Radicale singularité que celle de "Feu la critique": alors que
ces dernières années de nombreux auteurs ont pu récuser le statut
de critique d'art dont ils pourraient légitimement se revendiquer,
Rainer Rochlitz consacre un recueil d'essais à la critique. Cette
dernière publication peut dérouter par son sens de la digression,
comme souvent à la lecture des essais esthétiques du philosophe,
voire même décevoir: "Feu la critique" ne contient en réalité que
deux courts textes (à peine une quinzaine de pages en tout et pour
tout) sur le sujet.
Dans le premier, l'"avant-propos" du recueil, l'attaque est des
plus explicites: "Plus que la critique littéraire ou cinématographique,
la critique d'art est un genre menacé". Alors que la première peut
encore donner des repères évaluatifs, la seconde, significativement
dénaturée, serait devenue l'idiosyncrasie d'un milieu de l'art de
plus en plus hermétique à la société. Institution, subvention, promotion,
telles seraient les nouvelles donnes d'une critique qui ne pourrait
plus donner son avis sur les œuvres: "En raison des contraintes
économiques et institutionnelles propres à cet univers, il n'est
quasiment plus possible de dire en toute bonne foi du mal d'un artiste
ou d'exprimer des réserves sur son œuvre. Il n'est pas non plus
possible d'en dire à proprement parler du bien". Cette analyse acritique
trouverait d'ailleurs le plus souvent sa source dans la parole de
l'artiste, comme si le critique était devenu davantage un relais
d'opinions qu'un décrypteur avisé. À ce déficit de jugement dont
le but premier est la recherche d'un consensus implicite, Rochlitz
répond par l'appel au changement: "Feu la critique" - le titre de
ce recueil d'essais - est donc à la fois "un constat pour le présent
et une tentative de rappeler le sens de cet exercice dont les artistes
et l'ensemble du monde de l'art ont besoin pour ne pas sombrer dans
le cynisme".
Dans "Esthétique, critique et histoire de l'art", le second texte
du recueil, l'auteur s'attarde sur des questions d'épistémologie
connexes. Ce texte inédit qui reprend quelques lignes de pensée
d'un séminaire donné en 2000-2001 à Paris, à l'École des Hautes
Études en Sciences Sociales, revient sur l'acception du terme "esthétique"
aujourd'hui. Pour le philosophe, ce terme trop souvent galvaudé
est symptomatique d'un brouillage disciplinaire dans les recherches
artistiques actuelles. Alors que l'Esthétique ne peut être que la
philosophie de l'art, celle-ci serait considérée à tort comme un
domaine intellectuel englobant tout à la fois l'histoire de l'art
et la critique. Or, cette confusion qu'on retrouverait par ailleurs
chez les opérateurs en art multi-fonction (critiques-commissaires-artistes),
tendrait à faire oublier le rôle de chacun : tout comme la critique
doit être une gardienne du temple de l'art, l'Esthétique doit rester
la discipline qui la pense. Une conception dont Rainer Rochlitz
ne s'est jamais écarté lorsqu'il a lui-même écrit quelques analyses
critiques. C'est à ce point que "Feu la critique" prend tout son
sens: digest théorique sur l'état de la critique d'art aujourd'hui,
ce recueil est surtout constitué d'essais critiques qui ne sont
pas des mises en application des principes énoncés dans l'"avant-propos"
mais des exemples qui visent à montrer à quel point la critique
est un exercice périlleux.
Là où sa pensée pourrait paraître par trop abstraite, en funambule,
Rochlitz prend donc le risque de publier certaines de ses critiques
artistiques et littéraires. Réévaluations d'œuvres déjà consacrées,
ces essais montrent en de nombreuses analyses que certaines périodes
de Juan Gris et de Joseph Beuys sont moins intéressantes que d'autres,
qu'on a souvent eu trop tendance à lire les œuvres de ces artistes
à travers leur propre discours sans le remettre en crise. Mais ce
sont surtout les textes de la troisième partie qui sont les plus
rochlitziens, au sens où ils sont empreints de sa pensée esthétique.
"Artistes et artisans" ainsi que "Limites et hiérarchies de l'art:
œuvres d'art et publicités" tendent à ébranler la doxa qui veut
que le cloisonnement moderne entre l'art pour l'art et les arts
appliqués soit aujourd'hui caduque. Dans la "Querelle de l'art contemporain",
sur trois opinions divergentes en France: celles de Jean Clair,
Philippe Dagen et Yves Michaud, l'auteur démontre à quel point la
réflexion esthétique est nécessaire à la critique d'art pour que
celle-ci ne se fourvoie pas dans des contresens ou des jugements
hâtifs. Repris d'une conférence organisée au Centre Georges Pompidou
à l'automne 2000, "Art contemporain et politique" interroge la dimension
nécessairement poétique de l'art "politique" en remettant à plat
l'utopie moderniste de l'action concrète générée par une œuvre d'art.
