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FREDERICK KIESLER, Study for a vision machine
(1938-1942)
(catalogue Vision Machine - Musée des Beaux Arts de
Nantes)
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En amont de la création numérique, il y a la fascination
de l'homme pour la machine et les utopies qu'elle engendre. On sait
que Marcel Duchamp a puisé l'inspiration de son "Nu
descendant un escalier" (1912) dans les illustrations d'une
expérience chrono-photographique d'Etienne-Jules Marey pour
tenter d'appliquer l'esthétique de la machine à l'être
humain. Pour le "ready-maître", il ne s'agit pas
de peinture mais d'une organisation d'éléments cinétiques,
d'une expression du temps et de l'espace par la présentation
abstraite du mouvement. Dans son film "Anemic Cinema"
(1925-26), il reproduit, non sans humour, une sorte d'effet d'optique
avec des rotatives évoquant l'art cinétique et la
"dream machine" (1960) conçue par le mathématicien
Ian Sommerville et le tandem Burroughs/Gysin, inspirés par
un voyage en bus dans le Sud de la France et l'effet hypnotique
naturel de la lumière, entre les intervalles des arbres longeant
la route, sur les paupières fermées du voyageur. D'après
Jean Clair, le projet initial du "Grand Verre" aurait
été d'établir une "sorte de transcription
graphique des émotions soulevées par un voyage en
automobile" (Jean Clair, Marcel Duchamp ou le grand fictif,
Galilée, 1975, pp 95-108) en compagnie d'Apollinaire et de
Picabia, cherchant à reproduire une quatrième dimension
et à atteindre un art non rétinien qui fait de la
machine un dispositif érotique. Edmond Couchot remarque qu'
"avec le surréalisme qui s'insurge contre le contrôle
de la raison, toute machine peut être (délicieusement)
suspectée d'irrationalité et révéler
ainsi sa filiation humaine. Toute machine peut être, sous
certaines conditions, considérée comme "célibataire",
autrement dit détachée, divorcée du réseau
technologique qui lui confère sa fonction, désinstrumentalisée
comme la pensée elle-même quand elle n'est plus contrôlée
par la raison. Toute machine relève d'un inconscient machinique"
(Edmond Couchot, La technologie dans l'art - de la photographie
à la réalité virtuelle, Editions Jacqueline
Chambon, Nîmes, 1998, p 63). Les futuristes italiens militent
pour remplacer la déesse raison par "la nouvelle religion
de la vitesse" qui est l'émanation même du cosmos
en expansion de la ville industrielle. Pour l'accomplissement de
sa révolution formelle, l'art doit s'impliquer dans le processus
de transformation de la société et de ses façons
de vivre déterminées par la technologie. L'on peut
écouter aujourd'hui ("An anthology of noise & electronic
music - first a-chronology" 1921-2001, CD Sub Rosa 190), avec
un étonnement renouvelé, les pièces de Luigi
Russolo (peintre, théoricien, compositeur et inventeur de
machines sonores), concrétisations de son manifeste "L'Arte
dei rumori" (L'art du bruit, 1913) où les "intonarumori"
grondent dans une improbable symphonie industrielle qui inventait
la musique concrète bien avant Pierre Schaeffer et annonce
les collisions de robots conçus aux Etats-Unis, dans les
années 90 par le Survival Research Laboratories (Survival
Research Laboratories, CD Sub Rosa 177) du sculpteur/inventeur Mark
Pauline détournant ainsi les outils technologiques de leurs
pères scientifiques ou militaires pour les mettre en scène
dans un combat cathartique.
