La guerre des Choses
Le problème de la critique d'art en particulier et de l'écriture
sur l'art en général, se situe du départ dans
l'approche d'une définition unique de l'Art. La réponse
à la question: "Qu'est-ce qu'est l'Art?" a occasionné
l'émergence de théories diverses luttant chacune pour
obtenir la Reconnaissance et le statut du Vrai.
Ce processus relève d'un fonctionnement qui se retrouve
dans tous les champs que la pensée explore. Le schéma
selon lequel la pensée occidentale tend, par habitude plus
que millénaire, à fonctionner s'articule autour d'un
axe paradigmatique où un concept domine jusqu'à son
renversement par son contraire. Ce mouvement en balancier de la
pensée, s'il opère un changement apparent (pile et
face n'étant jamais que les deux pôles d'une même
pièce) ne s'inscrit pas dans "l'autrement", ou
plus exactement dans les "autrement". Ce schéma,
dont le terme élu vise à la suprématie, fige
la pensée - de même que les actions et les expressions
qui lui sont corrélatives - dans un rapport de force, dans
une lutte de pouvoir. La dynamique qui s'en dégage correspond
davantage à la poursuite d'un perpétuel mouvement
linéaire du "même", plutôt qu'à
l'établissement d'un faisceau de relations en expansion continue
des "divers".
Il est à constater que, retranchée derrière
l'apparence de la diversité, la pensée sur l'art tend
à se définir dans une trajectoire conforme et uniformisée.
De mouvement en mouvement, de tendance en tendance, de manifeste
en manifeste, la question de l'Art a coïncidé davantage
avec la recherche de la connaissance et de la reconnaissance. En
outre, la crise identitaire, qui l'accompagne et se décline
sous divers modes, aboutit à un cloisonnement toujours plus
obtus, plus accru des expressions et de l'expression, notamment
celle de l'art.
Mais encore, viser l'Absolu, et/ou l'Idéal, fige les champs
sur lesquels ils portent, et qui en retour leur servent de support,
dans le statut de la chose. Au-delà d'un désaccord
légitime et constructif, l'inévitable résultante
de cette propension s'articule en terme de conflits pathogènes
et destructeurs.
La chose considérée comme telle demande à
assurer son hégémonie. La nécessité
d'évacuer, de chasser l'un au profit de l'autre signe donc
une logique guerrière. Lorsque l'on considère les
révolutions qui ont émaillé l'Histoire sur
fond d'"-ismes", entre autres celle de l'Art, il n'y a
pas eu, quel que soit le Nom de la Chose, de changement véritable:
la logique de fonctionnement est indubitablement restée la
même. A l'heure contemporaine, le glissement successif de
ces jeux d'oppositions a mené en toute fin à la négation
du tout.
Remarquons que si l'Absolu est un absolutisme, prôner, comme
dans l'Esquisse pour un premier manifeste de l'affirmationnisme
d'Alain Badiou 2, le non Absolu
revient encore à forger un absolutisme. En d'autres termes,
à Monsieur Badiou, répliquons: L'Empire est mort.
Vive l'Empire!
En outre, en vertu du schéma paradigmatique, l'affirmationnisme
correspond à un négationnisme qui tend à s'abîmer
dans un nihilisme ambiant cependant dénoncé dans l'ouvrage
Utopia 3 par certains essayistes qui dans leurs analyses respectives
- à la lecture desquelles nous renvoyons -, en désignent,
à travers divers symptômes, les causes et les effets
pervers.
Chronique d'une mort annoncée
Selon un principe de "ré-action", les tendances
en art ont travaillé les unes contre les autres pour s'assurer
une suprématie. A l'heure contemporaine, les propos sur l'art
se sont multipliés offrant l'illusion intellectuellement
réconfortante d'une pluralité alors qu'il conviendrait
plutôt de parler d'un pluralisme. Chacun de ces discours,
procédant selon un mode paradigmatique, une optique visant
à l'Absolu, fonctionne de plus en plus comme autant d'univers
clos sur eux-mêmes.
L'institution muséale de même que l'institution privée
pervertissent le regard sur l'art, bouleversent l'appréhension
de l'uvre d'art et de facto l'écriture qui s'y rapporte.
L'effet institutionnel affecte à la fois les artistes, les
métiers logistiques qui concernent la création, et
les gens d'écriture. En focalisant le propos sur la reconnaissance
de l'artiste, l'institution a pris le pas sur l'uvre elle-même,
pire sur la création. La nécessité d'une institutionnalisation
galopante a acté la déshumanisation du rapport à
l'artiste.
