Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 18
 
 
Ars machina - Deus electronica: Fast rewind
par Philippe Franck, Directeur de Transcultures et du Festival des arts électroniques Wallonie-Bruxelles

Au cours du XXe siècle, les avant-gardes et quelques singularités rebelles aux cloisonnements ont manifesté un attrait particulier pour les inventions technologiques et les théories qui les accompagnent, perçues comme permettant d'inscrire les pratiques artistiques dans leur temps, voire d'annoncer une ère nouvelle ou utopique. Un parcours historique dans les prémices d'un "ars electronica", fruit du "deus ex machina" et des techno-sciences.

 
FREDERICK KIESLER, Study for a vision machine (1938-1942)
(catalogue Vision Machine - Musée des Beaux Arts de Nantes)

En amont de la création numérique, il y a la fascination de l'homme pour la machine et les utopies qu'elle engendre. On sait que Marcel Duchamp a puisé l'inspiration de son "Nu descendant un escalier" (1912) dans les illustrations d'une expérience chrono-photographique d'Etienne-Jules Marey pour tenter d'appliquer l'esthétique de la machine à l'être humain. Pour le "ready-maître", il ne s'agit pas de peinture mais d'une organisation d'éléments cinétiques, d'une expression du temps et de l'espace par la présentation abstraite du mouvement. Dans son film "Anemic Cinema" (1925-26), il reproduit, non sans humour, une sorte d'effet d'optique avec des rotatives évoquant l'art cinétique et la "dream machine" (1960) conçue par le mathématicien Ian Sommerville et le tandem Burroughs/Gysin, inspirés par un voyage en bus dans le Sud de la France et l'effet hypnotique naturel de la lumière, entre les intervalles des arbres longeant la route, sur les paupières fermées du voyageur. D'après Jean Clair, le projet initial du "Grand Verre" aurait été d'établir une "sorte de transcription graphique des émotions soulevées par un voyage en automobile" (Jean Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif, Galilée, 1975, pp 95-108) en compagnie d'Apollinaire et de Picabia, cherchant à reproduire une quatrième dimension et à atteindre un art non rétinien qui fait de la machine un dispositif érotique. Edmond Couchot remarque qu' "avec le surréalisme qui s'insurge contre le contrôle de la raison, toute machine peut être (délicieusement) suspectée d'irrationalité et révéler ainsi sa filiation humaine. Toute machine peut être, sous certaines conditions, considérée comme "célibataire", autrement dit détachée, divorcée du réseau technologique qui lui confère sa fonction, désinstrumentalisée comme la pensée elle-même quand elle n'est plus contrôlée par la raison. Toute machine relève d'un inconscient machinique" (Edmond Couchot, La technologie dans l'art - de la photographie à la réalité virtuelle, Editions Jacqueline Chambon, Nîmes, 1998, p 63). Les futuristes italiens militent pour remplacer la déesse raison par "la nouvelle religion de la vitesse" qui est l'émanation même du cosmos en expansion de la ville industrielle. Pour l'accomplissement de sa révolution formelle, l'art doit s'impliquer dans le processus de transformation de la société et de ses façons de vivre déterminées par la technologie. L'on peut écouter aujourd'hui ("An anthology of noise & electronic music - first a-chronology" 1921-2001, CD Sub Rosa 190), avec un étonnement renouvelé, les pièces de Luigi Russolo (peintre, théoricien, compositeur et inventeur de machines sonores), concrétisations de son manifeste "L'Arte dei rumori" (L'art du bruit, 1913) où les "intonarumori" grondent dans une improbable symphonie industrielle qui inventait la musique concrète bien avant Pierre Schaeffer et annonce les collisions de robots conçus aux Etats-Unis, dans les années 90 par le Survival Research Laboratories (Survival Research Laboratories, CD Sub Rosa 177) du sculpteur/inventeur Mark Pauline détournant ainsi les outils technologiques de leurs pères scientifiques ou militaires pour les mettre en scène dans un combat cathartique.

