Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 17
 
 
L'ART EN FRACS
Tristan Trémeau (*)

DEPUIS LEUR CRÉATION EN 1982, LES FRACS (FONDS RÉGIONAUX D'ART CONTEMPORAIN) NE CESSENT DE SUSCITER DES DÉBATS QUANT À LEURS MISSIONS : ACQUISITION, AIDE À LA CRÉATION, EXPOSITION ET DIFFUSION. APRÈS UNE PÉRIODE DE "RATTRAPAGE" DE LA MODERNITÉ, MARQUÉE PAR L'ACQUISITION D'ŒUVRES PRESTIGIEUSES, LA CRISE ÉCONOMIQUE A IMPLIQUÉ UNE NÉCESSITÉ DE REDÉFINITION DE LEUR RÔLE EN TANT QU'INSTITUTIONS PUBLIQUES, DONT NOUS VOULONS EXAMINER LES RETOMBÉES.

 

Nés il y a vingt ans d'une volonté du nouveau gouvernement socialiste et communiste de procéder à une réelle décentralisation des affaires culturelles en régions, les Fracs ont permis, depuis 1982, de palier un manque dramatique de présence de l'art contemporain hors de la capitale. Seuls quelques rares musées (Saint-Étienne, Grenoble, Marseille) avaient, durant la précédente décennie, tenu ce rôle en exposant et en acquérant des œuvres de Supports-Surfaces, du minimalisme, du Land Art, de Fluxus, de l'art conceptuel et de l'Arte Povera. Tous ces courants essentiels du passage du modernisme canonique au postmodernisme éclectique ont été les plus collectionnés par les Fracs, au cours des années 1980, afin que des régions telles que le Nord-Pas-de-Calais, la Bourgogne ou l'Aquitaine puissent revendiquer, aussi, une relation à la modernité et, plus encore, à l'âge contemporain de l'art.

UNE GRANDE SESSION DE "RATTRAPAGE" ?

La première décennie d'exercice des Fracs fut une grande session de "rattrapage". Certains peuvent se prévaloir, aujourd'hui, de posséder des collections représentatives d'un "art contemporain international", tel qu'il s'est manifesté depuis When Attitudes Become Forms à Berne et à Londres en 1968 (conçue par Harald Szeemann), jusqu'à la Documenta IX de Kassel en 1992, dirigée par Jan Hoet. Presque tous les Fracs ont bien leur Gerhard Richter, leur Richard Long, leur Carl Andre, leur Robert Filliou ou leur Sol LeWitt. Aussi une collection peut-elle devenir l'ambassadeur de l'image dynamique qu'une région veut donner d'elle-même hors de ses frontières, et notamment à l'étranger (exposition du Frac Nord-Pas-de-Calais à Bruxelles en 1995). Elle devient alors un outil de communication, de promotion, dans un contexte européen où il est attendu des régions qu'elles se gouvernent et se gèrent d'une façon de plus en plus autonome et conquérante, en termes autant économiques que culturels. Nul besoin ici de paraphraser Karl Marx sur la valeur pour comprendre que, très vite, quelques régions ont su convertir le souci de rattraper le retard pris sur la connaissance de l'art contemporain en un désir de promouvoir le dynamisme de leur territoire, grâce à des œuvres dont la valeur marchande avait pris du poids entre le moment où elles avaient été produites, celui où elles ont été reconnues et, enfin, celui de leur acquisition tardive.
En-deçà de ces enjeux politiques inévitables, l'idée d'une certaine uniformité des Fracs s'est imposée, dès la fin des années 1980, dans le discours commun, tant des artistes que des amateurs et des critiques. Il est vrai que beaucoup d'œuvres, principalement liées à une pratique figurative non réductible à la Figuration Narrative ou Libre, ne sont pas représentées, en raison de leur supposée extériorité par rapport aux grands courants internationaux (évidemment, il y a toujours un Gilles Aillaud, un Paul Rebeyrolle, un Antonio Saura ou un Peter Saul pour discréditer l'idée d'une censure). De fait, les collections des Fracs se sont aussi constituées selon un souci typologique, qui a ses mérites (regrouper un ensemble conséquent d'œuvres présentant un vaste panorama de ce qu'un sujet - le corps, l'espace social et privé - peut offrir comme issues), et ses défauts (réduction d'un groupe d'œuvres à un style générique - la "sculpture anglaise", l'Arte Povera -, donc une vision scolaire, dans tous les sens du terme, de l'histoire de l'art).
Toutefois, quelques Fracs se sont singularisés dès le début, tel celui de Bretagne, qui a d'abord constitué sa collection autour des années 1950, en raison de l'inscription locale du critique d'art Charles Estienne (promoteur de l'abstraction lyrique) et parce que des artistes importants sont nés dans cette région (Martin Barré, Jacques Villeglé). Ce travail rétrospectif liminaire a favorisé l'apparition des Archives de la Critique d'Art à Châteaugiron, si nécessaire aux historiens de l'art1. Quant au Frac Picardie, il a constitué, depuis 1985, un ensemble conséquent sur le dessin, en tant que médium et en tant qu'il innerve les pratiques sculpturales, picturales et architecturales, tout en allant à leur rencontre (Richard Serra, Jean-Michel Alberola, Marc Couturier…)2. Il en va donc d'un parti-pris, que recoupe, depuis le questionnement de la peinture et de ses lieux, la démarche du Frac d'Auvergne (Gérard Gasiorowski, Jean-Michel Sanejouand, Helmut Dorner…)3. Ces deux ensembles offrent des moyens d'approcher la pluralité actuelle des démarches afférentes à ces deux médiums, mais ils se positionnent plus par rapport aux autres Fracs que par rapport à une situation régionale. D'autres lieux, comme le Creux de l'Enfer à Thiers (en Auvergne) ou la Maison de la Culture d'Amiens (en Picardie) se chargent dès lors de proposer aux publics d'autres issues de l'art contemporain.

