Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 18
 
 
Du design au MetaDeSign
Commentaires recueillis par E-mail par Philippe Franck, http://www.lab-au.com

Au sein du LAB[au], Manuel Abendroth, co-fondateur de ce laboratoire d'architecture, d'urbanisme et production artistique multimédia, mène un travail de recherche théorique. Tant sur la toile qu'en ses installations et performances, LAB[au] élabore un "MetaDeSign" qui exploite et étudie les implications des nouvelles technologies de la communication et de la computation dans les structures spatio-temporelles ainsi que dans leurs formes de représentation. Une aventure qui fait d'un méta-laborantin le candidat idéal à un retour vers le futur qui passerait par les multi-présents d'un techno-passé à redécouvrir.

 
BOOGGIE WOOGIE, copyright: LAB[au]_spa[z]e music/sPACE, navigable music + [ERZATZ]

L'art même : Le terme "multimédia" que l'on retrouve associé aux nouvelles technologies de l'information peut être également employé en relation avec l'interdisciplinarité. Que recouvre, pour vous, cette notion en regard de certaines œuvres techno-artistiques du siècle passé?
Manuel Abendroth : A mon sens, le terme "multimédia" n'est pas adéquat si on parle de nouvelles technologies. Cela désignerait plutôt un terme qui relève de la production artistique non numérique. Par contre, la recherche menée dans l'art multimédia permet de comprendre quelques-uns des changements qui s'effectuent actuellement dans l'art numérique. Historiquement, je crois que l'on peut parler de l'art multimédia depuis les futuristes et les dadaïstes qui ont brisé les catégories traditionnelles de l'art comme celles de la peinture ou de la sculpture... Prenons, par exemple, les sculptures polyphoniques de Luigi Russolo ou les créations dadaïstes produites dans le cadre du Cabaret Voltaire, il est impossible de les classifier dans des catégories traditionnelles d'autant plus qu'elles font appel à des média divers tout en mettant en question les pratiques artistiques jusqu'au statut de l'artiste même. En conséquence il ne s'agissait pas uniquement de l'emploi des différents média et technologies mais également d'une conception nouvelle de l'art et du rôle de l'artiste. La question qui se pose pour nous est celle-ci: comment les technologies influencent-elles la production d'artefact, donc celle du signe et du langage, et comment à travers ceux-ci de nouvelles pratiques artistiques émergent?
Avec les technologies numériques, toute information est le produit d'un processus de computation, traitement de données, et de communication, transfert de données. Que ce soit un texte ou une image, tout est réduit à une séquence binaire permettant tant sa transmission à travers différents canaux que son interconnexion ou des mises en forme. Il s'agit donc d'un système qui unifie l'information à une même unité de base, ce qui a comme conséquence de parler plutôt de média ou d' "hypermédia" que de multimédia. Prenons, par exemple, "Broadway Boogie Woogie", une des dernières peintures réalisées par Mondrian à la fin de sa vie (1944) qui montre la ville de New York vue d'un gratte-ciel, en écoutant une composition de jazz. Dans ce tableau, Mondrian faisait un trait d'union entre ses recherches sur l'espace pictural avec celles de l'architecture et de la musique. Comme pour les peintures de Kandinsky basées sur la musique de Moussorgski, il s'agit d'un système d'analogie, donc de rapprochement entre des codes visuels, sonores et spatiaux. Avec les technologies numériques, il ne s'agit plus d'une analogie, puisque que les différentes sources d'information, l'image ou le texte, se fondent sur la même unité de base et tout ce qui est mis en relation doit être programmé et représenté pour constituer un langage, un système de signes. Dans le rapport image/musique, certaines des pièces de Xenakis sont des exemples pertinents de ces relations "programmées" -je pense plus particulièrement aux Polytopes- comme le sont toutes les formes d'audio-visualizers (visualisation de niveau/fréquence ou autre du son). En ce qui concerne les technologies numériques,
il est évident qu'il ne s'agit pas de plusieurs média comme le suggère le terme multimédia mais d'un seul médium, un hypermédia qui unifie toutes les formes d'expression (son, visuel,...) et qui permet leur mise en relation "programmée" et leur interconnexion.

lec [Metropolis / robot by Oskar Schlemmer],
copyright: LAB[au]_spa[z]e music/sPACE, navigable music + [ERZATZ]



