Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 19
 
 
Always look at the right side of art...
par Cécilia Bezzan et Pascale Ernest (licenciée en Philosophie)

Motivée par la lecture de l'ouvrage Utopia 3. La question de l'art au 3e millénaire1, la présente réflexion se propose, face au constat du nihilisme ambiant, d'explorer ce contexte et de soulever la question de la pertinence et de l'adéquation de l'écriture sur l'art par rapport à son objet. Enfin, seront suggérées sous forme de questions, quelques réflexions qui invitent à une ouverture sur un penser différent.

 

La guerre des Choses

Le problème de la critique d'art en particulier et de l'écriture sur l'art en général, se situe du départ dans l'approche d'une définition unique de l'Art. La réponse à la question: "Qu'est-ce qu'est l'Art?" a occasionné l'émergence de théories diverses luttant chacune pour obtenir la Reconnaissance et le statut du Vrai.

Ce processus relève d'un fonctionnement qui se retrouve dans tous les champs que la pensée explore. Le schéma selon lequel la pensée occidentale tend, par habitude plus que millénaire, à fonctionner s'articule autour d'un axe paradigmatique où un concept domine jusqu'à son renversement par son contraire. Ce mouvement en balancier de la pensée, s'il opère un changement apparent (pile et face n'étant jamais que les deux pôles d'une même pièce) ne s'inscrit pas dans "l'autrement", ou plus exactement dans les "autrement". Ce schéma, dont le terme élu vise à la suprématie, fige la pensée - de même que les actions et les expressions qui lui sont corrélatives - dans un rapport de force, dans une lutte de pouvoir. La dynamique qui s'en dégage correspond davantage à la poursuite d'un perpétuel mouvement linéaire du "même", plutôt qu'à l'établissement d'un faisceau de relations en expansion continue des "divers".

Il est à constater que, retranchée derrière l'apparence de la diversité, la pensée sur l'art tend à se définir dans une trajectoire conforme et uniformisée. De mouvement en mouvement, de tendance en tendance, de manifeste en manifeste, la question de l'Art a coïncidé davantage avec la recherche de la connaissance et de la reconnaissance. En outre, la crise identitaire, qui l'accompagne et se décline sous divers modes, aboutit à un cloisonnement toujours plus obtus, plus accru des expressions et de l'expression, notamment celle de l'art.

Mais encore, viser l'Absolu, et/ou l'Idéal, fige les champs sur lesquels ils portent, et qui en retour leur servent de support, dans le statut de la chose. Au-delà d'un désaccord légitime et constructif, l'inévitable résultante de cette propension s'articule en terme de conflits pathogènes et destructeurs.

La chose considérée comme telle demande à assurer son hégémonie. La nécessité d'évacuer, de chasser l'un au profit de l'autre signe donc une logique guerrière. Lorsque l'on considère les révolutions qui ont émaillé l'Histoire sur fond d'"-ismes", entre autres celle de l'Art, il n'y a pas eu, quel que soit le Nom de la Chose, de changement véritable: la logique de fonctionnement est indubitablement restée la même. A l'heure contemporaine, le glissement successif de ces jeux d'oppositions a mené en toute fin à la négation du tout.

Remarquons que si l'Absolu est un absolutisme, prôner, comme dans l'Esquisse pour un premier manifeste de l'affirmationnisme d'Alain Badiou 2, le non Absolu revient encore à forger un absolutisme. En d'autres termes, à Monsieur Badiou, répliquons: L'Empire est mort. Vive l'Empire!

En outre, en vertu du schéma paradigmatique, l'affirmationnisme correspond à un négationnisme qui tend à s'abîmer dans un nihilisme ambiant cependant dénoncé dans l'ouvrage Utopia 3 par certains essayistes qui dans leurs analyses respectives - à la lecture desquelles nous renvoyons -, en désignent, à travers divers symptômes, les causes et les effets pervers.

Chronique d'une mort annoncée

Selon un principe de "ré-action", les tendances en art ont travaillé les unes contre les autres pour s'assurer une suprématie. A l'heure contemporaine, les propos sur l'art se sont multipliés offrant l'illusion intellectuellement réconfortante d'une pluralité alors qu'il conviendrait plutôt de parler d'un pluralisme. Chacun de ces discours, procédant selon un mode paradigmatique, une optique visant à l'Absolu, fonctionne de plus en plus comme autant d'univers clos sur eux-mêmes.

L'institution muséale de même que l'institution privée pervertissent le regard sur l'art, bouleversent l'appréhension de l'œuvre d'art et de facto l'écriture qui s'y rapporte. L'effet institutionnel affecte à la fois les artistes, les métiers logistiques qui concernent la création, et les gens d'écriture. En focalisant le propos sur la reconnaissance de l'artiste, l'institution a pris le pas sur l'œuvre elle-même, pire sur la création. La nécessité d'une institutionnalisation galopante a acté la déshumanisation du rapport à l'artiste.

