Soit la collectionnabilité. Par "collectionnabilité",
on entendra le potentiel de l'uvre, d'une part à susciter
le désir d'être collectionnée, d'autre part
à être morphologiquement "collectionnable".
Une uvre de forme classique, référencée
dans un genre précis (peinture, sculpture
), tend virtuellement
à un indice élevé de "collectionnabilité",
à plus forte raison si elle est séduisante ou à
la mode. À l'inverse, la "collectionnabilité"
décroît sitôt que l'uvre d'art en vient
à tourner le dos à ce qui suscite d'ordinaire la collection
: de n'exalter ni la beauté ni le sens; de n'être pas
de nature à refléter l'époque et ses fantasmes
de destinée; parce que démarquée du marché,
et donc peu rentable en termes de spéculation.
|
DEVORA NEUMARK / SHE LOVES ME NOT, SHE LOVES ME, MONTRÉAL
2001/ © PATRICK MAILLOUX / (**)
|
LA MODERNITÉ COMME CRISE DE LA "COLLECTIONNABILITÉ
"La modernité, quand bien même ses réalisations
accèdent aujourd'hui au panthéon - la collection privée,
d'entreprise et muséale représente, en l'occurrence,
ce panthéon -, est à l'origine de maints assauts contre
la "collectionnabilité", non forcément tous
concertés. Le plus connu d'entre eux, et le plus spectaculaire,
est le readymade, dont Marcel Duchamp inaugure le cycle dévastateur
en 1913. C'est de manière voulue que le readymade dévalorise
l'art classique, forme d'art instituée à laquelle
il attente en toute conscience, et dont il espère rien moins
que le déclassement historique. Dans son cas, un objet fabriqué
de manière industrielle est proposé au public, et
donc à la collection, à titre d'objet d'art. Nonobstant
sa trivialité, son manque de noblesse et son anonymat (l'artiste,
en amont, n'en est que l'acquéreur), cet objet revendique
hautement une plus-value symbolique à laquelle tout indique
ex abrupto qu'il n'a nul droit fondé à y prétendre.
Ainsi posé dans le paysage des biens culturels, et quoiqu'il
n'interdise pas l'acte de collection, le readymade incite à
ne pas être collectionné. Si toutefois l'on y tient,
inutile pour l'acquérir d'en passer par les voies ordinaires
de l'achat d'art : il suffira de se rendre dans le magasin d'à
côté, où l'on trouvera sans mal son équivalent
(son même), à moindre prix1.
À ce premier attentat contre la collectionnabilité
de l'art vivant, la création moderne en ajoute quelques autres,
non d'ailleurs expressément braqués contre la notion
de valeur symbolique ou attachés à en discuter la
nature. Des formes d'expression telles que l'installation puis l'environnement,
de la sorte, se révèlent relativement délicates
à intégrer dans une collection, ne serait-ce déjà
que pour cette raison, d'ordre pratique : leur stockage comme leur
exposition réclament de la place, une disponibilité
en espace libre que le développement dorénavant dominant
du mode de vie urbain, facteur d'exiguïté, rend de moins
en moins courante. La croissance des formes d'art in situ, inaugurées
à Hanovre par Kurt Schwitters, dans les années 1930,
avec le Merzbau, rend elle aussi plus improbable la possibilité
de collectionner. Comment importer chez soi ce qui a été
conçu dans un lieu autre et, surtout, en fonction de ce lieu
même ? La collection, dans ce cas, joue comme la traduction,
elle trahit peu ou prou l'uvre originale. Le raffinement esthétique,
encore, peut en venir lui aussi à alimenter la crise de la
collectionnabilité de l'uvre d'art, en particulier
lorsque cette dernière choisit des voies d'énonciation
tortueuses ou à épisodes, ou encore la voie de la
dématérialisation. Exemple connu, parmi tant d'autres
: les Zones de sensibilité picturale immatérielle
d'Yves Klein (1959-1962), dont Ghislain Mollet-Viéville fournit
ce descriptif : "Sur les quais de la Seine, l'artiste vendait
des reçus qu'il appelait des Zones de sensibilité
picturale immatérielle. Le principe en était le suivant
: l'acquéreur apportait un certain poids d'or fin, qu'il
donnait à l'artiste ; ce dernier lui remettait alors le reçu
portant la mention de l'échange. Puis après avoir
pris soin de remettre une partie de l'or à certains témoins
soigneusement choisis, l'artiste en jetait le reste à la
Seine (
). L'artiste affirmait alors : ''Pour que la valeur
fondamentale immatérielle de la zone lui appartienne définitivement
et fasse corps avec lui, il doit brûler solennellement son
reçu'' (
). Et effectivement il ne restait plus au collectionneur
qu'à s'exécuter2".
