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Net Art: entretien avec Fred Forest |
par Pierre-Yves Desaive |
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Initié en 1985 par Mario Costa, professeur d'Esthétique
au département de Philosophie de l'Université de Salerne,
le cycle Artmedia a, dans un premier temps, cherché à
thématiser la question des rapports entre la création
artistique, la communication et ses technologies, avant de couvrir
peu à peu tout le champ des arts électroniques. Fred
Forest et Annick Bureaud -qui signent dans Art Press la chronique
consacrée aux nouveaux média- se sont joints à
Costa pour l'organisation d'Artmedia VIII (Paris, 29 novembre au
2 décembre 2002).
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l'art même:
Sous-titrée "De l'esthétique de la communication
au Net Art", cette édition vise clairement à
replacer l'utilisation à des fins artistiques de l'Internet
dans une perspective historique; ainsi Fred Forest ne manque-t-il
pas de souligner que la plupart des questions soulevées aujourd'hui
par ces nouvelles pratiques se trouvent déjà posées
dans ses actions du type 'Space Media' au début des années
70, qui posent un regard critique sur le fonctionnement des réseaux
de diffusion de l'information. Paradoxalement, ces uvres souffrent
d'un déficit de... communication, et restent peu connues
des jeunes artistes qui en prolongent à leur manière
la réflexion. Quel est dans cette optique le rôle d'une
manifestation telle qu'Artmedia? S'agit-il de se rappeler au souvenir
des nouvelles générations, et de défendre l'hypothèse
selon laquelle le Net Art n'est rien de plus que le dernier avatar
d'une attitude plus globale initiée il y a trois décennies?
Nous avons posé la question à Fred Forest.
Fred Forest:
L'esthétique de la communication, indépendamment de
son rapport général à la société,
consiste à mettre en évidence ce qui relève
du changement de notre rapport au monde: ainsi la possibilité
d'agir à distance est-elle en soi quelque chose de véritablement
"merveilleux", dans le sens où bien des mythes
se fondent sur cette aspiration, rendue possible aujourd'hui par
les nouvelles technologies; l'on parle d'interactivité, mais
l'on pourrait aussi bien dire "ubiquité". Ce que
nous voulons montrer dans ce colloque, c'est que ce que l'on considère
comme les concepts de base du Net art existent déjà
dans l'esthétique de la communication, mais qu'ils utilisent
aujourd'hui de nouveaux vecteurs. Cela ne veut pas dire que la même
chose va se reproduire, puisque les outils étant différents,
nous espérons tous que de nouveaux modèles vont émerger,
et que nous n'allons pas assister à une simple répétition
de ce qui a déjà été fait.
Un autre point important de l'esthétique de la communication,
comprise comme suite à l'art sociologique, c'est le rapport
à la société. Un rapport de questionnement
critique des média et des relations qu'ils entretiennent
avec leurs utilisateurs. D'un point de vue personnel, je regrette
un peu que ce qui se fait aujourd'hui dans le Net Art soit peut-être
intéressant du point de vue de la "caresse rétinienne",
mais guère plus... Souvent, il n'y a pas de véritable
utilisation du réseau. A décharge de cela, l'on peut
évidemment souligner que les artistes n'ont eu accès
à ces nouveaux outils que très récemment. Il
suffit de considérer l'histoire globale de l'art, ou juste
l'histoire de la peinture, pour comprendre qu'il est difficile d'anticiper
sur les futurs développements de cette forme d'art. En plus,
sans faire de "jeunisme", attendons de voir comment les
nouvelles générations vont les utiliser: elles sont
nées dans ce milieu, et entretiennent déjà
avec lui un rapport de grande familiarité; elles en possèdent
une connaissance naturelle, qui ne s'acquiert pas. Moi par exemple,
je suis un enfant de la radio!