Un art télé-communicationnel antérieur à Internet

Parallèlement à "l'art mécanique" défendu par Marinetti et ses amis, Tatline, dans le bouillonnement créatif de la jeune Union Soviétique, envisageait l'art "comme un processus industriel" mais également comme une synthèse des formes des divers appareils technologiques complémentaires. Suivant le mot de Rodtchenko "A bas l'art, vive la technique! A bas les traditions de l'art, vive le technicien constructif!", le "photomonteur" se définit comme "un mécanicien de l'image, qui assemble des pièces détachées pour produire un message". Ce faisant, il est aussi un artiste de la communication qui se réapproprie et recycle les images de masse dans un but souvent politique. Avant qu'il rejoigne le Bauhaus, Moholy-Nagy invente dès 1922, "l'art télécommunicationnel" avec ses "tableaux téléphoniques" sur porcelaine émaillée, commandés par téléphone à un fabricant d'enseignes en lui dictant les couleurs via le nuancier de l'usine et les positions des formes sur un papier millimétré divisé en carrés. Ce procédé de pixellisation avant la lettre comme le remarque l'artiste multimédia brésilien Eduardo Kac, "anticipait d'une certaine manière les méthodes de l'art informatique, qui repose sur le tramage" mais également l'art conceptuel des années 60 (Eduardo Kac, "Aspects de l'esthétique communicationnelle", 1992, repris dans l'excellente somme "Connexions, art, réseaux, média", textes réunis par Annick Burreaud et Nathalie Magnan, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris, 2002). En indiquant à son interlocuteur les données picturales, Moholy-Nagy "fit ainsi de la transmission un élément significatif de l'expérience" et éloignait, au profit de la technicité industrielle, la main de l'artiste de la réalisation d'une œuvre qui, multipliée en trois exemplaires, mettait à mal le concept d'œuvre "originale" ainsi que la notion d'auteur. Plus de quarante ans plus tard, l'exposition "Art by Telephone" organisée au Musée d'art contemporain de Chicago prolongeait cette expérience en invitant une trentaine d'artistes à donner par téléphone les instructions nécessaires à la réalisation de l'œuvre destinée à être produite puis présentée dans ce cadre. Un disque catalogue reprenait les enregistrements des conversations téléphoniques. Parmi ceux qui osèrent faire de "l'expérience communicationnelle l'œuvre elle-même": Joseph Kosuth, James Lee Byars et Robert Huot dont la proposition annonçait "l'esthétique de la communication" développée par Mario Costa et Fred Forest au début des années 80, une "esthétique de l'événement" qui met en relation (et ce bien avant l'esthétique relationnelle quelque peu oublieuse de ses sources) ses concepteurs et ses destinataires en mobilisant, grâce à la technologie, une énergie qui se substitue dans son immatérialité à "l'objet esthétique et à la forme" (Mario Costa, "Principes d'une esthétique de la communication", 1986 in "Connexions, art, réseaux, média", textes réunis par Annick Burreaud et Nathalie Magnan, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Paris, 2002).

NICOLAS SCHÖFFER, Cysp 1 au festival Avant-garde, Marseille, 1956
(catalogue Electra - Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris)