|
ALMA SKATESHOP, DANIEL DEWAR ET GREGORY GIQUEL
/ 40M CUBE, RENNES, 3/07-28/09/2001/
PHOTO, P. GOASDUFF / (**)
|
LE TOURNANT DE L'ART CONCEPTUEL
Sans nul doute, c'est avec l'art conceptuel que la collectionnabilité
de l'art va connaître sa remise en cause historique. Remise
en cause, cette fois, systématique, et absolument réfléchie.
Pour l'artiste conceptuel, la réalisation concrète
de l'uvre d'art importe moins que sa conception intellectuelle
et son élaboration mentale. Que l'uvre ne soit pas
réalisée, même, s'avère concevable :
il y a "uvre", dans cette optique, et donc "art",
à compter du moment où il y a désir de la forme,
et réflexion sur celle-ci. Comme le formule Lawrence Weiner
vers 1970, que l'uvre d'art soit faite par l'artiste, par
quelqu'un d'autre que lui ou pas du tout n'est pas le problème.
L'important ne réside nullement dans l'objet fini, il se
donne cours autre part, en amont. Si l'art conceptuel en vient à
se vendre, ce qu'il va proposer au collectionneur d'acheter n'a,
du coup, nul point commun avec ce qu'on avait appelé jusqu'alors
une "uvre d'art" : papiers avec descriptif d'un
processus, indications de type statement, mention de faits ayant
impliqué l'artiste sinon le futur collectionneur lui-même
- bref, l'uvre réduite à l'attestation, au procès
verbal, au fameux "certificat" des conceptuels. Est modifiée,
dans ce cas, la nature de l'échange. Où avait régné
des siècles durant (ou peu s'en faut) le Given giving, le
donnant donnant, l'artiste ne donne guère plus au collectionneur
qu'une preuve qu'un acte d'art a eu lieu, acte d'art que le seul
"certificat" vient incarner lors même que rien de
concret n'en reste. Ce type de transaction, pour le collectionneur,
est de nature déceptive. Il s'apparente par équivalence
à l'achat de biens dans un magasin où l'on vous donnerait
le ticket de caisse mais pas la marchandise.
Trophée ambigu que l'uvre conceptuelle, on en conviendra,
surtout lorsque l'artiste, jamais las d'expérimenter ou de
provoquer, en vient à jouer avec le système même
présidant aux règles du marché, s'entend non
pour en jouir mais pour les ébranler. En créant, dans
les années 1990, l'agence Les readymades appartiennent à
tout le monde, l'artiste français Philippe Thomas vise ainsi
à rationaliser la chaîne de l'échange dans un
sens radical : il attribue carrément au collectionneur la
paternité de l'uvre, et s'efface en conséquence
en tant qu'artiste. Rappelons les faits. Dans les foires d'art ou
les galeries, Thomas alors propose aux collectionneurs intéressés
de "rentrer dans l'histoire de l'art". Pour ce faire,
ces derniers n'ont qu'à lui commander une uvre que
lui, artiste, va réaliser en leur nom dans la foulée,
et dont il leur affecte la signature
Ce rapport quelque peu
polémique à l'acte de collectionner, dès avant,
s'était fait sentir d'une manière autre mais tout
autant caustique avec le simulationnisme, qui éclôt
en 1978 à New York (exposition New Pictures). Sujet d'élection
de ce mouvement, par lui subverti à l'envi : le concept d'uvre
d'art originale. Dans le contexte d'intégration de toute
créativité et de toute subversion symbolique que connaît
alors l'Occident (la "politique culturelle"), l'art est
une formule d'animation comme une autre. Sa fonction symbolique,
estiment les simulationnistes, s'anéantit en conséquence
dans la fonction de divertissement, et ce, quand bien même
les pouvoirs en place feraient-ils croire le contraire et insisteraient-ils
sur son impérissable "valeur". La modernité
artistique ayant de surcroît mené à bout ses
expériences les plus radicales (jusqu'au monochrome, jusqu'à
l'exposition du vide, etc.), toute forme d'expression plastique