Un art télé-communicationnel antérieur
à Internet
Parallèlement à "l'art mécanique"
défendu par Marinetti et ses amis, Tatline, dans le bouillonnement
créatif de la jeune Union Soviétique, envisageait
l'art "comme un processus industriel" mais également
comme une synthèse des formes des divers appareils technologiques
complémentaires. Suivant le mot de Rodtchenko "A bas
l'art, vive la technique! A bas les traditions de l'art, vive le
technicien constructif!", le "photomonteur" se définit
comme "un mécanicien de l'image, qui assemble des pièces
détachées pour produire un message". Ce faisant,
il est aussi un artiste de la communication qui se réapproprie
et recycle les images de masse dans un but souvent politique. Avant
qu'il rejoigne le Bauhaus, Moholy-Nagy invente dès 1922,
"l'art télécommunicationnel" avec ses "tableaux
téléphoniques" sur porcelaine émaillée,
commandés par téléphone à un fabricant
d'enseignes en lui dictant les couleurs via le nuancier de l'usine
et les positions des formes sur un papier millimétré
divisé en carrés. Ce procédé de pixellisation
avant la lettre comme le remarque l'artiste multimédia brésilien
Eduardo Kac, "anticipait d'une certaine manière les
méthodes de l'art informatique, qui repose sur le tramage"
mais également l'art conceptuel des années 60 (Eduardo
Kac, "Aspects de l'esthétique communicationnelle",
1992, repris dans l'excellente somme "Connexions, art, réseaux,
média", textes réunis par Annick Burreaud et
Nathalie Magnan, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts,
Paris, 2002). En indiquant à son interlocuteur les données
picturales, Moholy-Nagy "fit ainsi de la transmission un élément
significatif de l'expérience" et éloignait, au
profit de la technicité industrielle, la main de l'artiste
de la réalisation d'une uvre qui, multipliée
en trois exemplaires, mettait à mal le concept d'uvre
"originale" ainsi que la notion d'auteur. Plus de quarante
ans plus tard, l'exposition "Art by Telephone" organisée
au Musée d'art contemporain de Chicago prolongeait cette
expérience en invitant une trentaine d'artistes à
donner par téléphone les instructions nécessaires
à la réalisation de l'uvre destinée à
être produite puis présentée dans ce cadre.
Un disque catalogue reprenait les enregistrements des conversations
téléphoniques. Parmi ceux qui osèrent faire
de "l'expérience communicationnelle l'uvre elle-même":
Joseph Kosuth, James Lee Byars et Robert Huot dont la proposition
annonçait "l'esthétique de la communication"
développée par Mario Costa et Fred Forest au début
des années 80, une "esthétique de l'événement"
qui met en relation (et ce bien avant l'esthétique relationnelle
quelque peu oublieuse de ses sources) ses concepteurs et ses destinataires
en mobilisant, grâce à la technologie, une énergie
qui se substitue dans son immatérialité à "l'objet
esthétique et à la forme" (Mario Costa, "Principes
d'une esthétique de la communication", 1986 in "Connexions,
art, réseaux, média", textes réunis par
Annick Burreaud et Nathalie Magnan, Ecole Nationale Supérieure
des Beaux-Arts, Paris, 2002).
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NICOLAS SCHÖFFER, Cysp 1 au festival
Avant-garde, Marseille, 1956
(catalogue Electra - Musée d'Art Moderne de la Ville
de Paris)
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De la vision machine à l'uvre ouverte
En 1942, Frederick Kiesler, architecte et scénographe autrichien,
fondateur du Laboratory for Design Correlation à l'Université
Columbia de New York, imagine, dans la conception holistique des
échanges interactifs entre nature et culture guidant sa recherche,
la "Vision Machine" qui, comme son nom l'indique, serait
capable de montrer le processus de la vision. Cet appareil de démonstration
audio-visuel autour duquel étaient disposées des reproductions
d'uvres d'art marquantes de l'humanité (des peintures
rupestres à Mondrian et Duchamp en passant par Vermeer et
Turner), comprenait un socle sonore, une paroi symbolisant la séparation
des mondes intérieur et extérieur et un système
de transformation des rayons lumineux émis par un objet,
stimuli pour la perception visuelle humaine. Le projet prévoyait
aussi que l'image interprétée par le cerveau soit
finalement projetée via un écran transparent sur l'objet
initial. Pour sa "Vision Machine" à la croisée
du scientifique, de l'artistique et de l'utopique, Kiesler a eu
recours aux technologies les plus modernes afin de construire un
dispositif multimédia avant la lettre dans lequel le spectateur
pouvait circuler. Dans la "noosphère" ("l'enveloppe
pensante de la planète") de Teillard de Chardin, "chaque
machine ne s'engendre plus qu'en fonction de toutes les autres machines
de la terre; et, de plus en plus aussi, toutes les machines de la
terre, prises ensemble, tendent à former une seule machine
à organiser". Il songe déjà à "l'extraordinaire
réseau de communications radiophoniques et télévisuelles"
mis en uvre par cette "machine libératrice et
constructrice" qui relierait les hommes dans "une sorte
de co-conscience éthérée" (Pierre Teillard
de Chardin, L'activation de l'énergie, Le Seuil, Paris, 1963).
