, est le readymade, dont Marcel Duchamp inaugure le cycle dévastateur en 1913. C'est de manière voulue que le readymade dévalorise l'art classique, forme d'art instituée à laquelle il attente en toute conscience, et dont il espère rien moins que le déclassement historique. Dans son cas, un objet fabriqué de manière industrielle est proposé au public, et donc à la collection, à titre d'objet d'art. Nonobstant sa trivialité, son manque de noblesse et son anonymat (l'artiste, en amont, n'en est que l'acquéreur), cet objet revendique hautement une plus-value symbolique à laquelle tout indique ex abrupto qu'il n'a nul droit fondé à y prétendre. Ainsi posé dans le paysage des biens culturels, et quoiqu'il n'interdise pas l'acte de collection, le readymade incite à ne pas être collectionné. Si toutefois l'on y tient, inutile pour l'acquérir d'en passer par les voies ordinaires de l'achat d'art : il suffira de se rendre dans le magasin d'à côté, où l'on trouvera sans mal son équivalent (son même), à moindre prix1.
À ce premier attentat contre la collectionnabilité de l'art vivant, la création moderne en ajoute quelques autres, non d'ailleurs expressément braqués contre la notion de valeur symbolique ou attachés à en discuter la nature. Des formes d'expression telles que l'installation puis l'environnement, de la sorte, se révèlent relativement délicates à intégrer dans une collection, ne serait-ce déjà que pour cette raison, d'ordre pratique : leur stockage comme leur exposition réclament de la place, une disponibilité en espace libre que le développement dorénavant dominant du mode de vie urbain, facteur d'exiguïté, rend de moins en moins courante. La croissance des formes d'art in situ, inaugurées à Hanovre par Kurt Schwitters, dans les années 1930, avec le Merzbau, rend elle aussi plus improbable la possibilité de collectionner. Comment importer chez soi ce qui a été conçu dans un lieu autre et, surtout, en fonction de ce lieu même ? La collection, dans ce cas, joue comme la traduction, elle trahit peu ou prou l'œuvre originale. Le raffinement esthétique, encore, peut en venir lui aussi à alimenter la crise de la collectionnabilité de l'œuvre d'art, en particulier lorsque cette dernière choisit des voies d'énonciation tortueuses ou à épisodes, ou encore la voie de la dématérialisation. Exemple connu, parmi tant d'autres : les Zones de sensibilité picturale immatérielle d'Yves Klein (1959-1962), dont Ghislain Mollet-Viéville fournit ce descriptif : "Sur les quais de la Seine, l'artiste vendait des reçus qu'il appelait des Zones de sensibilité picturale immatérielle. Le principe en était le suivant : l'acquéreur apportait un certain poids d'or fin, qu'il donnait à l'artiste ; ce dernier lui remettait alors le reçu portant la mention de l'échange. Puis après avoir pris soin de remettre une partie de l'or à certains témoins soigneusement choisis, l'artiste en jetait le reste à la Seine (…). L'artiste affirmait alors : ''Pour que la valeur fondamentale immatérielle de la zone lui appartienne définitivement et fasse corps avec lui, il doit brûler solennellement son reçu'' (…). Et effectivement il ne restait plus au collectionneur qu'à s'exécuter2".

ALMA SKATESHOP, DANIEL DEWAR ET GREGORY GIQUEL / 40M CUBE, RENNES, 3/07-28/09/2001/
PHOTO, P. GOASDUFF / (**)

