Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 20
 
 
Le dictateur rêve d'utopie.
par Pierre-Yves Desaive

Sous-titrée "la dictature du spectateur", cette 50e édition se retrouve pourtant entre les mains de quelques potentats qui offrent chacun leur regard sur ce que sont les "rêves et conflits" à l'œuvre dans la société contemporaine. Les pavillons nationaux ne servent plus guère que de toile de fond aux expositions décevantes de l'Arsenal, qui juxtaposent sans les unir des thématiques aussi vagues que "systèmes individuels", "le quotidien altéré" ou encore "représentations arabes contemporaines". En opposition totale à ces accrochages classiques, "Z.O.U. / zone of urgency" et "Stazione Utopia" concentrent en elles tout l'intérêt de la manifestation. La première parce qu'elle révèle la vitalité d'une scène asiatique en pleine mutation, la seconde - zone d'échanges et de rencontres - pour sa dimension expérimentale. Tour d'horizon d'une biennale sans âme, qui réserve malgré tout quelques surprises au visiteur obstiné.

 
SU-MEI TSE, "Echo, 2003"

Au pavillon espagnol, Santiago Sierra entreprend de répondre au propos démagogique de Bonami en imposant au visiteur sa propre vision totalitaire. Ses installations radicales interrogent l'aliénation par le travail rémunéré pour mieux souligner les clivages économiques et sociaux auxquels la Sérénissime, malgré les apparences, n'échappe pas (133 personnes rémunérées pour avoir les cheveux teints en blond, à l'Arsenal en 2001, visait les immigrés, vendeurs de rue, attirés par les 60 dollars américains de rétribution). L'artiste a muré l'entrée du bâtiment, et seuls les titulaires d'une carte d'identité espagnole sont autorisés à pénétrer sur le territoire, par la porte de derrière, surveillée par deux employés armés d'une société de gardiennage italienne. Dans un contexte qui voit le durcissement des lois européennes en matière d'immigration, et le recours accru aux services du privé pour la contrer dans les zones les plus sensibles, l'intervention de Sierra sonne comme un sinistre présage. Les frontières font également l'objet du travail de Sandy Hilal et d'Alessandro Petti, Stateless Nation, de grands passeports palestiniens et israéliens installés dans les allées des Giardini, alternative dérisoire à un pavillon de la Palestine qui n'a finalement pas vu le jour.

Le collectif liégeois IBWT (Pablo Garcia, Emmanuel Dundic, Alain Declercq) réalise le jour de l'ouverture un lâcher de billets d'un dollar estampillés "In blood we trust" grâce à un avion téléguidé; certains ont atterri sur le sol immaculé du pavillon américain où Fred Wilson interroge la représentation du Noir dans l'art vénitien. Son œuvre, qui puise sa force dans la confrontation et l'effet de décalage au sein des musées, se retrouve ici dépouillée de tout aspect subversif, récupérée par une institution que l'architecture du bâtiment magnifie jusqu'à la caricature; son invitation faite à un marchand sénégalais de faux sacs de luxe d'être présent le jour de la conférence de presse se retourne en définitive contre lui, pour sombrer dans le cynisme involontaire. Au pavillon du Venezuela, Pedro Morales démontre que le pouvoir n'est pas seulement une vue de l'esprit; ce pionnier de l'art digital en Amérique latine a vu son travail interdit d'exposition par décision du ministère vénézuélien de la culture; il a entouré le pavillon vide d'une banderole aux couleurs de son pays, et placardé des affiches révélant la censure dont il est victime - une situation à laquelle la revue Art Press consacre précisément son dernier numéro. Le contenu des "city rooms" de Morales, animations en 3D qui abordent, avec un mélange d'humour et de sarcasme, divers aspects du Vénézuéla contemporain, aurait déplu aux proches de Chavez, voire au presidente lui-même. L'ensemble du travail est toutefois visible sur le site Internet conçu par l'artiste (www.pedromorales.com). Il s'agit là d'un des rares exemples (involontaire) d'utilisation du réseau dans le cadre de cette biennale. Parmi les applications plus abouties dans ce domaine, signalons le pavillon slovène qui abrite le projet de Ziga Kariz, "Terror=decor", réflexion sur la notion d'interactivité où le "tableau" retransmet les faits et gestes de son propriétaire grâce à une webcam intégrée. Les applications de l'Internet semblent décidément attirer la communauté artistique slovène: il y a deux ans déjà, le collectif 0100101110101101.org présentait le virus "biennale.py" dans ce même pavillon.