C'est, alors, la lecture du volume achevée, que la digression permanente
qui structure le recueil - de l'essai esthétique au texte critique
- prend tout son sens et qu'on saisit à quel point la pensée de
l'auteur est avant tout engagée, comme l'annonce brièvement l'"avant-propos",
parce qu'elle est une philosophie en acte.
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JEFF WALL, Picture for Women, 1979, épreuve
cibachrome, caisson lumineux, 161,5 x 223,5 x 28,5 cm, collection
Musée national d'art moderne, Centre Pompidou. (c)Photo RMN
- "(c) Photo CNAC/MNAM Dist. RMN Philippe Migeat"
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Mais il serait vain de vouloir parler de cette dernière par le
seul biais de "Feu la critique", tant ce dernier ouvrage renvoie
à deux essais esthétiques des plus significatifs: "Subversion et
subvention. Art contemporain et argumentation esthétique" et "L'Art
au banc d'essai. Esthétique et critique", parus tous deux aux éditions
Gallimard, respectivement en 1994 et 1998. En effet, le dernier
recueil, qui plus est, paru à quelques jours de la crise cardiaque
qui a emporté le penseur le 12 décembre dernier, serait plutôt,
d'ores et déjà, le condensé de la pensée esthétique de Rainer Rochlitz.
Celle-ci apparaît avant tout comme une réévaluation de la modernité,
là où de nombreux penseurs actuels ne parviennent pas à dépasser
l'idée nostalgique qu'ils s'en font. Une courte phrase de l'"introduction"
de "L'Art au banc d'essai" pourrait en être l'antienne: "La "fin
de l'art" a eu lieu; elle prend désormais la forme d'une fin de
l'idée de fin". Si la sortie du mythe post-moderniste a pu être
un des chevaux de bataille du débat sur l'art contemporain dans
les années 1990 et le critique Bernard Lamarche-Vadel l'un de ses
plus acharnés, et tout à la fois diffus, propagateurs, elle prend
une cohérence particulièrement singulière chez Rochlitz. La modernité
aura, selon l'auteur, opéré un changement radical, d'ailleurs pas
uniquement esthétique, dont le passage des fonctions sacrées de
l'œuvre d'art à des critères profanes n'est assurément pas des moindres.
Or, pour le philosophe si, tel il l'écrit dans l'essai de 1994,
"l'exigence du nouveau est devenue un sujet à controverses depuis
qu'elle s'est émancipée des autres critères (et) la rupture avec
l'idée admise de l'art (...), le seul souci d'une partie des avant-gardes",
la nouveauté n'en demeure pas pour autant la seule grille de lecture
de l'œuvre d'art. À cette nouveauté comme seul indice moderniste,
Rochlitz répond par la nécessité d'une critéricité multiple. Ce
qui l'amène à établir une critériologie en trois actes. Le premier
repose sur la densité, c'est-à-dire la récurrence de traits esthétiques
au sein d'une œuvre d'art donnée, qui ont pu être qualifiés aussi
de traits stylistiques individuels: Jeff Wall dont il a analysé
abondamment le travail est un artiste car ses œuvres mettent en
évidence de nombreux traits de ce type qui sont manifestement conscients
pour la plupart (cadrage, dispositif, références picturales...)
mais qui auraient pu tout autant être inconscients. Le second critère,
qui n'apparaît plus comme une nécessité aujourd'hui, après l'époque
moderniste, est celui de la nouveauté de ces traits stylistiques
: telle œuvre peut, à proprement parler, ne pas être novatrice mais
être néanmoins de première importance. Le troisième et dernier,
et sans doute le plus pertinent dans le débat actuel, est celui
de la cohérence interne à l'œuvre qui doit être jugée suivant le
respect de sa propre logique, indépendamment de la manière dont
l'artiste la présente. Si telle œuvre relève manifestement de la
catégorie du sublime, c'est suivant cette grille de lecture qu'elle
doit être jugée: est-elle aussi sublime qu'elle tend à le prétendre?
À l'inverse, une œuvre positionnée en un ancrage moderniste traditionnel
et jouant avec le déplaisir esthétique, doit-elle aussi être jugée
suivant ce critère interne: est-elle cohérente dans sa charge de
déplaisir?