LE RÔLE OUBLIÉ DES ARTISTES

Si l'on regarde de plus près l'état des collections, une surprise nous attend. Deux des artistes les plus représentés sont Daniel Dezeuze - ce qui n'est pas étonnant, au vu de l'importance de son œuvre au sein de Supports-Surfaces et des dialogues nourris qu'elle entretient avec le minimalisme et le post-minimalisme - et François Bouillon, artiste dont la pratique essentiellement graphique négocie subtilement l'héritage duchampien et possède une suffisamment grande ouverture esthétique pour dialoguer avec tous les courants artistiques contemporains. L'importante présence de ces deux artistes dans les Fracs est sans doute due à leur forte inscription en régions, en tant qu'artistes et enseignants en écoles d'art. Il est même possible de regarder les activités de Supports-Surfaces, au tournant des années 1970, sous l'angle d'une revendication pour un rééquilibrage entre Paris et la province. Quelques unes de leurs manifestations ont en effet eu lieu à la campagne et dans de petits bourgs (à Coaraze en 1971) éloignés des institutions centrales. Des groupes d'artistes, qui se sont créés dans ce contexte, de Textruction (Jean Mazeaufroid, Gérard Duchêne…) au Groupe 70 à Nice (Vivien Isnard, Max Charvollen…), ont proposé des expositions alternatives (70 artistes dans la ville à Perpignan en 1972), dont l'énergie et la festivité revendicatrices participaient d'un esprit soixante-huitard et pouvaient rencontrer les aspirations à un "retour à la terre" (Signal Grasse en 1973).


MIRIAM BÄCKSTRÖM / APPARTMENTS, 2000-01 /
PRODUCTION ET COLLECTION FRAC NORD - PAS DE CALAIS / PHOTO : D.R.