A ces projets visant la communauté virtuelle, répondent de nombreux exemples d'œuvres participatives: Lee Mingwei proposant aux visiteurs de dormir en sa compagnie dans le palais de la prison des Doges ("Limbo Zone", Taïwan), Meschac Gaba offrant ses boissons au gingembre en projetant des images du Bénin, sa "Venise africaine", ou Carlos Amorales proposant au visiteur de l'aider à confectionner ses chaussures, certain que telle occupation deviendra dans un futur proche un loisir comparable au sport ("We are the World", Pays-Bas). L'image que donne de l'humanité Michal Rovner au pavillon israélien est à la fois plus réductrice et inquiétante: ses vidéos présentent des groupes humains telles des cellules sous un microscope, dont on ne sait si elles sont, ou non, néfastes pour le monde qui les abrite. Le Lion d'Or, qui récompense la meilleure participation nationale, a été attribué au Luxembourg, représenté par Su-Mei Tse. Violoncelliste et plasticienne, elle a conçu un parcours qui mêle vidéos et installations, à la fois humoristiques et poétiques, dénommé "air conditionned" - air de musique ou aire de lancement.

PEDRO MORALES, "Cityrooms"

L'apparition dans les Giardini d'un nouveau pavillon est toujours un événement bienvenu pour bousculer une scénographie vieille d'un siècle. Celui réalisé par le groupe A12 abrite une exposition conçue par Massimiliano Gioni, dont le but avoué est la promotion de jeunes artistes italiens, parmi lesquels on retiendra surtout le travail de Micol Assaël - une petite pièce remplie de mobilier métallique d'où jaillissent des arcs électriques, traversée par des bourrasques d'une chaleur infernale, alors que la température extérieure ne cessait de grimper. Dénommée la "Zone", cette exposition témoigne de l'irruption dans l'enceinte historique des Giardini d'une notion omniprésente dans cette 50ème édition, celle d'une géographie artistique à construire, "a mobile, do-it-yourself identity"1. Notion encore timide dans ce cas précis, mais qui prend tout son sens à l'Arsenal avec "Stazione Utopia" (Molly Nesbit, Hans Ulrich Obrist et Rikrit Tiravanija) et "Z.O.U. / Zone of urgency" (Hou Hanru), aires clairement distinctes, par leur scénographie éclatée, des expositions qui les encadrent conçues par Catherine David, Francesco Bonami ou Gabriel Orozco. Dans ce parcours, les efforts déployés pour nous convaincre du bien-fondé des approches thématiques ne parviennent pas à masquer des vues réductrices qui valent par exemple à Roman Opalka ou Art and Language de se retrouver rangés dans la catégorie des "Systèmes individuels" (Igor Zabel), censée regrouper des artistes "qui construisent leurs propres systèmes, souvent strictement définis, mais pourtant assez individuels ou personnels (...)"2. Dans "Clandestini" (Francesco Bonami), on retiendra toutefois la présence forte et touchante de Ghazel (vidéo Installation of me 2000-2003) et, dans "Fault Lines: contemporary african art and shifting landscapes" (Gilane Tawadros), le triptyque vidéo de Salem Mekuria, qui explore l'histoire contemporaine douloureuse de son Ethiopie natale.

Les occasions de rire étant rares dans cette biennale (voir aussi la participation estonienne avec Marko Mäetamm et Kaido Ole), on accueille avec soulagement la vidéo du Japonais Tadasu Takamine qui marque l'entrée de "Z.O.U.", résultat en accéléré de plusieurs jours de tournage en plan fixe d'un couple partageant son huis clos avec une gigantesque tête en pâte à modeler de George "W.". Plus loin, le travail de Yang Zhenzhong (révélé en Belgique au Kunstenfestivaldesarts 2001) insuffle aussi, au sens propre, un air nouveau. Deux écrans sont placés de part et d'autre d'un couloir; sur le premier, une jeune fille souffle de toutes ses forces vers la foule - parfaite image de la nouvelle société de consommation chinoise - qui apparaît sur le second, la faisant refluer à chaque expiration. Résident à Shangaï, l'artiste incarne cette nouvelle génération d'artistes qui ne craignent plus de défier les convenances imposées par la censure. Son travail interroge avec humour et légèreté le devenir de la grande métropole et, par delà, les mutations de la Chine contemporaine.

TSANG TSOU CHO Ï, "Calligraphie de Tsang Tsou Choï sur une borne postale"

Figure mythique d'une autre génération, Tsang Tsou Choï continue, à 83 ans, de narguer les autorités avec ses graffitis inspirés de la calligraphie traditionnelle, dont il couvre les espaces publics. Mais les limites de la tolérance se heurtent souvent à celles de la diplomatie internationale: Huang Yong Ping documente la censure dont il a été victime lors de l'exposition franco-chinoise de Shenzen, à laquelle participait notamment Daniel Buren. Son projet de réaliser une réplique grandeur nature de l'avion espion de l'US Navy capturé par le gouvernement chinois au printemps 2001, aurait suffisamment inquiété l'ambassadeur français à Pékin, peu désireux de froisser le département d'Etat américain, pour qu'il soit finalement écarté.