De la vision machine à l'œuvre ouverte

En 1942, Frederick Kiesler, architecte et scénographe autrichien, fondateur du Laboratory for Design Correlation à l'Université Columbia de New York, imagine, dans la conception holistique des échanges interactifs entre nature et culture guidant sa recherche, la "Vision Machine" qui, comme son nom l'indique, serait capable de montrer le processus de la vision. Cet appareil de démonstration audio-visuel autour duquel étaient disposées des reproductions d'œuvres d'art marquantes de l'humanité (des peintures rupestres à Mondrian et Duchamp en passant par Vermeer et Turner), comprenait un socle sonore, une paroi symbolisant la séparation des mondes intérieur et extérieur et un système de transformation des rayons lumineux émis par un objet, stimuli pour la perception visuelle humaine. Le projet prévoyait aussi que l'image interprétée par le cerveau soit finalement projetée via un écran transparent sur l'objet initial. Pour sa "Vision Machine" à la croisée du scientifique, de l'artistique et de l'utopique, Kiesler a eu recours aux technologies les plus modernes afin de construire un dispositif multimédia avant la lettre dans lequel le spectateur pouvait circuler. Dans la "noosphère" ("l'enveloppe pensante de la planète") de Teillard de Chardin, "chaque machine ne s'engendre plus qu'en fonction de toutes les autres machines de la terre; et, de plus en plus aussi, toutes les machines de la terre, prises ensemble, tendent à former une seule machine à organiser". Il songe déjà à "l'extraordinaire réseau de communications radiophoniques et télévisuelles" mis en œuvre par cette "machine libératrice et constructrice" qui relierait les hommes dans "une sorte de co-conscience éthérée" (Pierre Teillard de Chardin, L'activation de l'énergie, Le Seuil, Paris, 1963). Au même moment, Norbert Wiener définit la cybernétique comme la science du contrôle et de la communication qui étudie les comportements d'un système animal et de la machine en mettant en évidence les relations et la communication entre les objets des divers champs étudiés. La cybernétique (dont l'origine grecque signifie l'action de diriger et de gouverner) contenait en germe les concepts d'information, d'automate et de réseau. "Cysp 1" (nom formé par les premières lettres de cybernétique et spatiodynamique) fut la première sculpture dotée d'une autonomie totale de mouvement créée en 1956 par Nicolas Schöffer pour un ballet de Maurice Béjart qui exécute un pas de deux avec ce robot-danseur sur la musique -concrète- de Pierre Henry. Dans un texte écrit intitulé "Les trois étapes de la sculpture dynamique" (texte écrit en 1963 repris dans "Le nouvel esprit artistique", Denoël, Paris, 1970), Schöffer souligne que "l'électricité ou l'électronique s'imbrique aussi bien dans la phase de la création que dans la phase d'exécution et représente bien plus qu'un apport technique, mais bien un processus nouveau qui provoque une texture spécifique". Certaines œuvres d'un art cinétique des années 50 et 60 (anticipées par des travaux de Naum Gabo, Man Ray, Moholy-Nagy ou encore d'Archipenko qui définissaient l'espace en fonction du temps et du mouvement grâce à l'énergie électrique) font intervenir des programmes informatiques et -déjà- des "sensors" (les capteurs dont l'origine précède le numérique, pensons par exemple au theramin, instrument inventé en 1919 par le musicien-physicien russe Leon Theramin qui permet à l'interprète virtuose de changer la hauteur et le volume à mesure qu'il bouge les mains sans toucher, sorte de synthétiseur sans clavier redécouvert aujourd'hui par les compositeurs électroniques). Pour réaliser l'œuvre cinétique, le spectateur est convié à participer au processus créatif; peu à peu le concept de participation fait place à celui d'interaction. Après que le premier ordinateur commercialisable eût été breveté, le "Computer Art" apparut dès 1952 aux Etats Unis avec les "Abstractions électroniques" de Ben F. Laposky réalisées avec un ordinateur analogique et un oscillographe cathodique. Cependant la valeur esthétique des premières œuvres d'art informatique reste discutable. En effet, comme l'a reconnu, plus tard, Michael Noll, chercheur pour les laboratoires Bell dans le domaine des transmissions téléphoniques, souvent cité comme l'un des premiers "artistes numériques": "l'ordinateur n'a été utilisé que pour copier des effets esthétiques qui auraient pu aisément être obtenus à l'aide des techniques traditionnelles". Ce n'est qu'au début des années 90 qu'une esthétique propre à ces œuvres tend à s'autonomiser via l'infographie, les images numérisées, l'animation, les performances interactives... L'artiste du numérique, de l'hybridation et de la simulation, travaille le programme comme une matière dématérialisée et un langage qui se cherche, et avec l'avènement du net art voici une dizaine d'années, la toile comme un espace de création déterritorialisée et un récit non formulé.

STEINA & WOODY VASULKA, Matrix 1 (détail), 1970-72
(catalogue Vision Machine - Musée des Beaux Arts de Nantes)


Plus que jamais, une esthétique de l'œuvre ouverte, celle définie par le jeune sémiologue théoricien de l'information et de la communication Umberto Ecco, comme une exploration des champs du possible, une découverte d'hypothétiques éventuels. "Des structures qui se meuvent aux structures à l'intérieur desquelles nous nous mouvons, les poétiques contemporaines nous proposent toute une gamme de formes faisant appel à la mobilité des perspectives et à la multiplicité des interprétations. (...) Aucune œuvre d'art n'est vraiment fermée, chacune d'elles comporte, au-delà d'une apparence définie, une infinité de 'lectures possibles'" (Umberto Ecco, L'œuvre ouverte, Seuil, Paris, 1962, p 43). Avec l'œuvre ouverte, "la discontinuité de l'expérience se substitue comme valeur à une continuité devenue conventionnelle" (p 107). Ecco analyse "Finnigans Wake" et, dans une moindre mesure, "Ulysse" de Joyce qu'il voit comme des "métaphores de la science nouvelle" et comme des "univers relativistes" "où chaque mot devient un événement spatio-temporel, dont les relations avec les autres événements se modifient selon (...) la réaction de l'observateur devant la provocation sémantique que contient chaque terme " (p 275). Nous voilà proches des propriétés de l'hypertexte.

