Au pavillon espagnol, Santiago Sierra entreprend de répondre au
propos démagogique de Bonami en imposant au visiteur sa propre vision
totalitaire. Ses installations radicales interrogent l'aliénation
par le travail rémunéré pour mieux souligner les clivages économiques
et sociaux auxquels la Sérénissime, malgré les apparences, n'échappe
pas (133 personnes rémunérées pour avoir les cheveux teints en blond,
à l'Arsenal en 2001, visait les immigrés, vendeurs de rue, attirés
par les 60 dollars américains de rétribution). L'artiste a muré
l'entrée du bâtiment, et seuls les titulaires d'une carte d'identité
espagnole sont autorisés à pénétrer sur le territoire, par la porte
de derrière, surveillée par deux employés armés d'une société de
gardiennage italienne. Dans un contexte qui voit le durcissement
des lois européennes en matière d'immigration, et le recours accru
aux services du privé pour la contrer dans les zones les plus sensibles,
l'intervention de Sierra sonne comme un sinistre présage. Les frontières
font également l'objet du travail de Sandy Hilal et d'Alessandro
Petti, Stateless Nation, de grands passeports palestiniens et israéliens
installés dans les allées des Giardini, alternative dérisoire à
un pavillon de la Palestine qui n'a finalement pas vu le jour.
Le collectif liégeois IBWT (Pablo Garcia, Emmanuel Dundic, Alain
Declercq) réalise le jour de l'ouverture un lâcher de billets d'un
dollar estampillés "In blood we trust" grâce à un avion téléguidé;
certains ont atterri sur le sol immaculé du pavillon américain où
Fred Wilson interroge la représentation du Noir dans l'art vénitien.
Son œuvre, qui puise sa force dans la confrontation et l'effet de
décalage au sein des musées, se retrouve ici dépouillée de tout
aspect subversif, récupérée par une institution que l'architecture
du bâtiment magnifie jusqu'à la caricature; son invitation faite
à un marchand sénégalais de faux sacs de luxe d'être présent le
jour de la conférence de presse se retourne en définitive contre
lui, pour sombrer dans le cynisme involontaire. Au pavillon du Venezuela,
Pedro Morales démontre que le pouvoir n'est pas seulement une vue
de l'esprit; ce pionnier de l'art digital en Amérique latine a vu
son travail interdit d'exposition par décision du ministère vénézuélien
de la culture; il a entouré le pavillon vide d'une banderole aux
couleurs de son pays, et placardé des affiches révélant la censure
dont il est victime - une situation à laquelle la revue Art Press
consacre précisément son dernier numéro. Le contenu des "city rooms"
de Morales, animations en 3D qui abordent, avec un mélange d'humour
et de sarcasme, divers aspects du Vénézuéla contemporain, aurait
déplu aux proches de Chavez, voire au presidente lui-même. L'ensemble
du travail est toutefois visible sur le site Internet conçu par
l'artiste (www.pedromorales.com). Il s'agit là d'un des rares exemples
(involontaire) d'utilisation du réseau dans le cadre de cette biennale.
Parmi les applications plus abouties dans ce domaine, signalons
le pavillon slovène qui abrite le projet de Ziga Kariz, "Terror=decor",
réflexion sur la notion d'interactivité où le "tableau" retransmet
les faits et gestes de son propriétaire grâce à une webcam intégrée.
Les applications de l'Internet semblent décidément attirer la communauté
artistique slovène: il y a deux ans déjà, le collectif 0100101110101101.org
présentait le virus "biennale.py" dans ce même pavillon.
A ces projets visant la communauté virtuelle, répondent de nombreux
exemples d'œuvres participatives: Lee Mingwei proposant aux visiteurs
de dormir en sa compagnie dans le palais de la prison des Doges
("Limbo Zone", Taïwan), Meschac Gaba offrant ses boissons au gingembre
en projetant des images du Bénin, sa "Venise africaine", ou Carlos
Amorales proposant au visiteur de l'aider à confectionner ses chaussures,
certain que telle occupation deviendra dans un futur proche un loisir
comparable au sport ("We are the World", Pays-Bas). L'image que
donne de l'humanité Michal Rovner au pavillon israélien est à la
fois plus réductrice et inquiétante: ses vidéos présentent des groupes
humains telles des cellules sous un microscope, dont on ne sait
si elles sont, ou non, néfastes pour le monde qui les abrite. Le
Lion d'Or, qui récompense la meilleure participation nationale,
a été attribué au Luxembourg, représenté par Su-Mei Tse. Violoncelliste
et plasticienne, elle a conçu un parcours qui mêle vidéos et installations,
à la fois humoristiques et poétiques, dénommé "air conditionned"
- air de musique ou aire de lancement.