Les logorrhées essayistes des années 90 (Jean Clair,
Jean Baudrillard, Jean-Philippe Domecq, etc.), qui sont à
l'origine d'un schisme entre les réactionnaires et les défenseurs
de la création actuelle, ont mené aujourd'hui à
d'autres bavardages du même type. Ce schisme a outrancièrement
ébranlé la critique, d'autant que les invectives en
tous genres engendrées notamment par une suspicion politicienne
ont travaillé au vacillement de celle-ci.
Un autre aspect de la critique d'art, suivant un mode d'émission
consensuel et factuel, s'est abîmé dans un propos laudateur
de la mercantilisation.
L'industrie du loisir détermine de façon de plus
en plus (op)pressante le contexte de vie. Nous en connaissons les
dérives et la perversité. Mais évitons de surenchérir
sur les affres connus et reconnus de l'hypermédiatisation.
Reportez-vous à Bataille et à Debord. Ils l'ont mieux
écrit que nous tous.
La collection de références sur lesquelles reposent
les outils d'analyse de cette écriture sur l'art sont essentiellement
tournées vers le passé, ce qui conduit à l'abus
en tant que principal aspect légitime pour discourir, disserter,
voire définir l'art. En tout état de cause, cette
écriture sur l'art a contribué à l'appauvrissement
du concept.
Aussi, l'hypertextualisation motivée par l'hypermédiatisation
prescrit aux discours, engoncés dès lors dans une
nouvelle démagogie, la valeur référentielle
outrancière sollicitée par l'emploi du slogan et de
la formule de consommation.
Mais encore, la déliquescence du langage due à une
absence de référent commun clair, porteur de sens,
entraîne également la paupérisation du discours
vidé de son sujet et de son à-propos.
Tributaire de ces déperditions, le débats s'enlisent
dans une collection d'arguties qui s'apparentent de plus en plus
à des dialogues de sourd générant et confortant
une béate inconscience collective.
L'érection sauvage de cette nouvelle Tour de Babel porte
ainsi en elle, au-delà du coup de sang "ré-actif"
et fugace, les stigmates de l'impuissance du discours et la débandade
de la pensée.
Nous sommes en pleine contradiction de fond et tout le monde discute
de la forme. Il y a "bruit" dans la communication, ce
qui engendre de facto la confusion. La perte du référent.
Le sens s'évide. Langage et métalangage se forcent,
se renforcent et conduisent au nihilisme de la pensée. Le
langage et la pensée s'étrangent. La perte du sens
s'origine et aboutit au constat suivant: la réification du
monde a comme corollaire la réification de l'homme par lui-même
et vice-versa. Nous sommes en présence d'un cercle vicieux
mu par une force centripète où cependant la boucle
ne se contente pas de se boucler mais glisse inexorablement vers
l'anéantissement.
Le nihilisme, aboutissement de et à la destruction, affecte
dès lors aussi le développement et l'expansion de
la création dans son principe et sa contribution, et donc
dans sa concept(ualisat)ion; il correspond à un schéma
schizophrène, autistique, où "-isme" et
anti "-isme" en pagaille se combattent, s'annulent et
qui ne peut mener en toute fin, par l'implosion de chacun des concepts
particuliers, qu'à la vacuité de la notion même
de concept où trop de sens a tué le sens. En fonction
de cette sursaturation de conflits conceptuels connotatifs, la pensée
et le discours sont devenus inadéquats pour rendre compte
de l'art.
En définitive, la critique d'art tend à la négation
de ce que désigne étymologiquement le terme de "critique":
un jugement en tant que faculté de discernement, propre à
distinguer, en vue d'éviter amalgame et confusion (notamment
des mots et des choses); une démarche analytique concentrée
sur son propos, ici celui de la création.
L'art et la critique sont intimement liés. Par la recherche
frénétique et insatiable du concept pour le concept,
qui finit par évacuer définitivement le sens, ceux-ci
se forcent et se renforcent, se définissent et se redéfinissent
jusqu'à l'expression la plus étroite d'eux-mêmes,
générant les polémiques que l'on sait, où
il devient difficile, voire impossible de poser une réflexion,
même pertinente, sitôt qu'est convoqué un mot
ancré dans le seul usage connotatif du récepteur et/ou
du moment. Le potentiel sémantique du terme et la dynamique
de son articulation au(x) sens des autres mots, arrêtés
aux frontières d'un galvaudage entêté et entretenu,
ne peuvent venir au secours du sens plein qui se déploie
dans la phrase et/ou dans le texte. Par exemple, que le mot "culture"
vienne à se glisser malencontreusement dans une phrase et
ce sera le tollé. Sans chercher à comprendre quel
sens effectif ce terme revêt dans le contexte en question,
certains y verront l'émergence d'un "k"(-ultur)
et s'insurgeront, d'autres "sortiront un revolver" ou
bien leur tracteur; d'autres encore y verront la seule référence
à l'industrie culturelle, sans parler des snobinards de service
qui l'identifieront à la "métaculture" et
qui s'indigneront en fronçant le nez. Il y va d'une censure
consensuelle qui refuse de prendre conscience d'elle-même.
