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DAN GRAHAM, Two Way Mirror Cylinder Insaide
Cube and Video Lounge, DIA Founadation, New York, 1989-1991
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Comme je l'ai démontré ailleurs, l'émergence
de la figure de l'artiste médiateur et la mutation de certaines
pratiques artistiques en dispositifs de médiation pédagogique,
ludique et sociale ne peuvent se comprendre qu'au regard des projets,
intentions et transformations des institutions (musées, centres
d'art) qui les accueillent et, parfois, les produisent et les acquièrent.
Ces dernières ont en effet vu s'accroître l'importance
de leurs services éducatifs, chargés de l'accompagnement
pédagogique du public par des visites guidées et des
ateliers. Cette croissance participe d'une volonté affirmée
dès 1969 par le critique d'art anglais Frank Popper de "socialisation
de l'art", grâce à une "médiation
pédagogique" qui peut être produite par les uvres
elles-mêmes (Popper faisait référence aux environnements
cinétiques et modèles cybernétiques de Jesus
Rafael Soto, Jacov Agam et Nicolas Schöffer), afin de "donner
satisfaction à l'individu et à la collectivité"1
et d'associer les arts plastiques au développement des industries
culturelles, dont désormais les lieux d'exposition font partie.
Un art pédagogique et spectaculaire
Fort de ce constat, Thierry Raspail, conservateur du musée
d'art contemporain de Lyon, affirmait lors d'un récent colloque
que l'art entrait dans un processus bienvenu de normalisation grâce
au développement des industries culturelles et des loisirs
de masse, qui incluent désormais les visites de musées.
Pour que cette normalisation ait lieu, il faut d'abord que l'art
contemporain perde sa mauvaise réputation d'être incompréhensible
et qu'il offre aux spectateurs des conditions d'appréhension
du travail de l'art. Certaines uvres possèdent cette
qualité d'être la médiation d'elles-mêmes,
des autres uvres et de l'art en général. C'est
le cas des dispositifs de Dan Graham qui sont médiateurs
au sens philosophique, car ils proposent aux spectateurs des moyens
par lesquels la pensée tire des données, des sens,
des connaissances sur les processus de création, les modes
d'habitation et de construction de lieux par les uvres, les
limites entre espace fictif et réel, les modèles de
prise en compte et de structuration du regard. Armés de ces
connaissances, les spectateurs sont susceptibles d'appréhender
avec plus de sérénité le travail de l'art,
sur un plan sensible et théorique, et ce d'autant plus que
les dispositifs de Graham les impliquent sur un mode ludique et
spectaculaire. Il n'est dès lors pas étonnant qu'il
soit invité à produire ce type de médiation
dans la plupart des expositions collectives qui proposent des états
ou des panoramas de l'art contemporain. L'artiste lui-même
reconnaît cette fonction: "Mon travail demeure pédagogique,
mais c'est en même temps un spectacle. Autrement dit, Children's
Day Care, CD-Rom, Cartoon and Computer Screen Library Project, 1998-2000,
et Girl's Make-up Room, 1998-2000, vont très bien dans un
secteur de musée qui bénéficie le plus de soutien
financier, et qui est habituellement le plus banal, le département
éducation".2
L'intérêt de cette démarche est qu'elle se
situe à la frontière d'un basculement de l'uvre
médiatrice d'elle-même, des autres uvres et de
l'art en général (dont l'histoire complexe et non
réductible au processus de normalisation que je décris
ici remonte à l'Espace Proun d'El Lissitzky en 1923 et se
poursuit jusqu'aux activités de Daniel Buren), vers des dispositifs
de médiation d'autres véhicules et modes de production
du sens dans le champ des images et du son (cinéma, publicité,
télévision, dessins animés, manga, musique
pop), comme le font des jeunes artistes tels Pierre Huyghe, Douglas
Gordon ou Claude Closky. Ce basculement accompagne l'apparition
au sein des musées d'expositions culturelles thématiques,
qui regroupent des "images" dans un sens vaste et flou
(de la peinture à la publicité, de la photographie
au multimedia), comme ce fut le cas de "Le Temps, Vite!, organisée
par le service culturel de Beaubourg lors de sa réouverture.