qui se prétendrait neuve s'avère suspecte, et vaine
la démarche qui la fonde. Pour les simulationnistes, mieux
vaut donc que l'artiste, plutôt qu'inventer, s'interroge sur
la fonction des formes esthétiques que la société
occidentale met en circulation, formes à travers lesquelles
cette dernière s'esthétise volontiers, mais sur le
mode de l'imposture, comme championne de démocratie. De quelle
manière ? En caviardant les images ayant valeur d'icônes,
en les rabaissant à toutes fins de jeter sur elles le doute,
en les multipliant pour rendre compte du fait que l'image d'art,
objet symbolique peut-être, est plus sûrement un instrument
de pouvoir. Lorsque Mike Bidlo copie un Warhol et le signe, de manière
outrageusement visible, "Not Warhol", il ne fait pas que
mettre en abîme la dévotion dont Warhol fait l'objet,
il restitue aussi cet objet sacral qu'est la marchandise warholienne
à sa trivialité de production circonstancielle servant
à alimenter le besoin des classes dominantes en esthétique
(sachant que l'esthétique, pour parler après Walter
Benjamin, c'est aussi la politique). Même chose quand une
Elaine Sturtevant copie à l'identique, en perfection, des
Duchamp - des uvres qu'elle présente et met en vente
comme étant de parfaits Duchamp dont on annonce toutefois
qu'ils n'en sont pas
Pour le collectionneur mis en face de
telles "uvres", difficile de ne pas se sentir la
dupe d'une opération où on lui démontre qu'il
existe d'abord comme consommateur culturel et comme otage de conditionnements
esthétiques.
|
LARA ALMARCEGUI /
CREUSANT, AMSTERDAM 1998 /
© L.ALMARCEGUI /
(**)
|
DU DÉCLIN DE L'OBJET
Ce que montrent l'art conceptuel autant que les propositions de
ses épigones, c'est la fragilité de la notion d'"uvre
d'art" et, de concert, la graduelle dévaluation de l'uvre
d'art comprise comme "objet", comme substance matérielle.
En l'occurrence, il s'agit bien de faire état de pratiques
artistiques toujours plus banalisées à mesure qu'avance
le XXe siècle, pratiques aujourd'hui fort nombreuses où
l'uvre d'art, pour solde de tout compte, cesse d'exister non
en tant que telle mais à titre de res sacra, de chose palpable
et vénérable. Le collectionneur ? On lui propose cette
fois non une matière classiquement exposable mais autre chose,
parfois proche du rien. Sans au demeurant, le voudrait-il, qu'il
puisse tout acquérir de l'art qui se fait. Un Robert Barry,
dans les années 1960, expose entre deux bâtiments d'une
université américaine du gaz neutre, autant dire une
substance invisible, et indétectable ; Robert Morris, lui,
de la vapeur d'eau, un matériau sans pérennité
dont le destin physique est de se gazéifier dans l'atmosphère.
Comment acquérir, puis stocker, ce type de réalisations
? Dans le cas de Morris, du moins, une photographie pourra rendre
compte que l'acte d'art a eu lieu, et jouer le rôle (de nouveau
déceptif) d'un substitut probatoire. Michael Landy, dans
le cadre de l'opération Break Down (Londres, 2001), entreprend
le classement de tous les biens lui appartenant, puis il les fait
broyer méthodiquement3. L'inventaire même des objets
référencés puis détruits par l'artiste,
dans ce cas le plus que l'on peut collectionner de l'uvre,
n'est évidemment pas celle-ci mais tout au plus l'archive
de l'uvre. Collecter cet inventaire, ce n'est nullement accéder
à cette dernière. C'est, au mieux, détenir
l'attestation paradoxale d'une opération de radiation voyant
l'artiste créer non de faire mais de défaire, Landy,
lui-même "décollectionneur" des objets de
sa propre vie, ayant eu en vue avec Break Down non d'ajouter mais
de soustraire quelque chose au monde, en vertu d'une poétique
certes créative mais à fins d'anéantissement.
