Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 19
 
 
L'art contemporain entre normalisation
culturelle et pacification sociale
par Tristan Trémeau (*)

L'accroissement des dispositifs de médiation pédagogique et sociale créés par des artistes au sein des institutions ou missionnés par celles-ci dans l'espace public pose au moins deux questions esthétiques et idéologiques. N'assistons-nous pas à un processus de normalisation de l'art contemporain parallèle à la transformation des musées en industries culturelles? La mutation d'artistes en médiateurs ne participe-t-elle pas d'une volonté pastorale de restauration de la communauté?

 
DAN GRAHAM, Two Way Mirror Cylinder Insaide Cube and Video Lounge, DIA Founadation, New York, 1989-1991

Comme je l'ai démontré ailleurs, l'émergence de la figure de l'artiste médiateur et la mutation de certaines pratiques artistiques en dispositifs de médiation pédagogique, ludique et sociale ne peuvent se comprendre qu'au regard des projets, intentions et transformations des institutions (musées, centres d'art) qui les accueillent et, parfois, les produisent et les acquièrent. Ces dernières ont en effet vu s'accroître l'importance de leurs services éducatifs, chargés de l'accompagnement pédagogique du public par des visites guidées et des ateliers. Cette croissance participe d'une volonté affirmée dès 1969 par le critique d'art anglais Frank Popper de "socialisation de l'art", grâce à une "médiation pédagogique" qui peut être produite par les œuvres elles-mêmes (Popper faisait référence aux environnements cinétiques et modèles cybernétiques de Jesus Rafael Soto, Jacov Agam et Nicolas Schöffer), afin de "donner satisfaction à l'individu et à la collectivité"1 et d'associer les arts plastiques au développement des industries culturelles, dont désormais les lieux d'exposition font partie.

Un art pédagogique et spectaculaire

Fort de ce constat, Thierry Raspail, conservateur du musée d'art contemporain de Lyon, affirmait lors d'un récent colloque que l'art entrait dans un processus bienvenu de normalisation grâce au développement des industries culturelles et des loisirs de masse, qui incluent désormais les visites de musées. Pour que cette normalisation ait lieu, il faut d'abord que l'art contemporain perde sa mauvaise réputation d'être incompréhensible et qu'il offre aux spectateurs des conditions d'appréhension du travail de l'art. Certaines œuvres possèdent cette qualité d'être la médiation d'elles-mêmes, des autres œuvres et de l'art en général. C'est le cas des dispositifs de Dan Graham qui sont médiateurs au sens philosophique, car ils proposent aux spectateurs des moyens par lesquels la pensée tire des données, des sens, des connaissances sur les processus de création, les modes d'habitation et de construction de lieux par les œuvres, les limites entre espace fictif et réel, les modèles de prise en compte et de structuration du regard. Armés de ces connaissances, les spectateurs sont susceptibles d'appréhender avec plus de sérénité le travail de l'art, sur un plan sensible et théorique, et ce d'autant plus que les dispositifs de Graham les impliquent sur un mode ludique et spectaculaire. Il n'est dès lors pas étonnant qu'il soit invité à produire ce type de médiation dans la plupart des expositions collectives qui proposent des états ou des panoramas de l'art contemporain. L'artiste lui-même reconnaît cette fonction: "Mon travail demeure pédagogique, mais c'est en même temps un spectacle. Autrement dit, Children's Day Care, CD-Rom, Cartoon and Computer Screen Library Project, 1998-2000, et Girl's Make-up Room, 1998-2000, vont très bien dans un secteur de musée qui bénéficie le plus de soutien financier, et qui est habituellement le plus banal, le département éducation".2

L'intérêt de cette démarche est qu'elle se situe à la frontière d'un basculement de l'œuvre médiatrice d'elle-même, des autres œuvres et de l'art en général (dont l'histoire complexe et non réductible au processus de normalisation que je décris ici remonte à l'Espace Proun d'El Lissitzky en 1923 et se poursuit jusqu'aux activités de Daniel Buren), vers des dispositifs de médiation d'autres véhicules et modes de production du sens dans le champ des images et du son (cinéma, publicité, télévision, dessins animés, manga, musique pop), comme le font des jeunes artistes tels Pierre Huyghe, Douglas Gordon ou Claude Closky. Ce basculement accompagne l'apparition au sein des musées d'expositions culturelles thématiques, qui regroupent des "images" dans un sens vaste et flou (de la peinture à la publicité, de la photographie au multimedia), comme ce fut le cas de "Le Temps, Vite!, organisée par le service culturel de Beaubourg lors de sa réouverture. L'art se confondrait désormais avec le culturel, au sens anthropologique (les vécus et les représentations individuels et collectifs du temps s'exposent), au sens aussi où l'on parle de "culture de masse", c'est-à-dire d'un ensemble de faits idéologiques perçus comme communs à une population, supposés étrangers aux distinctions sociales et diffusés en son sein au moyen de techniques industrielles. Comme l'écrit Éric Mangion, directeur du Frac Provence-Alpes-Côte-d'Azur, "c'est certainement ce qu'ont compris des artistes tels que Douglas Gordon ou Pierre Huyghe pour qui le travail d'exposition passe par le développement de grands dispositifs visuels et sonores particulièrement œcuméniques et séduisants".3