LE TOURNANT DE L'ART CONCEPTUEL

Sans nul doute, c'est avec l'art conceptuel que la collectionnabilité de l'art va connaître sa remise en cause historique. Remise en cause, cette fois, systématique, et absolument réfléchie. Pour l'artiste conceptuel, la réalisation concrète de l'œuvre d'art importe moins que sa conception intellectuelle et son élaboration mentale. Que l'œuvre ne soit pas réalisée, même, s'avère concevable : il y a "œuvre", dans cette optique, et donc "art", à compter du moment où il y a désir de la forme, et réflexion sur celle-ci. Comme le formule Lawrence Weiner vers 1970, que l'œuvre d'art soit faite par l'artiste, par quelqu'un d'autre que lui ou pas du tout n'est pas le problème. L'important ne réside nullement dans l'objet fini, il se donne cours autre part, en amont. Si l'art conceptuel en vient à se vendre, ce qu'il va proposer au collectionneur d'acheter n'a, du coup, nul point commun avec ce qu'on avait appelé jusqu'alors une "œuvre d'art" : papiers avec descriptif d'un processus, indications de type statement, mention de faits ayant impliqué l'artiste sinon le futur collectionneur lui-même - bref, l'œuvre réduite à l'attestation, au procès verbal, au fameux "certificat" des conceptuels. Est modifiée, dans ce cas, la nature de l'échange. Où avait régné des siècles durant (ou peu s'en faut) le Given giving, le donnant donnant, l'artiste ne donne guère plus au collectionneur qu'une preuve qu'un acte d'art a eu lieu, acte d'art que le seul "certificat" vient incarner lors même que rien de concret n'en reste. Ce type de transaction, pour le collectionneur, est de nature déceptive. Il s'apparente par équivalence à l'achat de biens dans un magasin où l'on vous donnerait le ticket de caisse mais pas la marchandise.
Trophée ambigu que l'œuvre conceptuelle, on en conviendra, surtout lorsque l'artiste, jamais las d'expérimenter ou de provoquer, en vient à jouer avec le système même présidant aux règles du marché, s'entend non pour en jouir mais pour les ébranler. En créant, dans les années 1990, l'agence Les readymades appartiennent à tout le monde, l'artiste français Philippe Thomas vise ainsi à rationaliser la chaîne de l'échange dans un sens radical : il attribue carrément au collectionneur la paternité de l'œuvre, et s'efface en conséquence en tant qu'artiste. Rappelons les faits. Dans les foires d'art ou les galeries, Thomas alors propose aux collectionneurs intéressés de "rentrer dans l'histoire de l'art". Pour ce faire, ces derniers n'ont qu'à lui commander une œuvre que lui, artiste, va réaliser en leur nom dans la foulée, et dont il leur affecte la signature… Ce rapport quelque peu polémique à l'acte de collectionner, dès avant, s'était fait sentir d'une manière autre mais tout autant caustique avec le simulationnisme, qui éclôt en 1978 à New York (exposition New Pictures). Sujet d'élection de ce mouvement, par lui subverti à l'envi : le concept d'œuvre d'art originale. Dans le contexte d'intégration de toute créativité et de toute subversion symbolique que connaît alors l'Occident (la "politique culturelle"), l'art est une formule d'animation comme une autre. Sa fonction symbolique, estiment les simulationnistes, s'anéantit en conséquence dans la fonction de divertissement, et ce, quand bien même les pouvoirs en place feraient-ils croire le contraire et insisteraient-ils sur son impérissable "valeur". La modernité artistique ayant de surcroît mené à bout ses expériences les plus radicales (jusqu'au monochrome, jusqu'à l'exposition du vide, etc.), toute forme d'expression plastique qui se prétendrait neuve s'avère suspecte, et vaine la démarche qui la fonde. Pour les simulationnistes, mieux vaut donc que l'artiste, plutôt qu'inventer, s'interroge sur la fonction des formes esthétiques que la société occidentale met en circulation, formes à travers lesquelles cette dernière s'esthétise volontiers, mais sur le mode de l'imposture, comme championne de démocratie. De quelle manière ? En caviardant les images ayant valeur d'icônes, en les rabaissant à toutes fins de jeter sur elles le doute, en les multipliant pour rendre compte du fait que l'image d'art, objet symbolique peut-être, est plus sûrement un instrument de pouvoir. Lorsque Mike Bidlo copie un Warhol et le signe, de manière outrageusement visible, "Not Warhol", il ne fait pas que mettre en abîme la dévotion dont Warhol fait l'objet, il restitue aussi cet objet sacral qu'est la marchandise warholienne à sa trivialité de production circonstancielle servant à alimenter le besoin des classes dominantes en esthétique (sachant que l'esthétique, pour parler après Walter Benjamin, c'est aussi la politique). Même chose quand une Elaine Sturtevant copie à l'identique, en perfection, des Duchamp - des œuvres qu'elle présente et met en vente comme étant de parfaits Duchamp dont on annonce toutefois qu'ils n'en sont pas… Pour le collectionneur mis en face de telles "œuvres", difficile de ne pas se sentir la dupe d'une opération où on lui démontre qu'il existe d'abord comme consommateur culturel et comme otage de conditionnements esthétiques.