On pourra reprocher à Rochlitz d'avoir choisi de ne pas
ajouter aux trois critères un quatrième, pourtant
sous-jacent dans ses essais: la pertinence d'une uvre dans
les enjeux humains. Dans un premier temps, d'un point de vue émotionnel:
telle uvre apporte-t-elle significativement une autre perception
du monde? Ce que n'implique pas nécessairement le second
critère: ainsi les uvres de Kosuth sont-elles nouvelles
mais n'apportent pas grand chose de plus, d'un point de vue cognitif,
que la linguistique saussurienne. Mais, aussi, d'un point de vue
factuel: immédiat (la fameuse "époque" constitutive
de la modernité Baudelairienne) et/ou plus général,
tant que nous pouvons présumer du caractère universalisant
d'une uvre. Certains contemporains de Léonard de Vinci
considéraient déjà la peinture du maître
comme un pan important du patrimoine humain: ils ne se sont pas
trompés de beaucoup... D'autre part, à aucun moment,
le philosophe ne parle d'un autre aspect souvent constitutif, avec
Diderot puis les débuts du romantisme allemand, de la prime
histoire de la critique d'art: sa littérarité. Si
la question recommence à être soulevée de nouveau
aujourd'hui (un effet secondaire de la panthéonisation récente
de Roland Barthes?), il semblerait que le discours critique porterait
davantage lorsque l'écrivant se fait écrivain.
Toujours est-il qu'au premier abord, la pensée de Rochlitz
peut dérouter par ce qui pourrait apparaître comme
un retour à un certain classicisme, voire par le manque d'originalité
de sa critériologie. En effet, la critique littéraire,
il est vrai un peu plus distante des doxa de la modernité
- phénomène dû en partie à la quasi-absence
dans cette discipline d'une dichotomie entre perspective critique
et perspective historique, telle qu'elle existe dans le domaine
des arts visuels - a pu depuis quelques décennies en acquérir
implicitement une similaire. Mais la question essentielle pour le
philosophe est de sortir du brouillage du milieu de l'art qui ne
sait plus trop quelles sont les uvres d'art les plus importantes
de son époque. Pour cela, l'auteur de "Feu la critique"
aura élaboré de plus en plus manifestement un syncrétisme
entre la philosophie synthétique (Kant), évaluative,
et la philosophie analytique de Nelson Goodman, anormative, qui
constitue le plus souvent le fondement esthétique de la critique
actuelle avec laquelle Rochlitz entre en rupture: celle qui peut
analyser ingénieusement une uvre sans pour autant porter
un jugement à son sujet. Reprenant la scientificité
(d'où la critéricité) de la première
et la logique de l'uvre chère à la seconde (autonomisation
du champ plastique après les avant-gardes historiques), la
pensée rochlitzienne de la critique relève donc avant
tout d'un processus de réévaluation de la modernité
qui n'aura de cesse de traverser ses travaux. C'est qu'en effet,
le point d'opposition entre les deux pensées esthétiques
qu'il condense repose essentiellement sur la question du Beau que
les avant-gardes auront tant malmené. Et pourtant, tout tend
à prouver que la question de la beauté, presqu'un
siècle après le premier manifeste futuriste, n'a toujours
pas été écartée des esprits: en témoignent
l'exposition française organisée en Avignon par la
Mission 2000 ou encore ces nombreux numéros spéciaux
que la presse artistique consacre à la question. En effet,
si de nombreuses démarches artistiques d'aujourd'hui sont
marquées par le rejet du beau instauré par les avant-gardes
historiques, de nombreuses autres relèvent d'une beauté
souvent problématique mais qui n'est pas nécessairement
synonyme de régression esthétique. Il serait d'ailleurs
intéressant de souligner que la dimension esthétisante
des dispositifs vidéo et cinématographiques d'Eija-Liisa
Ahtila a rarement été analysée, comme si elle
ne pouvait que trop interroger. L'apport de Rochlitz est d'avoir
réussi à unifier un socle d'évaluation rendu
disparate par la diversité des pratiques contemporaines:
en recentrant la question de la pertinence d'une uvre d'art
sur celle du style et sur celle de sa cohérence interne,
ce sont de véritables critères de convergence qui
sont établis, rendant un peu plus réelle l'existence
d'une scène artistique actuelle débarrassée
de tout complexe anachronique ou ahistorique, en bref, une fédération
des états artistiques d'aujourd'hui.