Au même moment, Norbert Wiener définit la cybernétique
comme la science du contrôle et de la communication qui étudie
les comportements d'un système animal et de la machine en
mettant en évidence les relations et la communication entre
les objets des divers champs étudiés. La cybernétique
(dont l'origine grecque signifie l'action de diriger et de gouverner)
contenait en germe les concepts d'information, d'automate et de
réseau. "Cysp 1" (nom formé par les premières
lettres de cybernétique et spatiodynamique) fut la première
sculpture dotée d'une autonomie totale de mouvement créée
en 1956 par Nicolas Schöffer pour un ballet de Maurice Béjart
qui exécute un pas de deux avec ce robot-danseur sur la musique
-concrète- de Pierre Henry. Dans un texte écrit intitulé
"Les trois étapes de la sculpture dynamique" (texte
écrit en 1963 repris dans "Le nouvel esprit artistique",
Denoël, Paris, 1970), Schöffer souligne que "l'électricité
ou l'électronique s'imbrique aussi bien dans la phase de
la création que dans la phase d'exécution et représente
bien plus qu'un apport technique, mais bien un processus nouveau
qui provoque une texture spécifique". Certaines uvres
d'un art cinétique des années 50 et 60 (anticipées
par des travaux de Naum Gabo, Man Ray, Moholy-Nagy ou encore d'Archipenko
qui définissaient l'espace en fonction du temps et du mouvement
grâce à l'énergie électrique) font intervenir
des programmes informatiques et -déjà- des "sensors"
(les capteurs dont l'origine précède le numérique,
pensons par exemple au theramin, instrument inventé en 1919
par le musicien-physicien russe Leon Theramin qui permet à
l'interprète virtuose de changer la hauteur et le volume
à mesure qu'il bouge les mains sans toucher, sorte de synthétiseur
sans clavier redécouvert aujourd'hui par les compositeurs
électroniques). Pour réaliser l'uvre cinétique,
le spectateur est convié à participer au processus
créatif; peu à peu le concept de participation fait
place à celui d'interaction. Après que le premier
ordinateur commercialisable eût été breveté,
le "Computer Art" apparut dès 1952 aux Etats Unis
avec les "Abstractions électroniques" de Ben F.
Laposky réalisées avec un ordinateur analogique et
un oscillographe cathodique. Cependant la valeur esthétique
des premières uvres d'art informatique reste discutable.
En effet, comme l'a reconnu, plus tard, Michael Noll, chercheur
pour les laboratoires Bell dans le domaine des transmissions téléphoniques,
souvent cité comme l'un des premiers "artistes numériques":
"l'ordinateur n'a été utilisé que pour
copier des effets esthétiques qui auraient pu aisément
être obtenus à l'aide des techniques traditionnelles".
Ce n'est qu'au début des années 90 qu'une esthétique
propre à ces uvres tend à s'autonomiser via
l'infographie, les images numérisées, l'animation,
les performances interactives... L'artiste du numérique,
de l'hybridation et de la simulation, travaille le programme comme
une matière dématérialisée et un langage
qui se cherche, et avec l'avènement du net art voici une
dizaine d'années, la toile comme un espace de création
déterritorialisée et un récit non formulé.
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STEINA & WOODY VASULKA, Matrix 1 (détail),
1970-72
(catalogue Vision Machine - Musée des Beaux Arts de
Nantes)
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Plus que jamais, une esthétique de l'uvre ouverte,
celle définie par le jeune sémiologue théoricien
de l'information et de la communication Umberto Ecco, comme une
exploration des champs du possible, une découverte d'hypothétiques
éventuels. "Des structures qui se meuvent aux structures
à l'intérieur desquelles nous nous mouvons, les poétiques
contemporaines nous proposent toute une gamme de formes faisant
appel à la mobilité des perspectives et à la
multiplicité des interprétations. (...) Aucune uvre
d'art n'est vraiment fermée, chacune d'elles comporte, au-delà
d'une apparence définie, une infinité de 'lectures
possibles'" (Umberto Ecco, L'uvre ouverte, Seuil, Paris,
1962, p 43). Avec l'uvre ouverte, "la discontinuité
de l'expérience se substitue comme valeur à une continuité
devenue conventionnelle" (p 107). Ecco analyse "Finnigans
Wake" et, dans une moindre mesure, "Ulysse" de Joyce
qu'il voit comme des "métaphores de la science nouvelle"
et comme des "univers relativistes" "où chaque
mot devient un événement spatio-temporel, dont les
relations avec les autres événements se modifient
selon (...) la réaction de l'observateur devant la provocation
sémantique que contient chaque terme " (p 275). Nous
voilà proches des propriétés de l'hypertexte.