LARA ALMARCEGUI /
CREUSANT, AMSTERDAM 1998 /
© L.ALMARCEGUI /
(**)

DU DÉCLIN DE L'OBJET

Ce que montrent l'art conceptuel autant que les propositions de ses épigones, c'est la fragilité de la notion d'"œuvre d'art" et, de concert, la graduelle dévaluation de l'œuvre d'art comprise comme "objet", comme substance matérielle. En l'occurrence, il s'agit bien de faire état de pratiques artistiques toujours plus banalisées à mesure qu'avance le XXe siècle, pratiques aujourd'hui fort nombreuses où l'œuvre d'art, pour solde de tout compte, cesse d'exister non en tant que telle mais à titre de res sacra, de chose palpable et vénérable. Le collectionneur ? On lui propose cette fois non une matière classiquement exposable mais autre chose, parfois proche du rien. Sans au demeurant, le voudrait-il, qu'il puisse tout acquérir de l'art qui se fait. Un Robert Barry, dans les années 1960, expose entre deux bâtiments d'une université américaine du gaz neutre, autant dire une substance invisible, et indétectable ; Robert Morris, lui, de la vapeur d'eau, un matériau sans pérennité dont le destin physique est de se gazéifier dans l'atmosphère. Comment acquérir, puis stocker, ce type de réalisations ? Dans le cas de Morris, du moins, une photographie pourra rendre compte que l'acte d'art a eu lieu, et jouer le rôle (de nouveau déceptif) d'un substitut probatoire. Michael Landy, dans le cadre de l'opération Break Down (Londres, 2001), entreprend le classement de tous les biens lui appartenant, puis il les fait broyer méthodiquement3. L'inventaire même des objets référencés puis détruits par l'artiste, dans ce cas le plus que l'on peut collectionner de l'œuvre, n'est évidemment pas celle-ci mais tout au plus l'archive de l'œuvre. Collecter cet inventaire, ce n'est nullement accéder à cette dernière. C'est, au mieux, détenir l'attestation paradoxale d'une opération de radiation voyant l'artiste créer non de faire mais de défaire, Landy, lui-même "décollectionneur" des objets de sa propre vie, ayant eu en vue avec Break Down non d'ajouter mais de soustraire quelque chose au monde, en vertu d'une poétique certes créative mais à fins d'anéantissement. Un Gilles Mahé, pour sa part, demande au Ministère français des finances de rémunérer, au titre de l'aide sociale, sa vie d'artiste, requête qui tient pour lui d'"œuvre d'art" (années 1980). Qu'en collectionner ? Sans doute pourra-t-on, après maintes formalités bureaucratiques, acquérir puis conserver pieusement la lettre par laquelle l'artiste s'est adressé au ministre. Celle-ci, pour autant, n'est pas l'"œuvre" mais, de nouveau, un indice. Au collectionneur ne reste en l'espèce que cette possibilité, à l'opposé de la détention matérielle : engranger et exploiter de l'œuvre, à défaut de sa substance, son seul récit (quelque chose a eu lieu, je vais vous le raconter). La légende comme fétiche.