OLGA BOLDYREFF, Portraits de mains, 2002, réalisé dans le cadre d'une résidence au Frac Nord-Pas-de-Calais à Dunkerque

Fantasme d'immédiation

Pour que la normalisation de l'art contemporain et son accession au statut d'industrie culturelle aient lieu, il faut aussi qu'il ne soit plus perçu comme séparé du sens commun et de la vie commune. C'est pourquoi, ont la faveur des institutions, d'autres dispositifs de médiation, qui proposent du relationnel, de l'interactif, qui réclament des spectateurs une participation et s'offrent comme disponibles et conviviaux, ludiques et créatifs. Philippe Parreno invite les voisins à pratiquer leur hobbies sur le lieu d'exposition ou organise une fête ; Rirkrit Tiravanija fait la cuisine pour les visiteurs et le personnel d'une exposition; Olga Boldyreff organise des séances collectives de tricotin pour créer des relations entre les gens qui lui dévoilent leur intimité, leurs petites histoires et leurs sentiments. Ces dispositifs jouent sur un niveau de médiation très pauvre, celui de la reconnaissance de gestes communs et de l'affect des spectateurs. Selon Nicolas Bourriaud, ils produisent "de l'empathie et du partage, génèrent du lien. L'art (les pratiques dérivées de la peinture et de la sculpture qui se manifestent sous la forme d'une exposition) s'avère particulièrement propice à l'expression de cette civilisation de la proximité, car il resserre l'espace des relations". 4

Les œuvres relationnelles ne nécessiteraient pas d'appareils de médiation car, comme l'écrivait déjà Pierre Restany en 1960 à propos du Nouveau Réalisme, il suffirait d'exposer "la réalité sociologique tout entière, le bien commun de l'activité de tous les hommes, la grande république de nos échanges sociaux, de notre commerce en société"5 pour assurer l'existence d'une communauté. Ce fantasme d'immédiation qui fait passer l'art, le langage et les échanges sociaux pour naturels, est de l'ordre de la croyance et de l'incantation. Il renvoie sur un plan idéologique aux recherches d'application des théories de la pragmatique transcendantale du langage (l'école de Palo Alto), converties en projets de révélation et de constitution de la communauté de communication sous l'impulsion des écrits de Karl-Otto Apel et Jurgen Habermas : le sens commun serait un préalable du fait d'une pétition de principe selon laquelle il existerait une univocité constitutive du sens qu'aucun homme et qu'aucun artiste ne sauraient éviter sous peine de s'exclure de la communauté. Refuser de répondre à l'interpellation d'une œuvre relationnelle serait faire preuve de mauvaise volonté et exposerait à l'exclusion de la communauté des hommes, dont l'existence serait révélée et assurée par l'exposition d'une relation transparente à elle-même et pour nous. Ce serait être frappé d'inhumanité, à l'instar des œuvres jugées incompréhensibles et des pensées critiques qui osent déconstruire le langage, les discours et les appareils de pouvoir, que de refuser le sens commun.

Ces théories communicationnelles, dont on retrouve le vocabulaire dans les écrits de Bourriaud (échanges inter-humains, relations intersubjectives, etc.), affirment sans cesse que la communauté est un préconstruit qu'il s'agirait de reconstruire, qu'il y aurait un code ou un sens communs oubliés à rétablir, un ordre social et économique originel détruit à restaurer. Pour les théories des Technologies de l'Information et de la Communication comme pour l'esthétique relationnelle, il suffirait d'exposer le code ou la relation pour que consensus, et donc sens commun, il y ait. Toutefois, pour Habermas et un artiste comme Jochen Gerz, les choses ne sont pas si simples, même si leurs démarches postulent aussi la nécessité de révéler et de refonder la communauté divisée: le consensus et l'unanimité s'acquièrent au terme de procédures et à l'aide de techniques de médiation empruntées aux modèles politiques (sondage d'opinion et vote, utilisés par Gerz à Château-Biron dans le Gers et Barbirey-sur-Ouche en Bourgogne) ou inspirées du management d'entreprise et des thérapies normalisatrices de groupe (confession et recadrage des employés dans le cadre de séminaires, auxquels renvoie le dispositif "Les Mots de Paris" en 2000). Cette recherche de consensus renvoie à la définition juridique de la médiation. En cas de guerre, de conflits entre État, services publics et contribuables, ou de litiges concernant le droit du travail, un médiateur a pour fonction d'arbitrer et de créer les conditions d'une conciliation entre des partis qui ne s'entendent pas. Dès lors, il est moins question de normalisation de l'art contemporain que de normalisation des rapports sociaux et de pacification de la communauté par l'action procédurale et symbolique d'artistes médiateurs.