Un Gilles Mahé, pour sa part, demande au Ministère
français des finances de rémunérer, au titre
de l'aide sociale, sa vie d'artiste, requête qui tient pour
lui d'"uvre d'art" (années 1980). Qu'en collectionner
? Sans doute pourra-t-on, après maintes formalités
bureaucratiques, acquérir puis conserver pieusement la lettre
par laquelle l'artiste s'est adressé au ministre. Celle-ci,
pour autant, n'est pas l'"uvre" mais, de nouveau,
un indice. Au collectionneur ne reste en l'espèce que cette
possibilité, à l'opposé de la détention
matérielle : engranger et exploiter de l'uvre, à
défaut de sa substance, son seul récit (quelque chose
a eu lieu, je vais vous le raconter). La légende comme fétiche.
|
LARA ALMARCEGUI / DURANT DEUX SEMAINES, J'AI RÉNOVÉ
L'ABRIS DE JARDIN AU 4 DE LA RUE DU COMPTE PALLATIN,
PHALBOURG, 2000 / © L.ALMARCEGUI /
(**)
|
L'ART D'INTERVENTION : LA COLLECTION HORS DU COUP
Les cas que nous citons informent sur une donnée toujours
plus courante à mesure que s'affirme l'art tel qu'on le pratique
aujourd'hui : d'une uvre, il arrive souvent qu'on ne puisse
posséder tout au plus que le souvenir, forme de détention
mémorialiste évidemment peu rentable sur le plan de
l'affect et, plus encore, de l'avoir de caractère patrimonial.
Ce New deal, l'art d'intervention, plus qu'aucun autre, va contribuer
à l'instituer avec force. Se développant dans les
années 1960 et depuis lors avec énergie, ce dernier
se présente comme un mode de création par excellence
retors au principe de collection. La raison en incombe à
son rejet de la projection temporelle. L'art d'intervention, par
nature, est éphémère, il n'entend pas durer,
refus de l'inscription rendant douteux jusqu'au souhait de se l'approprier.
Par définition, un geste d'artiste n'appartient qu'à
celui qui l'exécute.
La question du médium, ici, se révèle d'une
importance cruciale. Tantôt l'artiste, en tant qu'il "intervient",
ne laisse aucune trace de son passage dans l'espace, absence de
trace qui interdit de fait la détention de quoi que ce soit
de relatif à l'acte d'art ; tantôt le médium
qu'il choisit dans le cadre de son intervention s'avère léger
et, comme tel, fatalement périssable : ainsi du papier des
affiches, du tissu des banderoles, de la voix humaine immédiatement
soluble dans l'air ou du fil textile déroulé dans
l'espace urbain, sans même parler des formes furtives que
personne n'est censé voir, de plus en plus fréquentes4
; tantôt, enfin, c'est le support même que choisit l'artiste
pour "uvrer" qui interdit la ponction de l'uvre,
et un éventuel déplacement vers la collection. Le
cas du tag, en tant que forme d'expression positionnée à
la confluence de deux "moments" de l'art (moment classique,
parce que peinture, et moment moderne et contemporain, parce que
formule d'intervention), est instructif à ce registre par
les contradictions qu'il révèle. Le tag, de la sorte,
esthétise la ville mais son recouvrement, à terme,
s'avère inévitable. Son inscription, par surcroît,
est réservée aux murs et, comme telle, impossible
à translater. On rappellera sur ce point comment le désir
de détention durable du tag, et ce, malgré sa nature
non "collectionnable", a pu, dans le passé récent,
amener certaines instances commanditaires d'opérations engageant
l'intervention de tagueurs à ruser avec cette impossibilité
factuelle du prélèvement : les surfaces offertes à
ces derniers, dans certains cas (Artistes dans le métro,
en France, dans les années 1980, ou prestations in situ de
Keith Haring à New York ou ailleurs, par exemple), se voient
alors recouvertes d'un papier sur lequel l'artiste officie, papier
qui par la suite peut être décollé et récupéré,
puis son contenu recyclé vers le domaine de la collection
L'échappée de l'art contemporain vers le non "collectionnable",
encore, s'accroît dans le cas des créations de nature
participative. Certes, la création à plusieurs mains
peut générer une uvre classique par sa forme,
propice de ce fait à être collectionnée : voir
le cas, récemment présenté en France, du Grand
tableau antifasciste que réalisent dans les années
1970, emmenés par Jean-Jacques Lebel, plusieurs artistes
engagés contre la guerre du Vietnam. Or, que l'uvre
collective ressortisse à l'opération instantanée
(à la "manuvre", disent à bon droit
les artistes interventionnistes québécois), c'est
aussitôt le non "collectionnable" a priori qui de
nouveau s'impose. D'abord, parce que l'uvre, aussitôt
faite, est avalée par le temps. Ensuite, pour des raisons
qui relèvent de la multiplicité de la propriété
effective, dans la mesure où l'auteur n'est peut-être
pas celui qu'on croit, et dont on croirait à l'occasion collectionner
l'uvre. Lorsque Lygia Clark, dans le cadre de ses Structurations
du Self (années 1960-1970), invite plusieurs participants
d'un de ses séminaires à se regrouper dans un filet,
à charge pour chacun de ressentir et d'éprouver la
promiscuité de l'autre, il est évident que l'uvre
n'appartient à l'artiste qu'en tant que celle-ci la met en
phase, et non en tant qu'elle l'exécute à proprement
parler. Opération collectivement vécue, l'uvre
est dans ce cas le bien de qui s'y investit et, du même coup,
la conduit jusqu'au stade de la réalisation plénière.