L'art se confondrait désormais avec le culturel, au sens
anthropologique (les vécus et les représentations
individuels et collectifs du temps s'exposent), au sens aussi où
l'on parle de "culture de masse", c'est-à-dire
d'un ensemble de faits idéologiques perçus comme communs
à une population, supposés étrangers aux distinctions
sociales et diffusés en son sein au moyen de techniques industrielles.
Comme l'écrit Éric Mangion, directeur du Frac Provence-Alpes-Côte-d'Azur,
"c'est certainement ce qu'ont compris des artistes tels que
Douglas Gordon ou Pierre Huyghe pour qui le travail d'exposition
passe par le développement de grands dispositifs visuels
et sonores particulièrement cuméniques et séduisants".3
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OLGA BOLDYREFF, Portraits de mains, 2002,
réalisé dans le cadre d'une résidence
au Frac Nord-Pas-de-Calais à Dunkerque
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Fantasme d'immédiation
Pour que la normalisation de l'art contemporain et son accession
au statut d'industrie culturelle aient lieu, il faut aussi qu'il
ne soit plus perçu comme séparé du sens commun
et de la vie commune. C'est pourquoi, ont la faveur des institutions,
d'autres dispositifs de médiation, qui proposent du relationnel,
de l'interactif, qui réclament des spectateurs une participation
et s'offrent comme disponibles et conviviaux, ludiques et créatifs.
Philippe Parreno invite les voisins à pratiquer leur hobbies
sur le lieu d'exposition ou organise une fête ; Rirkrit Tiravanija
fait la cuisine pour les visiteurs et le personnel d'une exposition;
Olga Boldyreff organise des séances collectives de tricotin
pour créer des relations entre les gens qui lui dévoilent
leur intimité, leurs petites histoires et leurs sentiments.
Ces dispositifs jouent sur un niveau de médiation très
pauvre, celui de la reconnaissance de gestes communs et de l'affect
des spectateurs. Selon Nicolas Bourriaud, ils produisent "de
l'empathie et du partage, génèrent du lien. L'art
(les pratiques dérivées de la peinture et de la sculpture
qui se manifestent sous la forme d'une exposition) s'avère
particulièrement propice à l'expression de cette civilisation
de la proximité, car il resserre l'espace des relations".
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Les uvres relationnelles ne nécessiteraient pas d'appareils
de médiation car, comme l'écrivait déjà
Pierre Restany en 1960 à propos du Nouveau Réalisme,
il suffirait d'exposer "la réalité sociologique
tout entière, le bien commun de l'activité de tous
les hommes, la grande république de nos échanges sociaux,
de notre commerce en société"5
pour assurer l'existence d'une communauté. Ce fantasme d'immédiation
qui fait passer l'art, le langage et les échanges sociaux
pour naturels, est de l'ordre de la croyance et de l'incantation.
Il renvoie sur un plan idéologique aux recherches d'application
des théories de la pragmatique transcendantale du langage
(l'école de Palo Alto), converties en projets de révélation
et de constitution de la communauté de communication sous
l'impulsion des écrits de Karl-Otto Apel et Jurgen Habermas
: le sens commun serait un préalable du fait d'une pétition
de principe selon laquelle il existerait une univocité constitutive
du sens qu'aucun homme et qu'aucun artiste ne sauraient éviter
sous peine de s'exclure de la communauté. Refuser de répondre
à l'interpellation d'une uvre relationnelle serait
faire preuve de mauvaise volonté et exposerait à l'exclusion
de la communauté des hommes, dont l'existence serait révélée
et assurée par l'exposition d'une relation transparente à
elle-même et pour nous. Ce serait être frappé
d'inhumanité, à l'instar des uvres jugées
incompréhensibles et des pensées critiques qui osent
déconstruire le langage, les discours et les appareils de
pouvoir, que de refuser le sens commun.