Cette ouverture à une multiplicité de possibles est au cours du "Manifeste de l'Art Permutationnel" (1962) d'Abraham Molles, par ailleurs auteur de "L'art et l'ordinateur". Cet ingénieur/physicien, grand défenseur d'un art accessible, grâce à l'ordinateur, aux "masses populaires" (comme le fait remarquer Jean-Claude Chirollet dans un texte mis en ligne sur www.fractalisme.net), pensait que "l'art permutationnel était la plus haute matérialisation artistique de la liberté, forçant une œuvre à devenir une matrice riche d'innombrables virtualités, grâce au jeu combinatoire auquel elle est systématiquement soumise". Ainsi, en développant "la conscience des virtualités esthétiques", l'art permutationnel fruit d'une société informatisée confère à l'œuvre d'art "une réalité idéelle" indéfiniment "approchée", de façon toujours incomplète par la série de ses variations combinatoires. Comme le fait remarquer Anne-Marie Duguet, les concepts de combinatoire et d'aléatoire sont au cœur de la première génération des œuvres réalisées à l'aide de l'ordinateur. Pour Michael Noll, Véra Molnar et d'autres "artistes de l'ordinateur", "le vrai critère de l'œuvre" se situe non dans le résultat obtenu mais dans "la conception du programme"; celui-ci détermine la "conception d'une œuvre variable" que l'artiste ne prévoit pas nécessairement, l'image n'étant plus une "forme définie" mais se révélant dans le "cours même de son procès de production" (Anne-Marie Duguet, "Déjouer l'image, créations électroniques et numériques", Editions Jacqueline Chambon, Paris, 2002, p 175).

Interfaces son-image, corps-machine

A partir de la fin des années 60, Steina (musicienne islandaise) et Woody (poète-cinéaste-ingénieur tchèque) Vasulka créent, dans l'effervescence de l'art vidéo, des installations à écrans multiples. Dans "Matrix 1" qui joue de la fluidité et de la capacité de déplacement du signal électronique rendu visible sur les nombreux téléviseurs utilisés, le son peut à la fois générer une image ou être généré par celle-ci. En 1965, Nam June Paik, armé du premier système vidéo Portapak Sony, avait déclaré la guerre contre la télévision. Dans un grand élan "plastique électronique", le Coréen proche de Fluxus, élève de Stockhausen et créateur de la "Zen TV" avait prédit: "un jour des artistes travailleront avec des condensateurs, des résistances, des semi conducteurs tout comme ils travaillent aujourd'hui avec des pinceaux, des violons et du bric-à-brac" (catalogue exposition Electra, Musée d'Art Moderne de la ville de Paris, 1984, p 51).

Le système UPIC (Unité Polyagogique Informatique du Cemamu) imaginé par Iannis Xenakis puis construit en 1977 (une dizaine d'année après le premier "Polytope" avec ses jeux complexes de lumière pilotés par l'ordinateur, espace architectural inspiré par les paraboloïdes du Pavillon Philips de l'exposition universelle de 1958 pour laquelle Xenakis avait composé son "Concret PH", un des joyaux des musiques électroniques du XXe siècle) permet de littéralement tracer les sons sur une table à dessin d'architecte reliée à l'ordinateur. Le son devient ligne, courbe, dessin, ratio, image, architecture. Les pratiques d'une discipline peuvent grâce à ce "transformateur de l'intérieur" qu'est la technologie numérique régénérer, bouleverser, entre contrôle et hasard (Xenakis préférait, à la différence de Cage, le terme "stochastique" du nom d'une loi de probabilité, limitant la part de hasard par les mathématiques), modifier ou inventer d'autres formes techno-artistiques par la science capable également de faire du vivant une re-création artistique.

A l'heure du bio art et du lapin transgénique, la machine, c'est aussi notre corps protéiforme et amplifié, dans une logique post-évolutioniste, par des prothèses (la troisième main ou l'oreille supplémentaire de Stelarc); une machine humaine devenue terrain de performances ou "corps-logiciel" (Orlan). Un corps "avat-art" qui nous renvoie plus que jamais à notre "e-dentité".

IANNIS XENAKIS ET L'UPIC
(catalogue Electra - Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris)



 

 

 

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