|
MINERVA CUEVAS /
MELATE, MVC LOCAL CAMPAIGN,
MEXICO, 1998-2001/
PHOTO : M. HAGINO /
© M.CUEVAS /
(**)
|
VERS UN "DÉS-UVREMENT
"S'agissant de l'art d'intervention ou de type "action",
la dimension relationnelle induit de manière inévitable
la fragmentation, elle marche à contresens de cet héroïsme
de l'artiste auquel goûte de s'identifier le plus souvent
le collectionneur. Que dire dès lors, en termes de mise en
crise du concept de collection comme de l'acte de collectionner,
des formes d'art se niant comme telles, ou dont modalités
d'exécution ou critères formalistes évacuent
d'un même tenant non seulement l'objet d'art mais aussi le
crédit de génialité d'ordinaire attaché
à l'acte créatif ? L'inflexion fort marquée
de l'art contemporain au "dés-uvrement"5,
en la matière, n'est pas sans éreinter un peu plus,
et à la racine cette fois, le désir de collectionner.
Le "dés-uvrement", c'est cette attitude particulière
qui voit l'artiste créer d'une manière telle que sa
création, en soi, indique qu'elle s'élabore à
l'encontre de la Schöpfung proprement dite, ou dans l'indifférence
à celle-ci. Une création ourlée contre la création,
si l'on peut dire. Une création dont la finalité n'est
plus iconoclaste (à l'instar du schéma moderne d'une
destruction exploitant le mythe du Phénix, d'où sortira
l'opus nouveau et régénéré), mais bel
et bien anartistique, comme coupée du désir de faire
uvre. Le concept d'"uvre", à telle
enseigne, ne relevant plus de l'"uvré", pour
reprendre une catégorie heideggerienne relative à
ce que l'uvre d'art contient dans sa forme de le retenir,
mais d'un "uvrant" chargé de puissance négative,
ce que fait l'artiste s'assimilant au "dés-uvrant"
(sinon au "non-uvrant", carrément : un Édouard
Boyer, par exemple, au moyen de sa Bio-taxe, sollicite entreprises
ou particuliers pour que ceux-ci pourvoient à ses besoins
matériels, en échange de rien
).
Une exposition récente telle que Dé(s)règlements,
Protocoles en situation (Rennes, 2002) multipliait ainsi à
l'envi les uvres de type "dés-uvrant",
autant de propositions souvent singulières dont l'indice
de collectionnabilité se situe au plus proche du zéro6.
