Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 19
 
 
Le jugement critique a-t-il encore un avenir ?
par Frédéric Maufras

Dans son dernier ouvrage paru à "La Lettre volée", Rainer Rochlitz, récemment disparu, appelle à un sursaut de la critique d'art. Une problématique centrale dans l'œuvre du philosophe qui n'aura eu de cesse d'interroger le sens de l'œuvre d'art à l'ère de son institutionnalisation.

 

Radicale singularité que celle de "Feu la critique": alors que ces dernières années de nombreux auteurs ont pu récuser le statut de critique d'art dont ils pourraient légitimement se revendiquer, Rainer Rochlitz consacre un recueil d'essais à la critique. Cette dernière publication peut dérouter par son sens de la digression, comme souvent à la lecture des essais esthétiques du philosophe, voire même décevoir: "Feu la critique" ne contient en réalité que deux courts textes (à peine une quinzaine de pages en tout et pour tout) sur le sujet.

Dans le premier, l'"avant-propos" du recueil, l'attaque est des plus explicites: "Plus que la critique littéraire ou cinématographique, la critique d'art est un genre menacé". Alors que la première peut encore donner des repères évaluatifs, la seconde, significativement dénaturée, serait devenue l'idiosyncrasie d'un milieu de l'art de plus en plus hermétique à la société. Institution, subvention, promotion, telles seraient les nouvelles donnes d'une critique qui ne pourrait plus donner son avis sur les œuvres: "En raison des contraintes économiques et institutionnelles propres à cet univers, il n'est quasiment plus possible de dire en toute bonne foi du mal d'un artiste ou d'exprimer des réserves sur son œuvre. Il n'est pas non plus possible d'en dire à proprement parler du bien". Cette analyse acritique trouverait d'ailleurs le plus souvent sa source dans la parole de l'artiste, comme si le critique était devenu davantage un relais d'opinions qu'un décrypteur avisé. À ce déficit de jugement dont le but premier est la recherche d'un consensus implicite, Rochlitz répond par l'appel au changement: "Feu la critique" - le titre de ce recueil d'essais - est donc à la fois "un constat pour le présent et une tentative de rappeler le sens de cet exercice dont les artistes et l'ensemble du monde de l'art ont besoin pour ne pas sombrer dans le cynisme".

Dans "Esthétique, critique et histoire de l'art", le second texte du recueil, l'auteur s'attarde sur des questions d'épistémologie connexes. Ce texte inédit qui reprend quelques lignes de pensée d'un séminaire donné en 2000-2001 à Paris, à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales, revient sur l'acception du terme "esthétique" aujourd'hui. Pour le philosophe, ce terme trop souvent galvaudé est symptomatique d'un brouillage disciplinaire dans les recherches artistiques actuelles. Alors que l'Esthétique ne peut être que la philosophie de l'art, celle-ci serait considérée à tort comme un domaine intellectuel englobant tout à la fois l'histoire de l'art et la critique. Or, cette confusion qu'on retrouverait par ailleurs chez les opérateurs en art multi-fonction (critiques-commissaires-artistes), tendrait à faire oublier le rôle de chacun : tout comme la critique doit être une gardienne du temple de l'art, l'Esthétique doit rester la discipline qui la pense. Une conception dont Rainer Rochlitz ne s'est jamais écarté lorsqu'il a lui-même écrit quelques analyses critiques. C'est à ce point que "Feu la critique" prend tout son sens: digest théorique sur l'état de la critique d'art aujourd'hui, ce recueil est surtout constitué d'essais critiques qui ne sont pas des mises en application des principes énoncés dans l'"avant-propos" mais des exemples qui visent à montrer à quel point la critique est un exercice périlleux.

Là où sa pensée pourrait paraître par trop abstraite, en funambule, Rochlitz prend donc le risque de publier certaines de ses critiques artistiques et littéraires. Réévaluations d'œuvres déjà consacrées, ces essais montrent en de nombreuses analyses que certaines périodes de Juan Gris et de Joseph Beuys sont moins intéressantes que d'autres, qu'on a souvent eu trop tendance à lire les œuvres de ces artistes à travers leur propre discours sans le remettre en crise. Mais ce sont surtout les textes de la troisième partie qui sont les plus rochlitziens, au sens où ils sont empreints de sa pensée esthétique. "Artistes et artisans" ainsi que "Limites et hiérarchies de l'art: œuvres d'art et publicités" tendent à ébranler la doxa qui veut que le cloisonnement moderne entre l'art pour l'art et les arts appliqués soit aujourd'hui caduque. Dans la "Querelle de l'art contemporain", sur trois opinions divergentes en France: celles de Jean Clair, Philippe Dagen et Yves Michaud, l'auteur démontre à quel point la réflexion esthétique est nécessaire à la critique d'art pour que celle-ci ne se fourvoie pas dans des contresens ou des jugements hâtifs. Repris d'une conférence organisée au Centre Georges Pompidou à l'automne 2000, "Art contemporain et politique" interroge la dimension nécessairement poétique de l'art "politique" en remettant à plat l'utopie moderniste de l'action concrète générée par une œuvre d'art.