LARA ALMARCEGUI / DURANT DEUX SEMAINES, J'AI RÉNOVÉ L'ABRIS DE JARDIN AU 4 DE LA RUE DU COMPTE PALLATIN,
PHALBOURG, 2000 / © L.ALMARCEGUI /
(**)

L'ART D'INTERVENTION : LA COLLECTION HORS DU COUP

Les cas que nous citons informent sur une donnée toujours plus courante à mesure que s'affirme l'art tel qu'on le pratique aujourd'hui : d'une œuvre, il arrive souvent qu'on ne puisse posséder tout au plus que le souvenir, forme de détention mémorialiste évidemment peu rentable sur le plan de l'affect et, plus encore, de l'avoir de caractère patrimonial. Ce New deal, l'art d'intervention, plus qu'aucun autre, va contribuer à l'instituer avec force. Se développant dans les années 1960 et depuis lors avec énergie, ce dernier se présente comme un mode de création par excellence retors au principe de collection. La raison en incombe à son rejet de la projection temporelle. L'art d'intervention, par nature, est éphémère, il n'entend pas durer, refus de l'inscription rendant douteux jusqu'au souhait de se l'approprier. Par définition, un geste d'artiste n'appartient qu'à celui qui l'exécute.
La question du médium, ici, se révèle d'une importance cruciale. Tantôt l'artiste, en tant qu'il "intervient", ne laisse aucune trace de son passage dans l'espace, absence de trace qui interdit de fait la détention de quoi que ce soit de relatif à l'acte d'art ; tantôt le médium qu'il choisit dans le cadre de son intervention s'avère léger et, comme tel, fatalement périssable : ainsi du papier des affiches, du tissu des banderoles, de la voix humaine immédiatement soluble dans l'air ou du fil textile déroulé dans l'espace urbain, sans même parler des formes furtives que personne n'est censé voir, de plus en plus fréquentes4… ; tantôt, enfin, c'est le support même que choisit l'artiste pour "œuvrer" qui interdit la ponction de l'œuvre, et un éventuel déplacement vers la collection. Le cas du tag, en tant que forme d'expression positionnée à la confluence de deux "moments" de l'art (moment classique, parce que peinture, et moment moderne et contemporain, parce que formule d'intervention), est instructif à ce registre par les contradictions qu'il révèle. Le tag, de la sorte, esthétise la ville mais son recouvrement, à terme, s'avère inévitable. Son inscription, par surcroît, est réservée aux murs et, comme telle, impossible à translater. On rappellera sur ce point comment le désir de détention durable du tag, et ce, malgré sa nature non "collectionnable", a pu, dans le passé récent, amener certaines instances commanditaires d'opérations engageant l'intervention de tagueurs à ruser avec cette impossibilité factuelle du prélèvement : les surfaces offertes à ces derniers, dans certains cas (Artistes dans le métro, en France, dans les années 1980, ou prestations in situ de Keith Haring à New York ou ailleurs, par exemple), se voient alors recouvertes d'un papier sur lequel l'artiste officie, papier qui par la suite peut être décollé et récupéré, puis son contenu recyclé vers le domaine de la collection…
L'échappée de l'art contemporain vers le non "collectionnable", encore, s'accroît dans le cas des créations de nature participative. Certes, la création à plusieurs mains peut générer une œuvre classique par sa forme, propice de ce fait à être collectionnée : voir le cas, récemment présenté en France, du Grand tableau antifasciste que réalisent dans les années 1970, emmenés par Jean-Jacques Lebel, plusieurs artistes engagés contre la guerre du Vietnam. Or, que l'œuvre collective ressortisse à l'opération instantanée (à la "manœuvre", disent à bon droit les artistes interventionnistes québécois), c'est aussitôt le non "collectionnable" a priori qui de nouveau s'impose. D'abord, parce que l'œuvre, aussitôt faite, est avalée par le temps. Ensuite, pour des raisons qui relèvent de la multiplicité de la propriété effective, dans la mesure où l'auteur n'est peut-être pas celui qu'on croit, et dont on croirait à l'occasion collectionner l'œuvre. Lorsque Lygia Clark, dans le cadre de ses Structurations du Self (années 1960-1970), invite plusieurs participants d'un de ses séminaires à se regrouper dans un filet, à charge pour chacun de ressentir et d'éprouver la promiscuité de l'autre, il est évident que l'œuvre n'appartient à l'artiste qu'en tant que celle-ci la met en phase, et non en tant qu'elle l'exécute à proprement parler. Opération collectivement vécue, l'œuvre est dans ce cas le bien de qui s'y investit et, du même coup, la conduit jusqu'au stade de la réalisation plénière.