Cette ouverture à une multiplicité de possibles est
au cours du "Manifeste de l'Art Permutationnel" (1962)
d'Abraham Molles, par ailleurs auteur de "L'art et l'ordinateur".
Cet ingénieur/physicien, grand défenseur d'un art
accessible, grâce à l'ordinateur, aux "masses
populaires" (comme le fait remarquer Jean-Claude Chirollet
dans un texte mis en ligne sur www.fractalisme.net), pensait que
"l'art permutationnel était la plus haute matérialisation
artistique de la liberté, forçant une uvre à
devenir une matrice riche d'innombrables virtualités, grâce
au jeu combinatoire auquel elle est systématiquement soumise".
Ainsi, en développant "la conscience des virtualités
esthétiques", l'art permutationnel fruit d'une société
informatisée confère à l'uvre d'art "une
réalité idéelle" indéfiniment "approchée",
de façon toujours incomplète par la série de
ses variations combinatoires. Comme le fait remarquer Anne-Marie
Duguet, les concepts de combinatoire et d'aléatoire sont
au cur de la première génération des
uvres réalisées à l'aide de l'ordinateur.
Pour Michael Noll, Véra Molnar et d'autres "artistes
de l'ordinateur", "le vrai critère de l'uvre"
se situe non dans le résultat obtenu mais dans "la conception
du programme"; celui-ci détermine la "conception
d'une uvre variable" que l'artiste ne prévoit
pas nécessairement, l'image n'étant plus une "forme
définie" mais se révélant dans le "cours
même de son procès de production" (Anne-Marie
Duguet, "Déjouer l'image, créations électroniques
et numériques", Editions Jacqueline Chambon, Paris,
2002, p 175).
Interfaces son-image, corps-machine
A partir de la fin des années 60, Steina (musicienne islandaise)
et Woody (poète-cinéaste-ingénieur tchèque)
Vasulka créent, dans l'effervescence de l'art vidéo,
des installations à écrans multiples. Dans "Matrix
1" qui joue de la fluidité et de la capacité
de déplacement du signal électronique rendu visible
sur les nombreux téléviseurs utilisés, le son
peut à la fois générer une image ou être
généré par celle-ci. En 1965, Nam June Paik,
armé du premier système vidéo Portapak Sony,
avait déclaré la guerre contre la télévision.
Dans un grand élan "plastique électronique",
le Coréen proche de Fluxus, élève de Stockhausen
et créateur de la "Zen TV" avait prédit:
"un jour des artistes travailleront avec des condensateurs,
des résistances, des semi conducteurs tout comme ils travaillent
aujourd'hui avec des pinceaux, des violons et du bric-à-brac"
(catalogue exposition Electra, Musée d'Art Moderne de la
ville de Paris, 1984, p 51).
Le système UPIC (Unité Polyagogique Informatique
du Cemamu) imaginé par Iannis Xenakis puis construit en 1977
(une dizaine d'année après le premier "Polytope"
avec ses jeux complexes de lumière pilotés par l'ordinateur,
espace architectural inspiré par les paraboloïdes du
Pavillon Philips de l'exposition universelle de 1958 pour laquelle
Xenakis avait composé son "Concret PH", un des
joyaux des musiques électroniques du XXe siècle) permet
de littéralement tracer les sons sur une table à dessin
d'architecte reliée à l'ordinateur. Le son devient
ligne, courbe, dessin, ratio, image, architecture. Les pratiques
d'une discipline peuvent grâce à ce "transformateur
de l'intérieur" qu'est la technologie numérique
régénérer, bouleverser, entre contrôle
et hasard (Xenakis préférait, à la différence
de Cage, le terme "stochastique" du nom d'une loi de probabilité,
limitant la part de hasard par les mathématiques), modifier
ou inventer d'autres formes techno-artistiques par la science capable
également de faire du vivant une re-création artistique.
A l'heure du bio art et du lapin transgénique, la machine,
c'est aussi notre corps protéiforme et amplifié, dans
une logique post-évolutioniste, par des prothèses
(la troisième main ou l'oreille supplémentaire de
Stelarc); une machine humaine devenue terrain de performances ou
"corps-logiciel" (Orlan). Un corps "avat-art"
qui nous renvoie plus que jamais à notre "e-dentité".
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IANNIS XENAKIS ET L'UPIC
(catalogue Electra - Musée d'Art Moderne de la Ville
de Paris)
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