C'est, alors, la lecture du volume achevée, que la digression permanente qui structure le recueil - de l'essai esthétique au texte critique - prend tout son sens et qu'on saisit à quel point la pensée de l'auteur est avant tout engagée, comme l'annonce brièvement l'"avant-propos", parce qu'elle est une philosophie en acte.

JEFF WALL, Picture for Women, 1979, épreuve cibachrome, caisson lumineux, 161,5 x 223,5 x 28,5 cm, collection Musée national d'art moderne, Centre Pompidou. (c)Photo RMN - "(c) Photo CNAC/MNAM Dist. RMN Philippe Migeat"

Mais il serait vain de vouloir parler de cette dernière par le seul biais de "Feu la critique", tant ce dernier ouvrage renvoie à deux essais esthétiques des plus significatifs: "Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique" et "L'Art au banc d'essai. Esthétique et critique", parus tous deux aux éditions Gallimard, respectivement en 1994 et 1998. En effet, le dernier recueil, qui plus est, paru à quelques jours de la crise cardiaque qui a emporté le penseur le 12 décembre dernier, serait plutôt, d'ores et déjà, le condensé de la pensée esthétique de Rainer Rochlitz. Celle-ci apparaît avant tout comme une réévaluation de la modernité, là où de nombreux penseurs actuels ne parviennent pas à dépasser l'idée nostalgique qu'ils s'en font. Une courte phrase de l'"introduction" de "L'Art au banc d'essai" pourrait en être l'antienne: "La "fin de l'art" a eu lieu; elle prend désormais la forme d'une fin de l'idée de fin". Si la sortie du mythe post-moderniste a pu être un des chevaux de bataille du débat sur l'art contemporain dans les années 1990 et le critique Bernard Lamarche-Vadel l'un de ses plus acharnés, et tout à la fois diffus, propagateurs, elle prend une cohérence particulièrement singulière chez Rochlitz. La modernité aura, selon l'auteur, opéré un changement radical, d'ailleurs pas uniquement esthétique, dont le passage des fonctions sacrées de l'œuvre d'art à des critères profanes n'est assurément pas des moindres. Or, pour le philosophe si, tel il l'écrit dans l'essai de 1994, "l'exigence du nouveau est devenue un sujet à controverses depuis qu'elle s'est émancipée des autres critères (et) la rupture avec l'idée admise de l'art (...), le seul souci d'une partie des avant-gardes", la nouveauté n'en demeure pas pour autant la seule grille de lecture de l'œuvre d'art. À cette nouveauté comme seul indice moderniste, Rochlitz répond par la nécessité d'une critéricité multiple. Ce qui l'amène à établir une critériologie en trois actes. Le premier repose sur la densité, c'est-à-dire la récurrence de traits esthétiques au sein d'une œuvre d'art donnée, qui ont pu être qualifiés aussi de traits stylistiques individuels: Jeff Wall dont il a analysé abondamment le travail est un artiste car ses œuvres mettent en évidence de nombreux traits de ce type qui sont manifestement conscients pour la plupart (cadrage, dispositif, références picturales...) mais qui auraient pu tout autant être inconscients. Le second critère, qui n'apparaît plus comme une nécessité aujourd'hui, après l'époque moderniste, est celui de la nouveauté de ces traits stylistiques : telle œuvre peut, à proprement parler, ne pas être novatrice mais être néanmoins de première importance. Le troisième et dernier, et sans doute le plus pertinent dans le débat actuel, est celui de la cohérence interne à l'œuvre qui doit être jugée suivant le respect de sa propre logique, indépendamment de la manière dont l'artiste la présente. Si telle œuvre relève manifestement de la catégorie du sublime, c'est suivant cette grille de lecture qu'elle doit être jugée: est-elle aussi sublime qu'elle tend à le prétendre? À l'inverse, une œuvre positionnée en un ancrage moderniste traditionnel et jouant avec le déplaisir esthétique, doit-elle aussi être jugée suivant ce critère interne: est-elle cohérente dans sa charge de déplaisir?