MINERVA CUEVAS /
MELATE, MVC LOCAL CAMPAIGN,
MEXICO, 1998-2001/
PHOTO : M. HAGINO /
© M.CUEVAS /
(**)

VERS UN "DÉS-ŒUVREMENT

"S'agissant de l'art d'intervention ou de type "action", la dimension relationnelle induit de manière inévitable la fragmentation, elle marche à contresens de cet héroïsme de l'artiste auquel goûte de s'identifier le plus souvent le collectionneur. Que dire dès lors, en termes de mise en crise du concept de collection comme de l'acte de collectionner, des formes d'art se niant comme telles, ou dont modalités d'exécution ou critères formalistes évacuent d'un même tenant non seulement l'objet d'art mais aussi le crédit de génialité d'ordinaire attaché à l'acte créatif ? L'inflexion fort marquée de l'art contemporain au "dés-œuvrement"5, en la matière, n'est pas sans éreinter un peu plus, et à la racine cette fois, le désir de collectionner.
Le "dés-œuvrement", c'est cette attitude particulière qui voit l'artiste créer d'une manière telle que sa création, en soi, indique qu'elle s'élabore à l'encontre de la Schöpfung proprement dite, ou dans l'indifférence à celle-ci. Une création ourlée contre la création, si l'on peut dire. Une création dont la finalité n'est plus iconoclaste (à l'instar du schéma moderne d'une destruction exploitant le mythe du Phénix, d'où sortira l'opus nouveau et régénéré), mais bel et bien anartistique, comme coupée du désir de faire œuvre. Le concept d'"œuvre", à telle enseigne, ne relevant plus de l'"œuvré", pour reprendre une catégorie heideggerienne relative à ce que l'œuvre d'art contient dans sa forme de le retenir, mais d'un "œuvrant" chargé de puissance négative, ce que fait l'artiste s'assimilant au "dés-œuvrant" (sinon au "non-œuvrant", carrément : un Édouard Boyer, par exemple, au moyen de sa Bio-taxe, sollicite entreprises ou particuliers pour que ceux-ci pourvoient à ses besoins matériels, en échange de rien…).
Une exposition récente telle que Dé(s)règlements, Protocoles en situation (Rennes, 2002) multipliait ainsi à l'envi les œuvres de type "dés-œuvrant", autant de propositions souvent singulières dont l'indice de collectionnabilité se situe au plus proche du zéro6. Par "Protocole", en oubliant ce que ce terme doit d'ordinaire à l'étiquette, on entendra un principe d'échange doublé d'une règle de travail impliquant à parts plus ou moins égales l'artiste et un autre intervenant, en général le public. Dépendantes de cette mise sous conditions et de ce principe participatif, fabrication et forme de l'œuvre d'art assujettie à un "protocole" se trouvent inévitablement bousculées. Si l'artiste propose, c'est le spectateur qui dispose, un tel deal, des plus aléatoire, n'étant d'ailleurs pas productif à tout coup. Exemple concret : pour cette exposition rennaise, Marta de Gonzalo et Publio Pérez Prieto réalisent un puzzle géant dont le contenu, de nature textuelle, est la définition du mot "Terrorisme", de triste actualité depuis les événements du 11 Septembre. Les morceaux du puzzle sont distribués en ville contre l'engagement de leur détenteur à venir les rapporter dans le local d'exposition avant la fin de celle-ci. L'œuvre se reconstitue-t-elle, c'est au rythme et au hasard de la restitution des fragments, sans qu'on sache si la proposition originelle aboutira en tout et en préjugeant que l'œuvre, pour finir, ne sera pas réalisée comme prévu. En fait, parce que caractérisées par un impératif prioritaire d'"expérience" (étymologiquement, "faire l'essai de"), les propositions artistiques présentées dans le cadre de l'exposition Dé(s)règlements se révèlent génériquement étrangères à l'idée d'un échange ou d'une cession en vue de la collection. En l'occurrence, elles intègrent en soi, in nucleo, le principe de l'échange : confrontation avec autrui pour les Micro-situations de Marika Bührmann, où l'artiste convie le quidam à des rencontres et à des gestes impromptus ; avec l'univers de la consommation pour Minerva Cuevas, qui sollicite Évian pour remplacer sur ses bouteilles d'eau minérale l'habituelle mention de la marque par le mot Égalité (Campagne Égalité), etc.7 La "fin" de l'œuvre protocolaire, on le conçoit, ce n'est ni l'apparence plastique, réussie ou pas, séduisante ou non, ni l'engrangement dans le capital de la collection. Déjà "échangée" tandis qu'elle se fait, une telle œuvre n'a aucun intérêt à être conservée, et donc collectionnée, même dans la perspective d'être rejouée (la rejouer, en l'occurrence, c'est faire du théâtre, la sortir de son contexte, et trahir).