Par "Protocole", en oubliant ce que ce terme doit d'ordinaire
à l'étiquette, on entendra un principe d'échange
doublé d'une règle de travail impliquant à
parts plus ou moins égales l'artiste et un autre intervenant,
en général le public. Dépendantes de cette
mise sous conditions et de ce principe participatif, fabrication
et forme de l'uvre d'art assujettie à un "protocole"
se trouvent inévitablement bousculées. Si l'artiste
propose, c'est le spectateur qui dispose, un tel deal, des plus
aléatoire, n'étant d'ailleurs pas productif à
tout coup. Exemple concret : pour cette exposition rennaise, Marta
de Gonzalo et Publio Pérez Prieto réalisent un puzzle
géant dont le contenu, de nature textuelle, est la définition
du mot "Terrorisme", de triste actualité depuis
les événements du 11 Septembre. Les morceaux du puzzle
sont distribués en ville contre l'engagement de leur détenteur
à venir les rapporter dans le local d'exposition avant la
fin de celle-ci. L'uvre se reconstitue-t-elle, c'est au rythme
et au hasard de la restitution des fragments, sans qu'on sache si
la proposition originelle aboutira en tout et en préjugeant
que l'uvre, pour finir, ne sera pas réalisée
comme prévu. En fait, parce que caractérisées
par un impératif prioritaire d'"expérience"
(étymologiquement, "faire l'essai de"), les propositions
artistiques présentées dans le cadre de l'exposition
Dé(s)règlements se révèlent génériquement
étrangères à l'idée d'un échange
ou d'une cession en vue de la collection. En l'occurrence, elles
intègrent en soi, in nucleo, le principe de l'échange
: confrontation avec autrui pour les Micro-situations de Marika
Bührmann, où l'artiste convie le quidam à des
rencontres et à des gestes impromptus ; avec l'univers de
la consommation pour Minerva Cuevas, qui sollicite Évian
pour remplacer sur ses bouteilles d'eau minérale l'habituelle
mention de la marque par le mot Égalité (Campagne
Égalité), etc.7 La "fin" de l'uvre
protocolaire, on le conçoit, ce n'est ni l'apparence plastique,
réussie ou pas, séduisante ou non, ni l'engrangement
dans le capital de la collection. Déjà "échangée"
tandis qu'elle se fait, une telle uvre n'a aucun intérêt
à être conservée, et donc collectionnée,
même dans la perspective d'être rejouée (la rejouer,
en l'occurrence, c'est faire du théâtre, la sortir
de son contexte, et trahir).
|
ABRAHAM POINCHEVAL / PATCHSTAFF,
ABRAHAM POINCHEVAL, LILIAN MÉNARD, THOMAS BRODIN /
RÉSIDENCE ODDC ALLINEUC, POUGENAST, 2002 / © ODCC
CÔTES D'ARMOR /
(**)
|
L'INÉVITABLE REFONDATION À VENIR DU CONCEPT DE
COLLECTION
L'indice de collectionnabilité de l'art actuel, sans doute,
peut rester fort. Les grands marchands l'ont bien compris, qui valorisent
encore largement des formes de création plastiques classiques,
immédiatement recyclables dans le circuit du marché
(on chercherait ainsi en vain, dans le catalogue Sotheby's ou Christies,
autre chose que des objets d'art). Mais il n'empêche : l'uvre
d'art contemporaine, toujours plus, impose que changent les règles
de la "collection", un terme qui, dans certains cas, cesse
de prendre sens. La création de type Net Art ou Art de communication,
véhiculée sur Internet, aussi mobile qu'insaisissable,
rend ainsi fort problématique l'acte de collectionner. Ici,
comme le précisent Annick Bureaud et Nathalie Magnan, "tout
se passe d'écran à écran, d'une interface à
l'autre8". Ou ouvre à de nouveaux modes de stockage,
à l'instar de celui que propose actuellement au collectionneur
un Jürgen Ostarhild. Créateur d'images numériques,
ce jeune artiste allemand négocie celles-ci via Internet,
et sous condition : pour l'acquéreur, l'image vendue, qui
reste engrangée sur un site Web, est uniquement consultable
depuis un écran d'ordinateur. L'uvre samplée,
de son côté, rend plus complexe encore l'idée
même de collection. Résultat d'un échantillonnage
voyant l'artiste (souvent consentant au copyleft) se servir où
il veut et emprunter à qui mieux mieux à ses semblables
d'aujourd'hui comme d'hier, elle est déjà le résultat
d'une collecte et, au bout du compte, à elle seule, en soi,
une collection : ensemble de tous les caviardages, de tous les emprunts
qui l'on rendue possible, exact envers d'un produit foncièrement
original et durable. L'âge du mix qui est le nôtre,
âge de l'échange doublé de la contamination
tous azimuts, c'est en substance celui de la consommation immédiate,
cette consommation de transe propre en particulier à la culture
techno - la transe, on le pressent, dont les vecteurs n'ont nul
besoin d'être collectionnés, et qu'il s'agit de vivre
plutôt hic et nunc, dans l'oubli de toute perspective de conservation.
L'annonce d'une culture a-collectionniste, la chronique annoncée
d'un monde où l'usage n'attend que d'évacuer l'avoir
? Wait and see.
|