On pourra reprocher à Rochlitz d'avoir choisi de ne pas ajouter aux trois critères un quatrième, pourtant sous-jacent dans ses essais: la pertinence d'une œuvre dans les enjeux humains. Dans un premier temps, d'un point de vue émotionnel: telle œuvre apporte-t-elle significativement une autre perception du monde? Ce que n'implique pas nécessairement le second critère: ainsi les œuvres de Kosuth sont-elles nouvelles mais n'apportent pas grand chose de plus, d'un point de vue cognitif, que la linguistique saussurienne. Mais, aussi, d'un point de vue factuel: immédiat (la fameuse "époque" constitutive de la modernité Baudelairienne) et/ou plus général, tant que nous pouvons présumer du caractère universalisant d'une œuvre. Certains contemporains de Léonard de Vinci considéraient déjà la peinture du maître comme un pan important du patrimoine humain: ils ne se sont pas trompés de beaucoup... D'autre part, à aucun moment, le philosophe ne parle d'un autre aspect souvent constitutif, avec Diderot puis les débuts du romantisme allemand, de la prime histoire de la critique d'art: sa littérarité. Si la question recommence à être soulevée de nouveau aujourd'hui (un effet secondaire de la panthéonisation récente de Roland Barthes?), il semblerait que le discours critique porterait davantage lorsque l'écrivant se fait écrivain.

Toujours est-il qu'au premier abord, la pensée de Rochlitz peut dérouter par ce qui pourrait apparaître comme un retour à un certain classicisme, voire par le manque d'originalité de sa critériologie. En effet, la critique littéraire, il est vrai un peu plus distante des doxa de la modernité - phénomène dû en partie à la quasi-absence dans cette discipline d'une dichotomie entre perspective critique et perspective historique, telle qu'elle existe dans le domaine des arts visuels - a pu depuis quelques décennies en acquérir implicitement une similaire. Mais la question essentielle pour le philosophe est de sortir du brouillage du milieu de l'art qui ne sait plus trop quelles sont les œuvres d'art les plus importantes de son époque. Pour cela, l'auteur de "Feu la critique" aura élaboré de plus en plus manifestement un syncrétisme entre la philosophie synthétique (Kant), évaluative, et la philosophie analytique de Nelson Goodman, anormative, qui constitue le plus souvent le fondement esthétique de la critique actuelle avec laquelle Rochlitz entre en rupture: celle qui peut analyser ingénieusement une œuvre sans pour autant porter un jugement à son sujet. Reprenant la scientificité (d'où la critéricité) de la première et la logique de l'œuvre chère à la seconde (autonomisation du champ plastique après les avant-gardes historiques), la pensée rochlitzienne de la critique relève donc avant tout d'un processus de réévaluation de la modernité qui n'aura de cesse de traverser ses travaux. C'est qu'en effet, le point d'opposition entre les deux pensées esthétiques qu'il condense repose essentiellement sur la question du Beau que les avant-gardes auront tant malmené. Et pourtant, tout tend à prouver que la question de la beauté, presqu'un siècle après le premier manifeste futuriste, n'a toujours pas été écartée des esprits: en témoignent l'exposition française organisée en Avignon par la Mission 2000 ou encore ces nombreux numéros spéciaux que la presse artistique consacre à la question. En effet, si de nombreuses démarches artistiques d'aujourd'hui sont marquées par le rejet du beau instauré par les avant-gardes historiques, de nombreuses autres relèvent d'une beauté souvent problématique mais qui n'est pas nécessairement synonyme de régression esthétique. Il serait d'ailleurs intéressant de souligner que la dimension esthétisante des dispositifs vidéo et cinématographiques d'Eija-Liisa Ahtila a rarement été analysée, comme si elle ne pouvait que trop interroger. L'apport de Rochlitz est d'avoir réussi à unifier un socle d'évaluation rendu disparate par la diversité des pratiques contemporaines: en recentrant la question de la pertinence d'une œuvre d'art sur celle du style et sur celle de sa cohérence interne, ce sont de véritables critères de convergence qui sont établis, rendant un peu plus réelle l'existence d'une scène artistique actuelle débarrassée de tout complexe anachronique ou ahistorique, en bref, une fédération des états artistiques d'aujourd'hui.