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PEDRO MORALES, "Cityrooms"
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L'apparition dans les Giardini d'un nouveau pavillon est toujours
un événement bienvenu pour bousculer une scénographie vieille d'un
siècle. Celui réalisé par le groupe A12 abrite une exposition conçue
par Massimiliano Gioni, dont le but avoué est la promotion de jeunes
artistes italiens, parmi lesquels on retiendra surtout le travail
de Micol Assaël - une petite pièce remplie de mobilier métallique
d'où jaillissent des arcs électriques, traversée par des bourrasques
d'une chaleur infernale, alors que la température extérieure ne
cessait de grimper. Dénommée la "Zone", cette exposition témoigne
de l'irruption dans l'enceinte historique des Giardini d'une notion
omniprésente dans cette 50ème édition, celle d'une géographie artistique
à construire, "a mobile, do-it-yourself identity"1.
Notion encore timide dans ce cas précis, mais qui prend tout son
sens à l'Arsenal avec "Stazione Utopia" (Molly Nesbit, Hans Ulrich
Obrist et Rikrit Tiravanija) et "Z.O.U. / Zone of urgency" (Hou
Hanru), aires clairement distinctes, par leur scénographie éclatée,
des expositions qui les encadrent conçues par Catherine David, Francesco
Bonami ou Gabriel Orozco. Dans ce parcours, les efforts déployés
pour nous convaincre du bien-fondé des approches thématiques ne
parviennent pas à masquer des vues réductrices qui valent par exemple
à Roman Opalka ou Art and Language de se retrouver rangés dans la
catégorie des "Systèmes individuels" (Igor Zabel), censée regrouper
des artistes "qui construisent leurs propres systèmes, souvent strictement
définis, mais pourtant assez individuels ou personnels (...)"2.
Dans "Clandestini" (Francesco Bonami), on retiendra toutefois la
présence forte et touchante de Ghazel (vidéo Installation of me
2000-2003) et, dans "Fault Lines: contemporary african art and shifting
landscapes" (Gilane Tawadros), le triptyque vidéo de Salem Mekuria,
qui explore l'histoire contemporaine douloureuse de son Ethiopie
natale.
Les occasions de rire étant rares dans cette biennale (voir aussi
la participation estonienne avec Marko Mäetamm et Kaido Ole), on
accueille avec soulagement la vidéo du Japonais Tadasu Takamine
qui marque l'entrée de "Z.O.U.", résultat en accéléré de plusieurs
jours de tournage en plan fixe d'un couple partageant son huis clos
avec une gigantesque tête en pâte à modeler de George "W.". Plus
loin, le travail de Yang Zhenzhong (révélé en Belgique au Kunstenfestivaldesarts
2001) insuffle aussi, au sens propre, un air nouveau. Deux écrans
sont placés de part et d'autre d'un couloir; sur le premier, une
jeune fille souffle de toutes ses forces vers la foule - parfaite
image de la nouvelle société de consommation chinoise - qui apparaît
sur le second, la faisant refluer à chaque expiration. Résident
à Shangaï, l'artiste incarne cette nouvelle génération d'artistes
qui ne craignent plus de défier les convenances imposées par la
censure. Son travail interroge avec humour et légèreté le devenir
de la grande métropole et, par delà, les mutations de la Chine contemporaine.
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TSANG TSOU CHO Ï, "Calligraphie de Tsang Tsou
Choï sur une borne postale"
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Figure mythique d'une autre génération, Tsang Tsou Choï continue,
à 83 ans, de narguer les autorités avec ses graffitis inspirés de
la calligraphie traditionnelle, dont il couvre les espaces publics.
Mais les limites de la tolérance se heurtent souvent à celles de
la diplomatie internationale: Huang Yong Ping documente la censure
dont il a été victime lors de l'exposition franco-chinoise de Shenzen,
à laquelle participait notamment Daniel Buren. Son projet de réaliser
une réplique grandeur nature de l'avion espion de l'US Navy capturé
par le gouvernement chinois au printemps 2001, aurait suffisamment
inquiété l'ambassadeur français à Pékin, peu désireux de froisser
le département d'Etat américain, pour qu'il soit finalement écarté.