Art pastoral et redressement social

Pourquoi endosser ce rôle? Il en va d'une forte gratification symbolique puisque l'artiste devient une sorte de pasteur vertueux, veillant à la bonne santé physique, morale et sociale de ses brebis. L'artiste élu par l'institution (Gerz travaille beaucoup sur commande publique) - et non plus par Dieu comme pouvait l'être Moïse, le premier pasteur, ou les apôtres missionnés par Jésus - , est un individu jugé apte à en servir d'autres, qui use de ses dispositifs de médiation comme d'un bâton de berger pour rassembler et guider la communauté des hommes. Joseph Beuys avait déjà voulu endosser ce rôle messianique (le messianisme, par définition, est la croyance en l'advenue d'un messie qui ramènera l'ordre économique et social que les mythes décrivent comme originel), lui qui évoquait tant la figure d'Orphée (préfigure du Christ comme Bon Pasteur pour le christianisme) par ses activités de pédagogue, de guérisseur et sa prétention à être un révélateur des mystères, du code et du sens cachés. Gerz n'a quant à lui jamais prétendu à être un chaman, mais son dispositif "Les Mots de Paris", créé en 2000 sur le Parvis de Notre-Dame a voulu créer, selon les termes de Paul Virilio, un pacte de "sociabilité aussi bien laïque que mystique"6 entre les SDF appelés à parler d'eux-mêmes et de Paris et les passants auxquels ils s'adressaient.

Ce pacte s'établirait sur la prise de parole publique des exclus et le dévoilement pour eux-mêmes et pour les autres de leur identité par la confession, qui leur assurerait leur réintégration sociale. Pour reprendre les termes de l'analyse du pouvoir pastoral par Michel Foucault, il s'agit d'un processus de subjectivation des individus et d'intégration des sujets au Sujet, c'est-à-dire à la communauté. Ce processus qui se présente comme bienveillant est une technique de redressement et de normalisation des individus qu'a mise à jour Foucault en analysant la mise en place, au XIXe siècle, d'un quadrillage et d'un examen permanent du quotidien et des individus, sondés par la police, la justice, la médecine, la psychiatrie, la sociologie, l'assistance sociale, etc.7 Pourquoi pas l'art aujourd'hui? Ces examens, qui passent essentiellement par la confession et l'aveu, sont produits pour le bien de chaque individu dont le pouvoir pastoral prend soin, pour le bien de la collectivité aussi puisque ce soin apporté à chacun garantirait la santé du corps social. La séparation ou l'exclusion, volontaire ou involontaire, délinquante ou subie, ne sont pas acceptables. Dans le contrat qui le liait aux "Mots de Paris", si un SDF rechignait à participer, s'il ne se rendait pas sur son lieu de travail pour se confesser et parler de Paris aux passants, sa rémunération lui était retirée. Son redressement était au prix de son abnégation et de sa subjectivation.
La séparation ou l'exclusion ne semblent pas admissibles non plus lorsque le public potentiel ne répond pas présent dans les lieux d'art contemporain. En 2000, le Fresnoy, Studio National des Arts Contemporains à Tourcoing, a commandé à Gerz une action de reliance à l'adresse de la population. L'artiste a répondu par un Cadeau: photographier les riverains selon le même cadrage, exposer le résultat au Fresnoy et offrir à chaque portraituré la photographie d'un autre. L'illusion n'a duré que le temps de l'exposition des photos, qui s'est voulue le tableau d'un rassemblement œcuménique, bienveillant et heureux de la communauté. Cette notion de tableau en tant que quadrillage et agencement statistique mosaïque des individus formant une collectivité est un des modes prévalents d'exposition de la "famille humaine", que proposent aussi bien Toscani pour Benetton que Beat Streuli pour le Palais de Tokyo à Paris. Arrivé à ce point, on peut se demander si, depuis une trentaine d'années, un pan important de l'art contemporain et de son administration ne serait pas hanté par les incantations d'un André Malraux appelant à la constitution d'un "Musée-Cathédrale où l'on célébrerait le culte de l'Art-Religion de l'Homme".