Ces théories communicationnelles, dont on retrouve le vocabulaire
dans les écrits de Bourriaud (échanges inter-humains,
relations intersubjectives, etc.), affirment sans cesse que la communauté
est un préconstruit qu'il s'agirait de reconstruire, qu'il
y aurait un code ou un sens communs oubliés à rétablir,
un ordre social et économique originel détruit à
restaurer. Pour les théories des Technologies de l'Information
et de la Communication comme pour l'esthétique relationnelle,
il suffirait d'exposer le code ou la relation pour que consensus,
et donc sens commun, il y ait. Toutefois, pour Habermas et un artiste
comme Jochen Gerz, les choses ne sont pas si simples, même
si leurs démarches postulent aussi la nécessité
de révéler et de refonder la communauté divisée:
le consensus et l'unanimité s'acquièrent au terme
de procédures et à l'aide de techniques de médiation
empruntées aux modèles politiques (sondage d'opinion
et vote, utilisés par Gerz à Château-Biron dans
le Gers et Barbirey-sur-Ouche en Bourgogne) ou inspirées
du management d'entreprise et des thérapies normalisatrices
de groupe (confession et recadrage des employés dans le cadre
de séminaires, auxquels renvoie le dispositif "Les Mots
de Paris" en 2000). Cette recherche de consensus renvoie à
la définition juridique de la médiation. En cas de
guerre, de conflits entre État, services publics et contribuables,
ou de litiges concernant le droit du travail, un médiateur
a pour fonction d'arbitrer et de créer les conditions d'une
conciliation entre des partis qui ne s'entendent pas. Dès
lors, il est moins question de normalisation de l'art contemporain
que de normalisation des rapports sociaux et de pacification de
la communauté par l'action procédurale et symbolique
d'artistes médiateurs.
Art pastoral et redressement social
Pourquoi endosser ce rôle? Il en va d'une forte gratification
symbolique puisque l'artiste devient une sorte de pasteur vertueux,
veillant à la bonne santé physique, morale et sociale
de ses brebis. L'artiste élu par l'institution (Gerz travaille
beaucoup sur commande publique) - et non plus par Dieu comme pouvait
l'être Moïse, le premier pasteur, ou les apôtres
missionnés par Jésus - , est un individu jugé
apte à en servir d'autres, qui use de ses dispositifs de
médiation comme d'un bâton de berger pour rassembler
et guider la communauté des hommes. Joseph Beuys avait déjà
voulu endosser ce rôle messianique (le messianisme, par définition,
est la croyance en l'advenue d'un messie qui ramènera l'ordre
économique et social que les mythes décrivent comme
originel), lui qui évoquait tant la figure d'Orphée
(préfigure du Christ comme Bon Pasteur pour le christianisme)
par ses activités de pédagogue, de guérisseur
et sa prétention à être un révélateur
des mystères, du code et du sens cachés. Gerz n'a
quant à lui jamais prétendu à être un
chaman, mais son dispositif "Les Mots de Paris", créé
en 2000 sur le Parvis de Notre-Dame a voulu créer, selon
les termes de Paul Virilio, un pacte de "sociabilité
aussi bien laïque que mystique"6
entre les SDF appelés à parler d'eux-mêmes et
de Paris et les passants auxquels ils s'adressaient.
Ce pacte s'établirait sur la prise de parole publique des
exclus et le dévoilement pour eux-mêmes et pour les
autres de leur identité par la confession, qui leur assurerait
leur réintégration sociale. Pour reprendre les termes
de l'analyse du pouvoir pastoral par Michel Foucault, il s'agit
d'un processus de subjectivation des individus et d'intégration
des sujets au Sujet, c'est-à-dire à la communauté.
Ce processus qui se présente comme bienveillant est une technique
de redressement et de normalisation des individus qu'a mise à
jour Foucault en analysant la mise en place, au XIXe siècle,
d'un quadrillage et d'un examen permanent du quotidien et des individus,
sondés par la police, la justice, la médecine, la
psychiatrie, la sociologie, l'assistance sociale, etc.7
Pourquoi pas l'art aujourd'hui? Ces examens, qui passent essentiellement
par la confession et l'aveu, sont produits pour le bien de chaque
individu dont le pouvoir pastoral prend soin, pour le bien de la
collectivité aussi puisque ce soin apporté à
chacun garantirait la santé du corps social. La séparation
ou l'exclusion, volontaire ou involontaire, délinquante ou
subie, ne sont pas acceptables. Dans le contrat qui le liait aux
"Mots de Paris", si un SDF rechignait à participer,
s'il ne se rendait pas sur son lieu de travail pour se confesser
et parler de Paris aux passants, sa rémunération lui
était retirée. Son redressement était au prix
de son abnégation et de sa subjectivation.