Toutefois, on peut remarquer sur la carte de France situant ces groupes, publiée dans Chronique de l'Art Vivant en octobre 19724, que le sud et la région Rhône-Alpes en concentrent la plupart. Cette carte recoupe celle des principaux musées déjà cités qui ont favorisé la diffusion de ces groupes et, surtout, créé des contextes favorables, en relation avec les écoles d'art, à l'éclosion des nouvelles générations au tournant des années 1980 (de Robert Combas dans le sud à Vincent Corpet à Saint-Étienne). Ceci indique que l'on ne peut dissocier l'apparition de ces groupes des relais institutionnels. Il est cependant nécessaire de rappeler que, en dehors de ces régions phares, d'autres (Bretagne, Nord-Pas-de-Calais, Aquitaine ou Limousin, pour ne citer qu'elles) ont bénéficié de l'action militante d'artistes, qui ont préparé le terrain à la création des Fracs. Ainsi, nombre d'entre eux ont participé aux discussions préalables à l'invention d'une politique de décentralisation culturelle, comme ce fut le cas lors des États Généraux de la Culture à la Maison de la Culture de Créteil en 1981, où étaient présents tant les artistes que les politiques, dont un futur membre du gouvernement Mitterrand, Jack Ralite.

LE TOURNANT DES ANNÉES 1990

Hormis les membres de Supports-Surfaces, peu de ces artistes militants sont représentés dans les Fracs. En fait, ces nouvelles institutions n'ont pas, dans les années 1980, travaillé avec les artistes, mais acquis des œuvres, afin de constituer des fonds qui, se voulant prestigieux, le sont devenus en s'étalonnant sur le prestige conféré par la valeur et la représentativité internationale. Avec le tournant des années 1990 et la crise économique qui a frappé le marché de l'art, les Fracs ont dû se repositionner et revoir leur politique, tant du côté de leurs acquisitions que de leur rôle au sein des régions. Des questions ont émergé: que faire de ces collections? Quelles relations entretenir avec les autres institutions (musées, centres d'art)? Quelle dimension publique donner à ces collections? Quel rôle éducatif leur conférer? Parfois, les discussions avec les politiques furent si âpres qu'un Frac comme celui de Haute-Normandie disparût parce que le conseil régional le jugeait inutile et dispendieux. D'autres eurent du mal à convaincre de la nécessité d'un lieu pour conserver leur collection (le Nord-Pas-de-Calais a attendu 1996 pour avoir un site à Dunkerque), ont dû se fondre dans une structure (l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne regroupe depuis 1997 le Frac Rhône-Alpes et le Nouveau Musée), voire attendre qu'un autre projet permette de s'y associer (le Frac Ile-de-France et le Plateau à Paris en 2002).

Autour de l'œuvre de christopher wool /
Sans titre, 1998 / Collection FRAC Nord - Pas de Calais /
Exposition au Collège Jean Rostand, Sains-en-Gohelle, 2000 / Photo : D.R.

La réponse la plus intéressante des Fracs fut de poursuivre le travail de diffusion des œuvres dans les autres institutions (prêts, dépôts) et, surtout, de développer des projets d'actions pédagogiques sur leurs sites ou dans d'autres enceintes, principalement scolaires. Sont ainsi apparus les EROA (Espace de Rencontre avec l'Œuvre d'Art) qui favorisent l'appréhension de l'art par les élèves. Parfois, l'artiste est présent, présente une exposition qui étend le propos des œuvres prêtées par le Frac, commente sa démarche et participe à des ateliers. Ces dispositifs ont ainsi permis de remettre au centre du projet des Fracs les artistes et leurs œuvres.
Ce n'est plus la collection (et, au-delà, une région) qui s'expose, mais le travail de l'art, qui s'expose lui-même à sa réception et à ses possibles déplacements dans et par l'échange oral et pratique. De ce point de vue, les Fracs constituent des fonds riches pour produire de la pensée et des formes, tant pour le public que pour les artistes.
Dans le même temps, ces Fracs se sont ouverts aux plus jeunes générations mais en appliquant toujours une méthode typologique (médium, sujet ou style) et profondément historiciste qui a fait rentrer nombre de dispositifs de l'esthétique relationnelle dans les collections (Rirkrit Tiravanija, Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Andrea Zittel5), étant entendu que ce courant serait représentatif des années 1990, autant que celui du "retour au visage" et à l'universelle humanité de la figure de l'Homme seul, en couple ou en famille (Valérie Jouve, Djamel Tatah, Thomas Struth6). La concomitance du malaise ressenti face à l'écart entre l'art contemporain et le public (qu'incarnaient, dans le discours commun, les Fracs), du tournant pédagogique de ces institutions et de l'acquisition de ces nouvelles œuvres n'est par fortuite. Ces dernières proposent, sur deux modes différents, de l'identification et de la reconnaissance, par la suggestion d'une possible interaction amenant à l'inclusion des spectateurs qui y reconnaissent des objets et gestes de leur quotidien, ou par l'exercice spéculaire du je face à l'autre au bout duquel le regardeur reconnaît qu'il est un sujet et le sujet de l'adresse7.

