Modus operandi
La 50e édition est le reflet de la manière dont fonctionne aujourd'hui
le monde de l'art dans ses grandes lignes, ni plus ni moins diabolique,
ni plus ni moins honnête. Fidèle à sa tradition, depuis l'enclos
saint des Giardini, la plus prestigieuse des grands messes de l'art
entame le sermon: Dreams and Conflicts - The Dictatorship of the
Viewer. Comment ne pas s'indigner quant au sous-titre, d'autant
que l'intitulé même convoque le présent et les visées symboliques
de valeurs universelles? Ne fût-ce qu'eu égard au contexte politique
international très fragilisé, le terme tapageur n'aurait pas dû
être employé. Même avec beaucoup de bonne volonté, à la recherche
d'un élément métaphorique, en retournant le concept dans tous les
sens, en vain, le propos demeure belliqueux. D'autant que lors de
la visite, on se demande véritablement quels sont les efforts réalisés
dans la prise en compte de la réception de l'œuvre au spectateur,
en d'autres termes dans la difficile et non moins complexe relation
de l'œuvre actuelle au grand public. La découpe des 12.000 m2 d'exposition
de l'Arsenal en 8 sections avec les zones d'arrêt Illy prend tout
au plus en compte l'état de fatigue pédestre. A moins que la justification
de la présence du noble sponsor Illy abreuvant de son noir nectar
le visiteur, travaillait au degré d'acuité requis pour la situation.
Selon la formule consacrée de Bonami, la 50e a la volonté "d'élargir
le public de la Biennale et celle de débarrasser le spectateur du
concept d'audience, de redonner une échelle humaine et de placer
le visiteur dans un rapport privilégié à l'œuvre sans le contraindre
à un itinéraire imposé, pour qu'il puisse avoir le loisir de déambuler
d'exposition en exposition, sans avoir le souci de trouver un début
et une fin".
Toute louable soit-elle, cette proposition demeure effectivement
théorique et n'est que trop peu travaillée en termes méthodologique
et scénographique. Le plus gênant, c'est qu'une fois les années
passées, les générations à venir auront comme seule référence l'argument
théorique (rhétorique), via le catalogue et autre outil de communication
promotionnel. Peut-être, l'adresse au spectateur fonctionne-t-elle
par l'absurde, selon le mode critique, formulé à l'égard de Documenta
11, où il y avait pléthore de vidéos.
Ainsi va le monde: "Toujours plus" d'artistes, d'œuvres, de commissaires,
de lieux d'exposition. Initié par Achille Bonito Oliva et Harald
Szeeman, le mouvement d'une biennale de plus en plus "diffusa" est
enclenché, en 1980. Aussi, dans la logique d'expansion stratégique
de la Biennale, depuis l'acquisition de la Corderie de l'Arsenal,
et son ouverture comme lieu d'exposition, la même année, l'aménagement
et l'apprêt de la formule déambulatoire du long boyau ne pouvaient
qu'évoluer dans le sens de la "station", telle qu'appliquée par
cette 50e édition. Un coup d'œil jeté aux abords du lieu suffit
pour comprendre que l'attention sera de plus en plus portée au développement
de cet espace d'exposition lors des années à venir au vu des investissements
financiers (travaux logistiques, sanitaires) dont l'espace fait
l'objet.
Parallèlement, le plaidoyer en faveur du spectateur s'énonce avec
le propos critique sur la prédominance de la figure du curateur
dans la gestion actuelle de l'art. Certes, proposer à plusieurs
commissaires de "sensibilités" différentes d'investir l'Arsenal
engage de facto des manières de montrer l'art, permet d'attirer
l'attention sur telle ou telle spécificité de la création. Tout
ceci est d'une logique implacable. L'inconvénient cependant en est
le résultat: un assemblage de différents modes de sélection des
commissaires en vogue, sans passerelle, sans liant, ce qui provoque
l'éparpillement. Chacun présente sa guest list, sans souci d'ensemble.
On objectera la volonté démocratique visant à rendre compte de l'art
dans sa globalité, on arguera qu'aujourd'hui nul ne peut prétendre
fournir une vision personnelle à visée exhaustive relative à l'ensemble
de la production internationale. Soit. Le challenge est d'autant
plus grand vu l'intérêt croissant témoigné pour les territoires:
considérons les états-unis d'Europe, d'Amériques, d'Asie, d'Afrique,
du monde arabe… et utopiques (Utopia, ce "non" "lieu" créé par Thomas
More). Mais dès lors, pourquoi donc continuer à travailler sous
un intitulé thématique? D'un côté, l'on se débat en clamant les
spécificités nationales, de l'autre on plaide pour un style international,
où l'art serait le chantre d'une humanité réunie autour de questions
socio-politiques. A ce stade précis, qu'est-ce qui différencie l'événement
vénitien de la foire d'art , chaque section correspondant à un méga
stand d'un méga galeriste!