Les logorrhées essayistes des années 90 (Jean Clair, Jean Baudrillard, Jean-Philippe Domecq, etc.), qui sont à l'origine d'un schisme entre les réactionnaires et les défenseurs de la création actuelle, ont mené aujourd'hui à d'autres bavardages du même type. Ce schisme a outrancièrement ébranlé la critique, d'autant que les invectives en tous genres engendrées notamment par une suspicion politicienne ont travaillé au vacillement de celle-ci.

Un autre aspect de la critique d'art, suivant un mode d'émission consensuel et factuel, s'est abîmé dans un propos laudateur de la mercantilisation.

L'industrie du loisir détermine de façon de plus en plus (op)pressante le contexte de vie. Nous en connaissons les dérives et la perversité. Mais évitons de surenchérir sur les affres connus et reconnus de l'hypermédiatisation. Reportez-vous à Bataille et à Debord. Ils l'ont mieux écrit que nous tous.

La collection de références sur lesquelles reposent les outils d'analyse de cette écriture sur l'art sont essentiellement tournées vers le passé, ce qui conduit à l'abus en tant que principal aspect légitime pour discourir, disserter, voire définir l'art. En tout état de cause, cette écriture sur l'art a contribué à l'appauvrissement du concept.

Aussi, l'hypertextualisation motivée par l'hypermédiatisation prescrit aux discours, engoncés dès lors dans une nouvelle démagogie, la valeur référentielle outrancière sollicitée par l'emploi du slogan et de la formule de consommation.

Mais encore, la déliquescence du langage due à une absence de référent commun clair, porteur de sens, entraîne également la paupérisation du discours vidé de son sujet et de son à-propos.

Tributaire de ces déperditions, le débats s'enlisent dans une collection d'arguties qui s'apparentent de plus en plus à des dialogues de sourd générant et confortant une béate inconscience collective.

L'érection sauvage de cette nouvelle Tour de Babel porte ainsi en elle, au-delà du coup de sang "ré-actif" et fugace, les stigmates de l'impuissance du discours et la débandade de la pensée.

Nous sommes en pleine contradiction de fond et tout le monde discute de la forme. Il y a "bruit" dans la communication, ce qui engendre de facto la confusion. La perte du référent. Le sens s'évide. Langage et métalangage se forcent, se renforcent et conduisent au nihilisme de la pensée. Le langage et la pensée s'étrangent. La perte du sens s'origine et aboutit au constat suivant: la réification du monde a comme corollaire la réification de l'homme par lui-même et vice-versa. Nous sommes en présence d'un cercle vicieux mu par une force centripète où cependant la boucle ne se contente pas de se boucler mais glisse inexorablement vers l'anéantissement.

Le nihilisme, aboutissement de et à la destruction, affecte dès lors aussi le développement et l'expansion de la création dans son principe et sa contribution, et donc dans sa concept(ualisat)ion; il correspond à un schéma schizophrène, autistique, où "-isme" et anti "-isme" en pagaille se combattent, s'annulent et qui ne peut mener en toute fin, par l'implosion de chacun des concepts particuliers, qu'à la vacuité de la notion même de concept où trop de sens a tué le sens. En fonction de cette sursaturation de conflits conceptuels connotatifs, la pensée et le discours sont devenus inadéquats pour rendre compte de l'art.

En définitive, la critique d'art tend à la négation de ce que désigne étymologiquement le terme de "critique": un jugement en tant que faculté de discernement, propre à distinguer, en vue d'éviter amalgame et confusion (notamment des mots et des choses); une démarche analytique concentrée sur son propos, ici celui de la création.

L'art et la critique sont intimement liés. Par la recherche frénétique et insatiable du concept pour le concept, qui finit par évacuer définitivement le sens, ceux-ci se forcent et se renforcent, se définissent et se redéfinissent jusqu'à l'expression la plus étroite d'eux-mêmes, générant les polémiques que l'on sait, où il devient difficile, voire impossible de poser une réflexion, même pertinente, sitôt qu'est convoqué un mot ancré dans le seul usage connotatif du récepteur et/ou du moment. Le potentiel sémantique du terme et la dynamique de son articulation au(x) sens des autres mots, arrêtés aux frontières d'un galvaudage entêté et entretenu, ne peuvent venir au secours du sens plein qui se déploie dans la phrase et/ou dans le texte. Par exemple, que le mot "culture" vienne à se glisser malencontreusement dans une phrase et ce sera le tollé. Sans chercher à comprendre quel sens effectif ce terme revêt dans le contexte en question, certains y verront l'émergence d'un "k"(-ultur) et s'insurgeront, d'autres "sortiront un revolver" ou bien leur tracteur; d'autres encore y verront la seule référence à l'industrie culturelle, sans parler des snobinards de service qui l'identifieront à la "métaculture" et qui s'indigneront en fronçant le nez. Il y va d'une censure consensuelle qui refuse de prendre conscience d'elle-même. Ce systématique "blocage" sémantique entrave gravement la diffusion de pensée de même que celle des autres formes d'expression.