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Z.O.U., "Various ways of anti terrorism"
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Si l'insécurité (politique, écologique) reste un sujet très présent,
elle n'engendre pas pour autant un sentiment de pessimisme. "Today,
the world is too dangerous for anything less than utopia": c'est
avec cette phrase de Buckminster Fuller (1895-1983) - célèbre son
approche globale dans l'étude des besoins de l'humanité - qu'Hans
Ulrich Obrist introduit "Stazione Utopia". Plus qu'une exposition,
il s'agit d'un lieu de rencontre et de réflexion, dans lequel le
travail des plasticiens se trouve confronté à celui des architectes
et des urbanistes, où les réflexions géopolitiques rencontrent les
aspirations esthétiques et poétiques. Plus de 150 personnalités
sont conviées à participer à l'expérience, dont la première "station"
prend place à Venise, mais qui devrait se poursuivre durant les
années à venir; séminaires, rencontres et spectacles s'y dérouleront
tout l'été. Si le concept est loin d'être nouveau - on songe aux
événements qui ont entouré Documenta V - , son intérêt réside dans
la juxtaposition de démarches pragmatiques (Atelier van Lieshout,
Rem Koolhaas, ...) et d'œuvres qui envisagent l'utopie dans sa dimension
esthétique (Lawrence Weiner, Agnès Varda, Angela Bulloch, ...).
Le but d'Obrist n'est pas de recréer Utopia avec l'aide d'activistes
engagés mais de mettre en commun différents modes de pensée et d'action
pour prolonger la réflexion de Fuller. Malgré l'absence notoire
de Gregory Green (fondateur du Free State of Caroline, une île du
Pacifique sud destinée à accueillir tout qui voudrait expérimenter
un système de vie alternatif), Stazione Utopia révèle sa dimension
politique à travers, par exemple, le collectif composé de Domus
Academy, Kunst-Werke Berlin et Officina Plug-In Venezia. Road Map-Border
counter explore les limites fixées à la circulation des personnes
entre les territoires occupés et Israël, en fonction de la nationalité
des occupants du véhicule. Le travail prend place au sein d'un large
projet (www.borderdevices.com), qui étudie les notions de territorialité
au niveau international. Bien que Catherine David poursuive en partie
la même réflexion avec "Représentations arabes contemporaines",
la scénographie figée de son exposition, juxtaposion d'écrans dans
l'espace, décourage rapidement le spectateur le plus motivé. "Zone
of Urgency" et "Stazione Utopia" ont-elles leur place dans le parcours
de l'Arsenal? Pour la seconde au moins, la réponse négative ne fait
aucun doute: c'est dans un espace public et ouvert à tous que le
spectateur pourrait pleinement y exercer son utopique "dictature".
Loin de toutes ces questions, "Pittura/Painting da Rauschenberg
a Murakami, 1964-2003" était sans doute destinée à réconcilier un
large public avec l'art contemporain, par le truchement de la peinture.
L'exposition montée par Francesco Bonami au Musée Correr, marquée
par une tentative désespérée de faire renaître la trans avant-garde
de ses cendres, se résume à un rassemblement hétéroclite et décevant.
Takashi Murakami, qui bénéficie des honneurs de l'affiche, est présent
dans le seul but de promouvoir la nouvelle ligne qu'il a créée pour
un marchand de sacs à main de luxe (dont les copies se trouvent
à chaque coin de rue ou, comme mentionné plus haut, devant le pavillon
américain); le fabricant nous gratifie dès l'entrée d'un manga où
une pauvre Alice, "fashion victim" au pays des merveilles de la
mode, ne sait plus où donner de la tête. Il y aurait d'ailleurs
beaucoup à dire sur la mainmise du sponsoring dans cette biennale,
en attendant la venue d'un hypothétique Hans Haacke pour nous éclairer
sur les pratiques de ces conglomérats qui ont trouvé dans l'art
contemporain une nouvelle vitrine de choix.
Un certain collectif 226, basé à Hong Kong, distribue des tracts
appelant à la plus grande vigilance quant à la propagation des biennales
qui, à l'instar de la pneumopathie atypique, se répandent à une
vitesse foudroyante (en Asie, pas moins de dix biennales ont vu
le jour ces dernières années). Comme il existe une peinture d'hôtel,
destinée à flatter sans le choquer l'homme d'affaire international
de passage, assiste-t-on à la naissance d'un art biennale, formaté
pour séduire des commissaires chargés d'effectuer le lien entre
le monde de l'art et celui du commerce? Oublié dans un coin du pavillon
italien, un Marcel Duchamp vieillissant sourit avec malice à la
caméra, comme amusé par cette vaine agitation.
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