Ce systématique "blocage" sémantique entrave
gravement la diffusion de pensée de même que celle
des autres formes d'expression.
Donc, en plus de s'évacuer elle-même, la critique
d'art évacue l'art et sa fonction, et par extension, le symbole
et l'humain.
En conclusion
La problématique de la pensée sur l'art provient
d'une prise de pouvoir. Aujourd'hui, procédant de manière
semblable, elle s'éconduit de plus dans l'éparpillement
- et le cloisonnement - des concepts régis selon le même
axe paradigmatique.
Pris dans une contrainte non conscientisée de l'Absolu "uniformel",
le nombre des concepts particuliers réifiés, retranchés
dans un isolement autistique, conduit à leur propre anéantissement
et ouvre la brèche par le biais de cette individualité
mal intégrée à un nihilisme de hasard. Inexorablement,
ce type de schéma ne pouvait que générer une
série de problématiques, qui, en définitive,
mène à la programmation de la fin de l'art comme de
la pensée.
A lire le dernier ouvrage de Philippe Dagen 3,
au vu du contexte actuel d'émergence de l'art, celui-ci se
heurte à l'impossibilité de son expression; la création
dans notre société contemporaine renvoyée à
l'inutilité. Il y a donc, aujourd'hui, quelque chose de profondément
mortifère dans la façon de traiter de l'art, entre
autres domaines.
Cependant la crise de la pensée dépasse le cadre
de la seule crise intellectuelle (intello?): elle devient celle
de l'homme dans toutes ses formes d'expression et dans son humanité.
La question de l'Art vécu comme un Absolu repose la question
des autres champs de la pensée véhiculée de
la même manière et soulève la question du dépassement
du nihilisme pour d'autres raisonnements, d'autres expressivités,
d'autres utopies.
Ainsi...
L'homme est un animal symbolique par sa faculté à
générer du sens et à "créer des
signes nouveaux à partir de ceux dont il dispose"; ce
qui le distingue de l'animal 4.
Le symbole appelle le sens et une dynamique qui favorise l'expansion
et la vie; le mythe s'inscrit dans la fixation des choses, le statisme,
la confusion et la mort.
L'Art est pensé comme un Mythe; la sanctification du phénomène
artistique, de l'artiste en tant que nouveau Héros et du
Concept en tant que nécessité à atteindre ont
mené l'art à glisser du symbole au Mythe.
Repenser le problème de l'axe paradigmatique où "pour
passer, il faut casser" engage à se reposer la question
différemment: et s'il n'était pas question d'Art,
mais d'expressions artistiques aptes à se redéfinir
telle une ramure en expansion; comme une mosaïque vivante,
comme un tout organique? En assurant d'une part, le primat de la
fonction sur l'objet, d'autre part, en y articulant celui de la
relation envisagée comme une dynamique, revenir à
la fonction symbolique propre à désamorcer la cristallisation
et la réification de la pensée, du discours, des concepts
et de l'art, et à inviter l'humain à se relier à
l'expression de lui-même?
Peut-être aussi serait-il envisageable d'ouvrir l'éventail
de la pensée sur l'art aussi bien par le sens que par les
sens? Réaccorder une place plus importante d'une part à
l'émotion, d'autre part au plaisir sensoriel là où
le concept en tant qu'idée tend à s'élire?
En guise de réflexions autres quant aux fonctions de l'art,
- et tout en saluant, entre autres, au passage pour leurs très
intéressantes analyses dans Utopia 3, S. Zecchi, P. Ardenne,
M. Richir, F. Laruelle et A. Séguy-Duclot - le mot de la
fin de cet article, mais non du débat, sera laissé
respectivement à B. Lafargue et à D. Vernant :
"...le censeur montre malgré lui que l'art met en uvre
ce que, d'après Mille Plateaux, j'appellerai le Devenir-Libre
des individus. De Platon à Hitler, en effet, la raison de
la censure est toujours la même : l'art est dangereux car
il est "érotique et subversif".
"Poésie de l'événement, l'art s'incarne
dans la manière d'agir: de dire et de faire."
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BRUEGHEL L'ANCIEN, La Tour de Babel vers 1563.
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