La séparation ou l'exclusion ne semblent pas admissibles
non plus lorsque le public potentiel ne répond pas présent
dans les lieux d'art contemporain. En 2000, le Fresnoy, Studio National
des Arts Contemporains à Tourcoing, a commandé à
Gerz une action de reliance à l'adresse de la population.
L'artiste a répondu par un Cadeau: photographier les riverains
selon le même cadrage, exposer le résultat au Fresnoy
et offrir à chaque portraituré la photographie d'un
autre. L'illusion n'a duré que le temps de l'exposition des
photos, qui s'est voulue le tableau d'un rassemblement cuménique,
bienveillant et heureux de la communauté. Cette notion de
tableau en tant que quadrillage et agencement statistique mosaïque
des individus formant une collectivité est un des modes prévalents
d'exposition de la "famille humaine", que proposent aussi
bien Toscani pour Benetton que Beat Streuli pour le Palais de Tokyo
à Paris. Arrivé à ce point, on peut se demander
si, depuis une trentaine d'années, un pan important de l'art
contemporain et de son administration ne serait pas hanté
par les incantations d'un André Malraux appelant à
la constitution d'un "Musée-Cathédrale où
l'on célébrerait le culte de l'Art-Religion de l'Homme".
En France, Beaubourg devait incarner ce projet qui apparût
d'emblée "comme l'expression d'un paradoxe ou d'une
nostalgie de la réconciliation, la Culture voulant réunir
à tout prix une société divisée, comme
jadis la Religion". Vingt-quatre ans après son ouverture,
Beaubourg missionnait une uvre de Thomas Hirshhorn, "Skuptur
Sortier Station", exposée sous l'arche du métro
Stalingrad à Paris, pour conduire les passants "à
méditer sur le statut des démunis et sur le rôle
d'une institution artistique comme le Centre Pompidou allant ici
à la rencontre du public encore mal initié aux différents
messages de l'art d'aujourd'hui".8
C'est aujourd'hui au tour du Palais de Tokyo, dirigé par
le théoricien de l'art relationnel Nicolas Bourriaud, de
porter ce projet pastoral de réconciliation, puisqu'on s'y
confesse et on y communie sous le regard de la communauté
humaine des vitraux de Streuli. Le lieu a tout de même besoin
de médiateurs en permanence pour convaincre les visiteurs
du bien que leur veulent l'institution, les artistes et leurs dispositifs.
Un commissaire pasteur, Thierry de Duve, a cependant réussi
à toucher et peut-être à convertir un large
public, en proposant lors de "Voici" au Palais des Beaux-Arts
de Bruxelles un parcours basilical durant lequel les visiteurs étaient
amenés à s'immerger, après dévoilement
de soi et exposition à et de l'autre, dans le doux et chaleureux
bain communautaire du nous. Ainsi le public pouvait-il être
rassuré sur deux points: il existerait bien une communauté
des hommes dont cette exposition serait la révélation,
et le conflit avec l'art contemporain serait pacifié du fait
de sa normalisation par la démonstration de l'alliance.
Issue d'un souci pédagogique d'offrir aux spectateurs des
conditions d'appréhension sensible, théorique et critique
du travail de l'art, la transformation d'artistes en médiateurs
au sein des institutions rencontre donc deux aspirations politiques:
idéologique dans le cas des fantasmes d'immédiation
et des procédures de réconciliation, pragmatique lorsqu'il
s'agit de convertir l'art aux industries culturelles dans le but
d'une rentabilisation des institutions. Ces deux aspirations ont
pour conséquence d'assigner les artistes qui acceptent ces
missions à une fonction de normalisation de l'art par le
culturel et à une mission de restauration des liens communautaires,
le tout au service d'un dogme libéral et humaniste bourgeois
qu'avait si bien déconstruit Foucault et dont la lecture
mérite d'être recommandée à nos artistes
médiateurs et pasteurs.
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