ABRAHAM POINCHEVAL / PATCHSTAFF,
ABRAHAM POINCHEVAL, LILIAN MÉNARD, THOMAS BRODIN /
RÉSIDENCE ODDC ALLINEUC, POUGENAST, 2002 / © ODCC CÔTES D'ARMOR /
(**)

L'INÉVITABLE REFONDATION À VENIR DU CONCEPT DE COLLECTION

L'indice de collectionnabilité de l'art actuel, sans doute, peut rester fort. Les grands marchands l'ont bien compris, qui valorisent encore largement des formes de création plastiques classiques, immédiatement recyclables dans le circuit du marché (on chercherait ainsi en vain, dans le catalogue Sotheby's ou Christies, autre chose que des objets d'art). Mais il n'empêche : l'œuvre d'art contemporaine, toujours plus, impose que changent les règles de la "collection", un terme qui, dans certains cas, cesse de prendre sens. La création de type Net Art ou Art de communication, véhiculée sur Internet, aussi mobile qu'insaisissable, rend ainsi fort problématique l'acte de collectionner. Ici, comme le précisent Annick Bureaud et Nathalie Magnan, "tout se passe d'écran à écran, d'une interface à l'autre8". Ou ouvre à de nouveaux modes de stockage, à l'instar de celui que propose actuellement au collectionneur un Jürgen Ostarhild. Créateur d'images numériques, ce jeune artiste allemand négocie celles-ci via Internet, et sous condition : pour l'acquéreur, l'image vendue, qui reste engrangée sur un site Web, est uniquement consultable depuis un écran d'ordinateur. L'œuvre samplée, de son côté, rend plus complexe encore l'idée même de collection. Résultat d'un échantillonnage voyant l'artiste (souvent consentant au copyleft) se servir où il veut et emprunter à qui mieux mieux à ses semblables d'aujourd'hui comme d'hier, elle est déjà le résultat d'une collecte et, au bout du compte, à elle seule, en soi, une collection : ensemble de tous les caviardages, de tous les emprunts qui l'on rendue possible, exact envers d'un produit foncièrement original et durable. L'âge du mix qui est le nôtre, âge de l'échange doublé de la contamination tous azimuts, c'est en substance celui de la consommation immédiate, cette consommation de transe propre en particulier à la culture techno - la transe, on le pressent, dont les vecteurs n'ont nul besoin d'être collectionnés, et qu'il s'agit de vivre plutôt hic et nunc, dans l'oubli de toute perspective de conservation.
L'annonce d'une culture a-collectionniste, la chronique annoncée d'un monde où l'usage n'attend que d'évacuer l'avoir ? Wait and see.