Quant à la critique, quelques manifestations, particulièrement
dans les pays où la question de l'auteur est très
forte culturellement et historiquement parlant, montrent bien qu'elle
reste présente, si ce n'est obsédante, dans les esprits
d'une nouvelle génération. C'est ainsi qu'on a pu
lire dans telle revue tel critique réagir violemment à
l'encontre d'une de ses jeunes collègues qui se demandait,
dans un article publié ailleurs, si la revue en question
trouvait bien sa place dans tel forum alors que telle autre en était
absente: ce jugement qui pouvait prêter à discussion
fut considéré comme fascisant, comme si un avis critique
n'avait plus aucune légitimité aujourd'hui et, pire
que cela, ne pouvait être perçu que comme une agression.
De manière similaire, tel autre jeune critique d'un pays
voisin de celui de l'épisode précédent a pu
expliquer, semble-t-il tant par ironie que par constat d'impuissance,
que s'il avait intitulé une exposition d'artistes de sa génération
"Promotion", c'était avant tout par souci de probité,
pour expliciter et simultanément rasséréner
vis-à-vis d'une fonction, celle de médiateur dont
le rôle ici est de promouvoir un certain nombre d'artistes,
de porter leur travail à la connaissance d'un public et en
l'occurrence, d'un milieu professionnel1
". Critique qui, d'un côté, refuse le jugement
à son égard et, de l'autre, se place en position de
démission face à son rôle (tant vis-à-vis
de l'élaboration d'un point de vue personnel que de la transmission
de celui-ci à un public extérieur au milieu de l'art):
l'opinion artistique pose problème dans les deux cas. À
l'inverse, un éditorial de telle revue (à laquelle
collabore le gratin des jeunes journalistes des principales rédactions
artistiques locales), dans le même pays que celui du second
épisode, réagit ainsi aux bandeaux publicitaires de
tel site internet d'information sur le marché de l'art: "Voilà
comment l'économétrie et la marchandisation se substituent
à la Critique et redéfinissent sans complexe aucun
les bases d'un jugement intellectuel, esthétique, la valeur
d'un travail artistique de 270000 artistes du IVe siècle
à nos jours. Mais qui pour les contredire?2
". À la question qui a le mérite d'être
posée, pour autant naïve qu'elle puisse paraître,
aurait pu être ajoutée une seconde: comment arrêter
la substitution de l'évaluation critique par la quantification
marchande?
La liste exhaustive de ces phénomènes serait longue...
Toujours est-il que le fond de l'air artistique, à défaut
de l'être, est ramené à la critique. Pas encore
tout à fait attendu, "à la fois un constat pour
le présent et une tentative de rappeler le sens de cet exercice
dont les artistes et l'ensemble du monde de l'art ont besoin pour
ne pas sombrer dans le cynisme", l'appel de Rainer Rochlitz
résonne plus que jamais comme une bouteille à la mer
adressée à une nouvelle génération de
critiques d'art.
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Rainer Rochlitz est né à Hanovre en 1946. Étudiant
à Bonn en philosophie ainsi qu'en langue et littérature
romanes, en réaction à la mort d'un jeune homme dans
une manifestation, il quitte l'Allemagne pour vivre en Italie puis
à Bordeaux.
En 1981, Rainer Rochlitz se fait naturaliser français, avant
d'intégrer quelques années plus tard le Centre National
de Recherche Scientifique, où il devient par la suite Directeur
de Recherche au Centre de Recherche sur les Arts et le Langage.
Autant investi dans la philosophie politique que dans l'Esthétique,
la pensée de Walter Benjamin aura été une de
celles qui l'auront le plus accompagné. En 2000, il dirigera
d'ailleurs une nouvelle édition en trois volumes, dans la
collection "Folio Essai", des uvres de Benjamin.
Relais en France de Jürgen Habermas dont il a traduit de nombreux
essais, il lui aura consacré un ouvrage collectif fin 2002:
Habermas, l'usage public de la raison.
Rainer Rochlitz est mort à 56 ans d'un brusque arrêt
cardiaque, à Paris, le 12 décembre dernier, peu de
temps avant la publication de son dernier ouvrage à "La
Lettre volée".
Principaux textes d'esthétique :
Théories esthétiques après Adorno (sous sa
direction), Arles, Actes Sud, 1990.
L'Art sans compas. Redéfinitions de l'esthétique (sous
sa direction et celle de Christian Bouchindhomme), Paris, Éditions
du Cerf, 1992.
Le Désenchantement de l'art. La philosophie de Walter Benjamin,
Paris, Gallimard, 1992.
Subversion et subvention. Art contemporain et argumentation esthétique,
Paris, Gallimard, 1994.
L'Art au banc d'essai. Esthétique et critique, Paris, Gallimard,
1998.
Feu la critique. Essais sur l'art et la littérature, Bruxelles,
La Lettre volée, 2002.
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