A.M.
: Avec LAB[au], vous vous êtes beaucoup intéressés aux grands pionniers de la cybernétique et la théorie de la communication (Mc Luhan, Wiener et d'autres) notamment dans
vos recherches sur l'hypertexte. Quels sont aujourd'hui les principaux enseignements à en retirer pour la "création hypermédia"?
M.A. : L'hypertexte, peut-être en conséquence de sa dénomination, induit, pour beaucoup de gens, qu'il s'agit d'une forme d'écriture, une forme narrative. Par contre, l'hypertexte, comme le définit Nelson, l'inventeur du mot, est un système d'indexation d'information permettant l'interconnexion de documents distincts à l'aide
d'hyperliens tout en procurant les instructions nécessaires pour sa visualisation sur un écran. Le préfixe "hyper" décrit la couche d'information supplémentaire qualifiant un document par rapport à sa localisation, à son indexation dans une structure, celle-ci permettant des interconnexions avec d'autres documents. La couche dénommée "meta" qualifie, quant à elle, le niveau sémantique (hyperlien) et l'ensemble des éléments graphiques qui les représentent (signe). Par rapport à cette définition de l'hypertexte qui date des années 60, on peut dire qu'à l'heure actuelle, l'augmentation de la puissance computationelle des outils de traitement de l'information permet de plus en plus l'interconnexion entre différents types d'information (documents textes, visuels, sonores...), ce qui amène à parler plutôt d'hypermédia que d'hypertexte. La question d'hypermédia relève donc de la question de logique de structuration d'information autant que des logiques inter-relationnelles entre ces différentes formes d'expression, comme par exemple une musique visuelle, un texte spatial, ou encore que de leur forme de représentation, donc du signe et du langage. Il en résulte que, dans le domaine des nouveaux média, il est nécessaire de mener un travail tant théorique que pratique dans l'élaboration d'un langage et d'une méthodologie propres au médium numérique. C'est avec cet objectif que nous travaillons depuis la création du LAB[au] à l'élaboration de méthodologies que nous regroupons sous le terme de "MetaDesign", pour essayer d'articuler nos concepts dans une démarche plus générale. Connaître et surtout comprendre un médium est essentiel. Il faut donc connaître son historique mais également comprendre quelles étaient les intentions fondatrices qui ont provoqué son évolution.
A.M. : Parmi les avant-gardes de la modernité qui se sont positionnées dans le rapport art-technologie, quelles sont celles qui vous semblent aujourd'hui particulièrement fondatrices par rapport à cette relation en constante interaction et en quoi précisément?
M.A. : Pour nous et dans le domaine artistique, les travaux ou mouvements les plus "initiateurs" ne relèvent pas uniquement de l'expérimentation artistique mais surtout d'une démarche théorique et méthodologique ayant comme but l'articulation du système de signes par rapport aux modalités spécifiques des média/technologies en une forme cohérente. Les travaux des artistes du Bauhaus et ceux des constructivistes russes sont très parlants dans leur rapport aux technologies et à la recherche méthodologique, proposant la fondation d'un art et d'un statut d'artiste nouveaux à travers une approche basée sur les changements sociaux et politiques, qui sont bien évidemment en relation aux progrès technologiques. Ce qui, dans l'exemple du Bauhaus, est l'industrialisation et l'émergence du design ou, dans le cas de l'école d'Ulm, la post-industrialisation avec le design industriel, correspond aujourd'hui à la révolution informationnelle et au MetaDeSign. Avec chaque avancée technologique, de nouveaux codes (sémantique) et méthodes (pratique) émergent. Par ailleurs, l'on peut remarquer qu'ils sont souvent révélés par les termes qui les désignent. L'apparition du concept de "design" autour du Bauhaus (et particulièrement avec El Lissitzky) avait donc pour but de qualifier des enjeux artistiques en relation aux changements technologiques et sociaux afin de réintroduire ceux-ci dans le concept même de l'art. Mais parler d'un système de signes et de la "signification" indique non seulement la signification que quelque chose prend pour nous, mais également notre intention à son égard, ce qui ramène la sphère technique à la mise en place d'engagements mais aussi de disciplines. Il s'agit donc d'une définition du champ artistique entièrement intégré dans l'ensemble des autres sphères, autant au niveau culturel que social, économique ou même idéologique. Mais pour poursuivre votre interrogation quant aux différentes avant-gardes et leurs fondements dans la relation création-technologie, je me référerais à une citation célèbre de Marshall Mc Luhan, "the medium is the message". Les technologies ne sont pas des systèmes externes mais font intégralement partie de notre système sensoriel et cognitif, donc déterminent les modes de communication/expression comme la manière dont nous percevons et concevons notre environnement. C'est aussi pour ça que la révolution technologique en cours a tellement d'importance tant au niveau ontologique qu'esthétique.

 

 

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