 

THOMAS STRUTH / ANA GREFE (DEBOUT), 1997 /
PHOTOGRAPHIE / COLLECTION FRAC ILE-DE-FRANCE


 

S'opère dès lors une transformation radicale du travail de l'art qui rebascule du côté de l'institution: ce serait aujourd'hui le rôle des Fracs (mais aussi des musées et des centres d'art) que d'aider à la production et d'acquérir des œuvres qui se pensent elles-mêmes comme médiatrices et chargées par le méta-discours de médiation de l'institution, de présenter à l'homme sa supposée nature déjà-là, et de lui révéler le code préexistant qui fonderait toute relation sociale. Autrement dit, les quatre fonctions assignées aux Fracs - acquérir, aider à la création, exposer et diffuser auprès des publics - se trouveraient réunies en un seul dispositif visant à restaurer un contrat avec le public (entre lui et l'art, l'institution et le corps social). Ce type nouveau de dispositif liant l'artiste, son ouvrage et l'institution rencontre, en fait, la définition même du travail du service public et du souci du Bien Public. De surcroît, il ressemble à une application dans le champ de l'art des idées de démocratie procédurale prônées par Jurgen Habermas et John Rawls: négociation, sondage, référendum, recherche d'unanimité8. Si tel est le cas, se posera avec de plus en plus d'acuité la question de la place de l'artiste qui, devenant opérateur des procédures, pourrait réclamer la création d'un statut d'intermittent, à l'instar du champ du spectacle vivant. En fait, ce glissement est symptomatique d'une difficulté de positionnement des Fracs et, dans l'ensemble, des institutions artistiques, parce que, à force de vouloir légitimer leur fonction auprès des politiques, il doivent se montrer garants de l'efficacité publique de leur travail. Et ce, malgré les EROA, au détriment d'un rapport compliqué aux œuvres, c'est-à-dire là où naît la pensée.

TRISTAN TRÉMEAU EST CRITIQUE D'ART ET COMMISSAIRE D'EXPOSITIONS. IL ENSEIGNE L'HISTOIRE DE L'ART DANS LE CADRE DU PROGRAMME PARISIEN DE L'UNIVERSITÉ DE COLUMBIA. DERNIER LIVRE PARU : LES MURS D'UNE MAISON, ATELIER CANTOISEL, JOIGNY, ÉD. LE TEMPS QU'IL FAIT, COGNAC. RETOUR
 
1. Cf. la revue Critique d'art, revue critique et biblio-graphique publiée par les Archives de la Critique d'Art, hâteaugiron : 3, rue de Noyal , 35410 Châteaugiron. T+33 2 99 37 55 29.

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2. Cf. Dessiner une collection d'art contemporain, Paris, éd. RMN, 1994.

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3. Cf. Aux dernières nouvelles… La collection du FRAC d'Auvergne 1990-2000, Clermont-Ferrand, 2000.

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4. Chroniques de l'Art Vivant, n°33, spécial "La province bouge…".

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5. Cf la collection du Frac Nord-Pas-de-Calais et son cycle InterAction. Site : www.fracnpdc.asso.fr.

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6. Cf La collection du Frac Ile-de-France, Paris, éd. RMN, 2001.

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7. L'exposition Voici au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, en 2000, était un parfait exercice d'exposition de ce ispositif
spéculaire.
Voir notre article "Voici, ou l'exposition comme symptôme idéologique", Artpress, n°266, mars 2001.

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8. Cf. Amar Lakel et Tristan
Trémeau, "Le tournant pastoral de l'art contemporain", actes du colloque L'art contemporain et son exposition, Beaubourg, octobre 2002, à paraître en 2003, éd. Villa Arson, Nice.

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