Quant à la critique, quelques manifestations, particulièrement dans les pays où la question de l'auteur est très forte culturellement et historiquement parlant, montrent bien qu'elle reste présente, si ce n'est obsédante, dans les esprits d'une nouvelle génération. C'est ainsi qu'on a pu lire dans telle revue tel critique réagir violemment à l'encontre d'une de ses jeunes collègues qui se demandait, dans un article publié ailleurs, si la revue en question trouvait bien sa place dans tel forum alors que telle autre en était absente: ce jugement qui pouvait prêter à discussion fut considéré comme fascisant, comme si un avis critique n'avait plus aucune légitimité aujourd'hui et, pire que cela, ne pouvait être perçu que comme une agression. De manière similaire, tel autre jeune critique d'un pays voisin de celui de l'épisode précédent a pu expliquer, semble-t-il tant par ironie que par constat d'impuissance, que s'il avait intitulé une exposition d'artistes de sa génération "Promotion", c'était avant tout par souci de probité, pour expliciter et simultanément rasséréner vis-à-vis d'une fonction, celle de médiateur dont le rôle ici est de promouvoir un certain nombre d'artistes, de porter leur travail à la connaissance d'un public et en l'occurrence, d'un milieu professionnel1 ". Critique qui, d'un côté, refuse le jugement à son égard et, de l'autre, se place en position de démission face à son rôle (tant vis-à-vis de l'élaboration d'un point de vue personnel que de la transmission de celui-ci à un public extérieur au milieu de l'art): l'opinion artistique pose problème dans les deux cas. À l'inverse, un éditorial de telle revue (à laquelle collabore le gratin des jeunes journalistes des principales rédactions artistiques locales), dans le même pays que celui du second épisode, réagit ainsi aux bandeaux publicitaires de tel site internet d'information sur le marché de l'art: "Voilà comment l'économétrie et la marchandisation se substituent à la Critique et redéfinissent sans complexe aucun les bases d'un jugement intellectuel, esthétique, la valeur d'un travail artistique de 270000 artistes du IVe siècle à nos jours. Mais qui pour les contredire?2 ". À la question qui a le mérite d'être posée, pour autant naïve qu'elle puisse paraître, aurait pu être ajoutée une seconde: comment arrêter la substitution de l'évaluation critique par la quantification marchande?

La liste exhaustive de ces phénomènes serait longue... Toujours est-il que le fond de l'air artistique, à défaut de l'être, est ramené à la critique. Pas encore tout à fait attendu, "à la fois un constat pour le présent et une tentative de rappeler le sens de cet exercice dont les artistes et l'ensemble du monde de l'art ont besoin pour ne pas sombrer dans le cynisme", l'appel de Rainer Rochlitz résonne plus que jamais comme une bouteille à la mer adressée à une nouvelle génération de critiques d'art.

 

Rainer Rochlitz est né à Hanovre en 1946. Étudiant à Bonn en philosophie ainsi qu'en langue et littérature romanes, en réaction à la mort d'un jeune homme dans une manifestation, il quitte l'Allemagne pour vivre en Italie puis à Bordeaux.
En 1981, Rainer Rochlitz se fait naturaliser français, avant d'intégrer quelques années plus tard le Centre National de Recherche Scientifique, où il devient par la suite Directeur de Recherche au Centre de Recherche sur les Arts et le Langage.
Autant investi dans la philosophie politique que dans l'Esthétique, la pensée de Walter Benjamin aura été une de celles qui l'auront le plus accompagné. En 2000, il dirigera d'ailleurs une nouvelle édition en trois volumes, dans la collection "Folio Essai", des œuvres de Benjamin. Relais en France de Jürgen Habermas dont il a traduit de nombreux essais, il lui aura consacré un ouvrage collectif fin 2002: Habermas, l'usage public de la raison.
Rainer Rochlitz est mort à 56 ans d'un brusque arrêt cardiaque, à Paris, le 12 décembre dernier, peu de temps avant la publication de son dernier ouvrage à "La Lettre volée".
Principaux textes d'esthétique :
Théories esthétiques après Adorno (sous sa direction), Arles, Actes Sud, 1990.
L'Art sans compas. Redéfinitions de l'esthétique (sous sa direction et celle de Christian Bouchindhomme), Paris, Éditions du Cerf, 1992.
Le Désenchantement de l'art. La philosophie de Walter Benjamin, Paris, Gallimard, 1992.
Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique, Paris, Gallimard, 1994.
L'Art au banc d'essai. Esthétique et critique, Paris, Gallimard, 1998.
Feu la critique. Essais sur l'art et la littérature, Bruxelles, La Lettre volée, 2002.

 
1. François Piron, Texte de présentation de l'exposition "Promotion", in catalogue, Paris, Espace Paul Ricard, 2002.

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2. "Enfin la vraie vie au pays de Quali Valo!", éditorial de la rédaction, (+33) 01, n°5, été 2002.

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