(*)
PAUL ARDENNE EST HISTORIEN DE L'ART CONTEMPORAIN (UNIVERSITÉ D'AMIENS). CO-COMMISSAIRE DE L'EXPOSITION LA VIE DEVANT SOI, QUI S'EST TENUE CET ÉTÉ À MONTPELLIER ET À ALBI, IL EST L'AUTEUR DE PLUSIEURS ESSAIS, DONT L'ART DANS SON MOMENT POLITIQUE (LA LETTRE VOLÉE, 2000), L'IMAGE CORPS (REGARD, 2001), UN ART CONTEXTUEL (FLAMMARION, 2002). RETOUR
(**)
Toutes les reproductions
illustrant cet article sont extraites du catalogue :
De(s)reglements,
PROTOCOLES EN SITUATION, sous la direction de Ramon Tio Bellido, collection Métiers de l'Exposition, Presses Universitaires de Rennes, 2002
 
1. Le destin du readymade, en l'occurrence, sera inverse à toute prévision, celui-ci finissant par être révéré comme le type d'œuvre phare du moderne, et suscitant sur le tard la dévotion. On le sait : Duchamp, dès les années 1960, va jusqu'à réaliser avec le soutien de son marchand Arturo Schwarz de nouveaux tirages, à toutes fins de satisfaire la demande…

RETOUR

2. Ghislain Mollet-Viéville, Art minimal & conceptuel, Genève, éditions Skira, 1995, p. 65.

RETOUR

3. Cette "action" a eu lieu dans un magasin C & A désaffecté du centre de Londres, entre le 10 et le 24 février 2001.
Landy, qui a, pour cette opération, employé des aides rémunérés, inventorie, démonte puis fait détruire tous les objets qu'il possède, mise à sac sans rémission possible de sa propre vie envisagée sous l'angle du patrimoine.

RETOUR

4. Sur la furtivité dans l'art d'intervention, voir Jean-Ernest Joos, "De la disparition de l'objet", in Esse, n° 43, automne 2001, p. 6-9.

RETOUR

5. Stephen Wright, " Le dés-œuvrement de l'art ", in Mouvements, n° 17, septembre-octobre 2001.

RETOUR

6. Dé(s)règlements, Protocoles en situation, galerie Art et Essai de l'Université Rennes 2, 15 mai-21 juin 2002, Rennes.

RETOUR

7. En fait, nombre de propositions "plastiques" exposées à Dé(s)règlements ne sont guère originales, et en tout cas nullement fondatrices. Les travaux de couture collective de Devora Neumark (One Stitch at a Time), ainsi, sont une copie de réalisations antérieures du même genre de David Medalla (A Stitch in Time, 1969), et ceux où l'artiste invite les gens à prendre la parole, une resucée d'UNTEL ou du Group Material (années 1970-1980). La gestion particulière de son temps par Nick Gee, fondant temps de la création et temps hors création artistique (l'artiste profite de son passage en Bretagne pour discuter avec des artistes locaux), dérive de celle de Filliou à l'époque de la République géniale. Les travaux collectifs avec des groupes sociaux que mènent les sœurs Hohenbüchler, de leur côté, sont le remake d'entreprises du même genre, fort datées à ce jour, de Michel Séméniako (ses Portraits négociés, à partir de 1983) ou de collectifs tels que Art-Seine TRI D... En l'occurrence, quiconque a vent de ce qu'a été l'art "contextuel" depuis les années 1960 ne peut qu'accréditer l'idée qu'un type d'art a priori inapte à être collectionné a cours depuis longtemps, et semble appelé à croître et à multiplier.

RETOUR

8. Annick Bureaud et Nathalie Magnan, Connexions - Art Réseaux Médias, Paris, énsba (publications de l'École nationale supérieure des Beaux-arts), 2002, p. 18.

RETOUR

 

| Accueil | Sommaire n°17 |