En France, Beaubourg devait incarner ce projet qui apparût d'emblée "comme l'expression d'un paradoxe ou d'une nostalgie de la réconciliation, la Culture voulant réunir à tout prix une société divisée, comme jadis la Religion". Vingt-quatre ans après son ouverture, Beaubourg missionnait une œuvre de Thomas Hirshhorn, "Skuptur Sortier Station", exposée sous l'arche du métro Stalingrad à Paris, pour conduire les passants "à méditer sur le statut des démunis et sur le rôle d'une institution artistique comme le Centre Pompidou allant ici à la rencontre du public encore mal initié aux différents messages de l'art d'aujourd'hui".8 C'est aujourd'hui au tour du Palais de Tokyo, dirigé par le théoricien de l'art relationnel Nicolas Bourriaud, de porter ce projet pastoral de réconciliation, puisqu'on s'y confesse et on y communie sous le regard de la communauté humaine des vitraux de Streuli. Le lieu a tout de même besoin de médiateurs en permanence pour convaincre les visiteurs du bien que leur veulent l'institution, les artistes et leurs dispositifs. Un commissaire pasteur, Thierry de Duve, a cependant réussi à toucher et peut-être à convertir un large public, en proposant lors de "Voici" au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles un parcours basilical durant lequel les visiteurs étaient amenés à s'immerger, après dévoilement de soi et exposition à et de l'autre, dans le doux et chaleureux bain communautaire du nous. Ainsi le public pouvait-il être rassuré sur deux points: il existerait bien une communauté des hommes dont cette exposition serait la révélation, et le conflit avec l'art contemporain serait pacifié du fait de sa normalisation par la démonstration de l'alliance.

Issue d'un souci pédagogique d'offrir aux spectateurs des conditions d'appréhension sensible, théorique et critique du travail de l'art, la transformation d'artistes en médiateurs au sein des institutions rencontre donc deux aspirations politiques: idéologique dans le cas des fantasmes d'immédiation et des procédures de réconciliation, pragmatique lorsqu'il s'agit de convertir l'art aux industries culturelles dans le but d'une rentabilisation des institutions. Ces deux aspirations ont pour conséquence d'assigner les artistes qui acceptent ces missions à une fonction de normalisation de l'art par le culturel et à une mission de restauration des liens communautaires, le tout au service d'un dogme libéral et humaniste bourgeois qu'avait si bien déconstruit Foucault et dont la lecture mérite d'être recommandée à nos artistes médiateurs et pasteurs.

(*)
Tristan Trémeau est docteur en histoire de l'art, critique d'art et commissaire d'expositions. Il enseigne l'histoire de l'art contemporain à l'Université de Paris 1-Sorbonne et l'esthétique à l'Université de Valenciennes.
Tristan Trémeau, "L'artiste médiateur", Artpress, n°22 spécial Écosystèmes du monde de l'art, novembre 2001, pp.52-57.
"L'Art contemporain et son exposition", colloque au Centre Georges Pompidou, Paris, co-organisé par le Collège International de Philosophie et le Ministère de la Culture et de la Communication, 4-5 octobre 2002. Actes à paraître aux éditions de L'Harmattan courant 2003. Cette publication inclura une communication, "Le tournant pastoral de l'art contemporain", donnée par Tristan Trémeau avec Amar Lakel, chercheur en sciences politiques. Certaines analyses du présent article doivent beaucoup à cette collaboration.
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1. Toutes les citations de Frank Popper proviennent de son article "Cinétisme et créativité plastique", Chroniques de l'Art Vivant, n°1bis, mars-avril 1969, p.14.

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2. Entretien avec Benjamin Buchloh, Dan Graham. Œuvres 1965-2000, Musée d'Art Moderne de la Ville de Paris, 2001.

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3. Éric Mangion, "L'effet bande-annonce", Artpress, numéro spécial, n°22, op. cit., p.36.

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4. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les Presses du Réel, 1998, pp.15-16.
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5. Pierre Restany, Manifeste du Nouveau Réalisme, 16 avril 1960, Galerie Apollinaire, Milan.

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6. Paul Virilio, en 4ème de couverture de L'Anti-Monument. Les Mots de Paris, op. cit.

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7. Plusieurs articles de Michel Foucault, réunis dans Dits et écrits II (Paris, Gallimard, 2001), étudient les techniques du pouvoir pastoral.

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8. Programme diffusé auprès des utilisateurs du laissez-passer du Centre Georges Pompidou, mars-avril 2001.

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