Labellisation: Marque officielle versus marque privée
Imaginez vous sur un ring. La cloche retentit. Le combat peut commencer.
Les billets pleuvent. D'un côté, Illy et Absolut Vodka entrent en
scène, demeure Vuiton. Sauf que la célèbre marque de maroquinerie
s'inscrit plus précisément dans le contexte de production du travail
de l'artiste (l'acception laborieuse et ouvrière du terme paraît
ici fort peu appropriée), à savoir la vidéo du japonais Murakami
par laquelle démarre l'exposition sur la peinture de Rauschenberg
à Murakami, pensée par Bonami au Musée Correr. La valeur d'appel
est immédiate dès que l'on se promène sur les axes touristiques,
le ready-made social est à l'œuvre avec les Sénégalais vendant monnaie
sonnante et trébuchante les sacs factices de la prestigieuse marque2.
Ainsi pourra-t-on vérifier que l'art est en prise directe avec le
réel, sauf qu'une réalité n'est pas l'autre. Les 6 millions d'euros
de différence quant au budget de l'édition précédente de la biennale
étaient-ils à ce point défaillants pour inclure au sein de la sélection
officielle l'exposition Absolut Vodka, tout comme la présence martelée
d'Illy? A ce titre, visuellement parlant, le rouge du logo caféier
et celui employé par le collectif d'architectes A 12 pour la plateforme
jouxtant The Zone, au cœur des Giardini sont semblables à s'y méprendre.
De l'autre côté, au titre de label, se profile également la marque
de promotion étatique. Les exemples les plus redoutables sont fournis
avec les pavillons russe et français. Les tampons étatiques font
office de labels promotionnels de manière très explicite. Pourtant
l'immixtion toute généreuse, ou éclairée (cela arrive assez rarement)
soit-elle, engendre un effet contre productif. Sur le terrain, l'art
subventionné provoque la méfiance, pire le discrédit, voire la disqualification.
Comment ne pas aborder aujourd'hui avec quelque mansuétude la désolante
volition, cependant ardente, de rester à tout prix up to date avec
cette manière XIXe des représentations nationales? Qui ne s'est
pas senti contrarié de subir l'effet de contraste entre la proposition
uruguayenne et australienne? Toutes avides les unes plus que les
autres de promouvoir la quintessence (toute relative) de l'art actuel
issu de leur terroir à visée - prétention, croyance, naïveté? -
internationale, les maisons nationales brandissent leur étendard
et exaltent leur propension au style international. Car aujourd'hui
"exister" coïncide singulièrement avec la notion d'être au monde
depuis son terroir. Mais, la légitimité octroyée par l'événement
vénitien accorde la fama aux artistes présentés - pour peu qu'ils
ne ratent pas le coche. Au nom de quelle démocratie se permet-on
finalement le mépris? Comme le fait remarquer Paul Ardenne dans
sa réflexion sur le phénomène d'expansion des biennales, "L'occident
n'userait-il pas de la biennale d'art comme d'un mode d'externalisation
de sa production ou de ses options esthétiques, à l'instar de son
action économique, en "délocalisant" et en exploitant à son profit
l'actuelle globalisation du monde".3
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ECKE BONK, Typosophes sans frontières, Vaporetto
station, 2003, détail (Station Utopie)
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Aussi, last but not least, en fin de course de l'Arsenal, réside
Station Utopie, comme petit rempart qui résiste encore à l'ennemi.
Ses commissaires, le trio formé par Molly Nesbit, Hans Ulrich Obrist
et Rirkrit Tiravanija, ainsi que tout plasticien, intellectuel,
ou personne gagnée au projet engagent à comprendre, penser, réfléchir,
conceptualiser, témoigner le monde à travers la spécificité de l'art.
Le projet artistique n'a nul besoin du passage obligé vénitien pour
se propager, il lui préexistait et lui survivra. La teneur du propos
comme sa méthodologie agissent ailleurs qu'en la seule exposition.
Utopia parle de mondialité, incite à se nourrir des différences
comme sources et moyens d'actions dans la stimulation des savoirs,
contre le formatage culturel mondial.
Une proposition plurielle comme Station Utopie aurait pu être la
thématique générale de travail de cette 50e édition: prospective
et engagée, en prise directe avec le terrain. Si Venise devient
uniquement la vitrine de la production mercantiliste et anecdotique
mondiale, quels seront encore les intérêts drainés par celle qui
demeure la plus prestigieuse des biennales? Si l'art se montre,
l'art se pense, aussi.
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