La perspective historique est importante, si l'on considère
le titre de ce colloque: ainsi, avant même l'esthétique
de la communication, il y eut les arts de la communication: Naim
June Paik ou Douglas Davis, pour ne citer qu'eux, lesquels ont déjà
mis en place des dispositifs à distance utilisant notamment
la télévision. En 1983, j'ai rencontré le professeur
Mario Costa avec lequel je me suis trouvé des affinités
et, comme le veut la légende, nous avons rédigé
au coin d'une table un manifeste de l'esthétique de la communication,
dont le but était d'institutionnaliser un courant qui existait
déjà au niveau international: une antenne au Canada
des "arts stratégiques" de Derrick de Kerchove,
en Italie avec une artiste qui a malheureusement disparu, Giovanna
Colacevich, et le groupe de Paris. Le lieu fédérateur
était l'Université de Salerne où enseignait
Mario Costa, et où il a organisé tous les Artmedia
jusqu'à cette année, puisque c'est la première
fois qu'une édition se déroule en France. Mais s'il
n'est pas question pour nous de nous approprier le Net Art, il faut
toutefois que ces nouveaux artistes fassent leurs preuves, tout
en prenant connaissance de ce qui s'est fait avant eux. Ceci dit,
ce n'est pas toujours leur faute s'il n'en savent rien, dans la
mesure où l'on constate un véritable déficit
d'information à ce sujet. L'on pourrait penser que c'est
paradoxal -il s'agit de communication!-, mais en fait, cela montre
à quel point le système de l'art est dépendant
du système du marché 1.
L'on peut évidemment se demander quel public sera touché
par cette forme d'art, compte tenu du faible pourcentage de la population
mondiale qui a accès à l'Internet, et des disparités
parmi ses utilisateurs. Mais déjà, lors de ma publication
en 1972 d'un espace blanc dans
Le Monde, j'avais obtenu 800 réponses, alors que pour la
même action dans Ouest France,
je n'en avais eu que sept: sans doute l'art est-il façonné
par les média, mais le récepteur est aussi conditionné
par ses codes 2. Ce que je
veux dire, c'est qu'en visant un très large public, indéterminé
celui-là, l'on touche forcément beaucoup plus de monde.
L'audience est restreinte aujourd'hui, mais elle va continuer à
s'élargir. Et puis, l'on peut y voir d'autres enjeux: à
partir du moment où les écrans plats vont se généraliser,
c'est peut-être la fonction décorative de la peinture
qui va disparaître...
Il faut en tous les cas que l'économie et la technique permettent
de donner un accès à l'art au plus grand nombre. D'accord,
ceux qui ont accès à l'Internet sont des privilégiés,
mais ceux qui visitent les musées en font aussi partie...
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1. Une situation que Fred Forest
va questionner par son action "Parcelle-Réseau",
la mise en vente aux enchères, le 16 octobre 1996 à
l'Hôtel Drouot, d'une uvre entièrement virtuelle.
Les deux acheteurs ont reçu une enveloppe scellée contenant
le code d'accès exclusif, via l'Internet, à l'uvre.
Mise à prix à zéro francs, celle-ci a été
adjugée pour la somme de 58.000 francs français de l'époque.
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2. "Space Media", série d'interventions
sur des supports de presse (écrite, radio, T.V.), qui démarre
par la publication dans le journal Le Monde, daté du 12 janvier
1972, d'un espace rectangulaire blanc, titré: "Titre
de l'uvre 150 cm2 de papier journal". Cette intervention
est suivie, 10 jours plus tard, le 22 janvier, par une interruption
d'antenne de 60 secondes dans le journal de midi de la deuxième
chaîne nationale de T.V. Les 800 réponses reçues
des lecteurs du Monde font l'objet d'expositions au Grand Palais,
au Centre Albertus Magnus, à l'Institut de l'Environnement,
au Musée Cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, à la
Fondation "de Apple" d'Amsterdam... Forest, dans les mois
qui suivent, effectue une série d'interventions de nature
semblable sur d'autres supports de la presse écrite internationale:
Tribune de Lausanne (Suisse), Jornal do Brasil, Jornal da Tarde,
O Estado São-Paulo, Fohla de São-Paulo, O Globo Rio
de Janeiro, Jornal do Bahia, Diaro de Parana, Zero Hora Allegré,
Ultima Hora (Brésil), Clarin (Argentine), Eksit (Belgique),
Sydsvenska Dagbladet (Suède), Télérama, Ouest-France
(France), ...
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