Z.O.U., "Various ways of anti terrorism"

Si l'insécurité (politique, écologique) reste un sujet très présent, elle n'engendre pas pour autant un sentiment de pessimisme. "Today, the world is too dangerous for anything less than utopia": c'est avec cette phrase de Buckminster Fuller (1895-1983) - célèbre son approche globale dans l'étude des besoins de l'humanité - qu'Hans Ulrich Obrist introduit "Stazione Utopia". Plus qu'une exposition, il s'agit d'un lieu de rencontre et de réflexion, dans lequel le travail des plasticiens se trouve confronté à celui des architectes et des urbanistes, où les réflexions géopolitiques rencontrent les aspirations esthétiques et poétiques. Plus de 150 personnalités sont conviées à participer à l'expérience, dont la première "station" prend place à Venise, mais qui devrait se poursuivre durant les années à venir; séminaires, rencontres et spectacles s'y dérouleront tout l'été. Si le concept est loin d'être nouveau - on songe aux événements qui ont entouré Documenta V - , son intérêt réside dans la juxtaposition de démarches pragmatiques (Atelier van Lieshout, Rem Koolhaas, ...) et d'œuvres qui envisagent l'utopie dans sa dimension esthétique (Lawrence Weiner, Agnès Varda, Angela Bulloch, ...). Le but d'Obrist n'est pas de recréer Utopia avec l'aide d'activistes engagés mais de mettre en commun différents modes de pensée et d'action pour prolonger la réflexion de Fuller. Malgré l'absence notoire de Gregory Green (fondateur du Free State of Caroline, une île du Pacifique sud destinée à accueillir tout qui voudrait expérimenter un système de vie alternatif), Stazione Utopia révèle sa dimension politique à travers, par exemple, le collectif composé de Domus Academy, Kunst-Werke Berlin et Officina Plug-In Venezia. Road Map-Border counter explore les limites fixées à la circulation des personnes entre les territoires occupés et Israël, en fonction de la nationalité des occupants du véhicule. Le travail prend place au sein d'un large projet (www.borderdevices.com), qui étudie les notions de territorialité au niveau international. Bien que Catherine David poursuive en partie la même réflexion avec "Représentations arabes contemporaines", la scénographie figée de son exposition, juxtaposion d'écrans dans l'espace, décourage rapidement le spectateur le plus motivé. "Zone of Urgency" et "Stazione Utopia" ont-elles leur place dans le parcours de l'Arsenal? Pour la seconde au moins, la réponse négative ne fait aucun doute: c'est dans un espace public et ouvert à tous que le spectateur pourrait pleinement y exercer son utopique "dictature".

Loin de toutes ces questions, "Pittura/Painting da Rauschenberg a Murakami, 1964-2003" était sans doute destinée à réconcilier un large public avec l'art contemporain, par le truchement de la peinture. L'exposition montée par Francesco Bonami au Musée Correr, marquée par une tentative désespérée de faire renaître la trans avant-garde de ses cendres, se résume à un rassemblement hétéroclite et décevant. Takashi Murakami, qui bénéficie des honneurs de l'affiche, est présent dans le seul but de promouvoir la nouvelle ligne qu'il a créée pour un marchand de sacs à main de luxe (dont les copies se trouvent à chaque coin de rue ou, comme mentionné plus haut, devant le pavillon américain); le fabricant nous gratifie dès l'entrée d'un manga où une pauvre Alice, "fashion victim" au pays des merveilles de la mode, ne sait plus où donner de la tête. Il y aurait d'ailleurs beaucoup à dire sur la mainmise du sponsoring dans cette biennale, en attendant la venue d'un hypothétique Hans Haacke pour nous éclairer sur les pratiques de ces conglomérats qui ont trouvé dans l'art contemporain une nouvelle vitrine de choix.

Un certain collectif 226, basé à Hong Kong, distribue des tracts appelant à la plus grande vigilance quant à la propagation des biennales qui, à l'instar de la pneumopathie atypique, se répandent à une vitesse foudroyante (en Asie, pas moins de dix biennales ont vu le jour ces dernières années). Comme il existe une peinture d'hôtel, destinée à flatter sans le choquer l'homme d'affaire international de passage, assiste-t-on à la naissance d'un art biennale, formaté pour séduire des commissaires chargés d'effectuer le lien entre le monde de l'art et celui du commerce? Oublié dans un coin du pavillon italien, un Marcel Duchamp vieillissant sourit avec malice à la caméra, comme amusé par cette vaine agitation.

 
1. Guide du visiteur, p. 40.

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2. Guide du visiteur, p. 18.

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