Donc, en plus de s'évacuer elle-même, la critique d'art évacue l'art et sa fonction, et par extension, le symbole et l'humain.

En conclusion

La problématique de la pensée sur l'art provient d'une prise de pouvoir. Aujourd'hui, procédant de manière semblable, elle s'éconduit de plus dans l'éparpillement - et le cloisonnement - des concepts régis selon le même axe paradigmatique.

Pris dans une contrainte non conscientisée de l'Absolu "uniformel", le nombre des concepts particuliers réifiés, retranchés dans un isolement autistique, conduit à leur propre anéantissement et ouvre la brèche par le biais de cette individualité mal intégrée à un nihilisme de hasard. Inexorablement, ce type de schéma ne pouvait que générer une série de problématiques, qui, en définitive, mène à la programmation de la fin de l'art comme de la pensée.

A lire le dernier ouvrage de Philippe Dagen 3, au vu du contexte actuel d'émergence de l'art, celui-ci se heurte à l'impossibilité de son expression; la création dans notre société contemporaine renvoyée à l'inutilité. Il y a donc, aujourd'hui, quelque chose de profondément mortifère dans la façon de traiter de l'art, entre autres domaines.

Cependant la crise de la pensée dépasse le cadre de la seule crise intellectuelle (intello?): elle devient celle de l'homme dans toutes ses formes d'expression et dans son humanité. La question de l'Art vécu comme un Absolu repose la question des autres champs de la pensée véhiculée de la même manière et soulève la question du dépassement du nihilisme pour d'autres raisonnements, d'autres expressivités, d'autres utopies.

Ainsi...

L'homme est un animal symbolique par sa faculté à générer du sens et à "créer des signes nouveaux à partir de ceux dont il dispose"; ce qui le distingue de l'animal 4.

Le symbole appelle le sens et une dynamique qui favorise l'expansion et la vie; le mythe s'inscrit dans la fixation des choses, le statisme, la confusion et la mort.

L'Art est pensé comme un Mythe; la sanctification du phénomène artistique, de l'artiste en tant que nouveau Héros et du Concept en tant que nécessité à atteindre ont mené l'art à glisser du symbole au Mythe.

Repenser le problème de l'axe paradigmatique où "pour passer, il faut casser" engage à se reposer la question différemment: et s'il n'était pas question d'Art, mais d'expressions artistiques aptes à se redéfinir telle une ramure en expansion; comme une mosaïque vivante, comme un tout organique? En assurant d'une part, le primat de la fonction sur l'objet, d'autre part, en y articulant celui de la relation envisagée comme une dynamique, revenir à la fonction symbolique propre à désamorcer la cristallisation et la réification de la pensée, du discours, des concepts et de l'art, et à inviter l'humain à se relier à l'expression de lui-même?

Peut-être aussi serait-il envisageable d'ouvrir l'éventail de la pensée sur l'art aussi bien par le sens que par les sens? Réaccorder une place plus importante d'une part à l'émotion, d'autre part au plaisir sensoriel là où le concept en tant qu'idée tend à s'élire?

 

En guise de réflexions autres quant aux fonctions de l'art, - et tout en saluant, entre autres, au passage pour leurs très intéressantes analyses dans Utopia 3, S. Zecchi, P. Ardenne, M. Richir, F. Laruelle et A. Séguy-Duclot - le mot de la fin de cet article, mais non du débat, sera laissé respectivement à B. Lafargue et à D. Vernant :
"...le censeur montre malgré lui que l'art met en œuvre ce que, d'après Mille Plateaux, j'appellerai le Devenir-Libre des individus. De Platon à Hitler, en effet, la raison de la censure est toujours la même : l'art est dangereux car il est "érotique et subversif".

"Poésie de l'événement, l'art s'incarne dans la manière d'agir: de dire et de faire."

BRUEGHEL L'ANCIEN, La Tour de Babel vers 1563.
 

1. Utopia 3. La question de l'art au 3e millénaire. Généalogie critique et axiomatique minimale. Actes du colloque international - Université Paris VIII - Université de Venise, Brescia, 2002, sous la direction de Ciro Giordano Bruni.

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2. In Utopia 3, p. 13-26.

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3. Philippe Dagen, L'Art impossible, De l'inutilité de la création dans le monde contemporain, Paris, Grasset, 2002.

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4. Bertrand Vergely, Cassirer. La Politique du juste, Paris, Michalon, 1998, p. 38.

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