Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 20
 
 
Emporio veneziano
par Cécilia Bezzan

Alors que les biennales ne cessent d'éclore aux quatre coins du monde1, il en est une vers laquelle tous les regards convergent: la Biennale de Venise. C'est un must, sinon le must. Nonobstant la légitimité acquise au fil du temps, la 50e édition de la doyenne est décevante. Si le nombre évoque les noces d'or ou le jubilé, il ne correspond toutefois à aucune festivité.

 

Modus operandi
La 50e édition est le reflet de la manière dont fonctionne aujourd'hui le monde de l'art dans ses grandes lignes, ni plus ni moins diabolique, ni plus ni moins honnête. Fidèle à sa tradition, depuis l'enclos saint des Giardini, la plus prestigieuse des grands messes de l'art entame le sermon: Dreams and Conflicts - The Dictatorship of the Viewer. Comment ne pas s'indigner quant au sous-titre, d'autant que l'intitulé même convoque le présent et les visées symboliques de valeurs universelles? Ne fût-ce qu'eu égard au contexte politique international très fragilisé, le terme tapageur n'aurait pas dû être employé. Même avec beaucoup de bonne volonté, à la recherche d'un élément métaphorique, en retournant le concept dans tous les sens, en vain, le propos demeure belliqueux. D'autant que lors de la visite, on se demande véritablement quels sont les efforts réalisés dans la prise en compte de la réception de l'œuvre au spectateur, en d'autres termes dans la difficile et non moins complexe relation de l'œuvre actuelle au grand public. La découpe des 12.000 m2 d'exposition de l'Arsenal en 8 sections avec les zones d'arrêt Illy prend tout au plus en compte l'état de fatigue pédestre. A moins que la justification de la présence du noble sponsor Illy abreuvant de son noir nectar le visiteur, travaillait au degré d'acuité requis pour la situation. Selon la formule consacrée de Bonami, la 50e a la volonté "d'élargir le public de la Biennale et celle de débarrasser le spectateur du concept d'audience, de redonner une échelle humaine et de placer le visiteur dans un rapport privilégié à l'œuvre sans le contraindre à un itinéraire imposé, pour qu'il puisse avoir le loisir de déambuler d'exposition en exposition, sans avoir le souci de trouver un début et une fin".

Toute louable soit-elle, cette proposition demeure effectivement théorique et n'est que trop peu travaillée en termes méthodologique et scénographique. Le plus gênant, c'est qu'une fois les années passées, les générations à venir auront comme seule référence l'argument théorique (rhétorique), via le catalogue et autre outil de communication promotionnel. Peut-être, l'adresse au spectateur fonctionne-t-elle par l'absurde, selon le mode critique, formulé à l'égard de Documenta 11, où il y avait pléthore de vidéos.

Ainsi va le monde: "Toujours plus" d'artistes, d'œuvres, de commissaires, de lieux d'exposition. Initié par Achille Bonito Oliva et Harald Szeeman, le mouvement d'une biennale de plus en plus "diffusa" est enclenché, en 1980. Aussi, dans la logique d'expansion stratégique de la Biennale, depuis l'acquisition de la Corderie de l'Arsenal, et son ouverture comme lieu d'exposition, la même année, l'aménagement et l'apprêt de la formule déambulatoire du long boyau ne pouvaient qu'évoluer dans le sens de la "station", telle qu'appliquée par cette 50e édition. Un coup d'œil jeté aux abords du lieu suffit pour comprendre que l'attention sera de plus en plus portée au développement de cet espace d'exposition lors des années à venir au vu des investissements financiers (travaux logistiques, sanitaires) dont l'espace fait l'objet.

Parallèlement, le plaidoyer en faveur du spectateur s'énonce avec le propos critique sur la prédominance de la figure du curateur dans la gestion actuelle de l'art. Certes, proposer à plusieurs commissaires de "sensibilités" différentes d'investir l'Arsenal engage de facto des manières de montrer l'art, permet d'attirer l'attention sur telle ou telle spécificité de la création. Tout ceci est d'une logique implacable. L'inconvénient cependant en est le résultat: un assemblage de différents modes de sélection des commissaires en vogue, sans passerelle, sans liant, ce qui provoque l'éparpillement. Chacun présente sa guest list, sans souci d'ensemble. On objectera la volonté démocratique visant à rendre compte de l'art dans sa globalité, on arguera qu'aujourd'hui nul ne peut prétendre fournir une vision personnelle à visée exhaustive relative à l'ensemble de la production internationale. Soit. Le challenge est d'autant plus grand vu l'intérêt croissant témoigné pour les territoires: considérons les états-unis d'Europe, d'Amériques, d'Asie, d'Afrique, du monde arabe… et utopiques (Utopia, ce "non" "lieu" créé par Thomas More). Mais dès lors, pourquoi donc continuer à travailler sous un intitulé thématique? D'un côté, l'on se débat en clamant les spécificités nationales, de l'autre on plaide pour un style international, où l'art serait le chantre d'une humanité réunie autour de questions socio-politiques. A ce stade précis, qu'est-ce qui différencie l'événement vénitien de la foire d'art , chaque section correspondant à un méga stand d'un méga galeriste!

Labellisation: Marque officielle versus marque privée
Imaginez vous sur un ring. La cloche retentit. Le combat peut commencer. Les billets pleuvent. D'un côté, Illy et Absolut Vodka entrent en scène, demeure Vuiton. Sauf que la célèbre marque de maroquinerie s'inscrit plus précisément dans le contexte de production du travail de l'artiste (l'acception laborieuse et ouvrière du terme paraît ici fort peu appropriée), à savoir la vidéo du japonais Murakami par laquelle démarre l'exposition sur la peinture de Rauschenberg à Murakami, pensée par Bonami au Musée Correr. La valeur d'appel est immédiate dès que l'on se promène sur les axes touristiques, le ready-made social est à l'œuvre avec les Sénégalais vendant monnaie sonnante et trébuchante les sacs factices de la prestigieuse marque2. Ainsi pourra-t-on vérifier que l'art est en prise directe avec le réel, sauf qu'une réalité n'est pas l'autre. Les 6 millions d'euros de différence quant au budget de l'édition précédente de la biennale étaient-ils à ce point défaillants pour inclure au sein de la sélection officielle l'exposition Absolut Vodka, tout comme la présence martelée d'Illy? A ce titre, visuellement parlant, le rouge du logo caféier et celui employé par le collectif d'architectes A 12 pour la plateforme jouxtant The Zone, au cœur des Giardini sont semblables à s'y méprendre.

De l'autre côté, au titre de label, se profile également la marque de promotion étatique. Les exemples les plus redoutables sont fournis avec les pavillons russe et français. Les tampons étatiques font office de labels promotionnels de manière très explicite. Pourtant l'immixtion toute généreuse, ou éclairée (cela arrive assez rarement) soit-elle, engendre un effet contre productif. Sur le terrain, l'art subventionné provoque la méfiance, pire le discrédit, voire la disqualification.

Comment ne pas aborder aujourd'hui avec quelque mansuétude la désolante volition, cependant ardente, de rester à tout prix up to date avec cette manière XIXe des représentations nationales? Qui ne s'est pas senti contrarié de subir l'effet de contraste entre la proposition uruguayenne et australienne? Toutes avides les unes plus que les autres de promouvoir la quintessence (toute relative) de l'art actuel issu de leur terroir à visée - prétention, croyance, naïveté? - internationale, les maisons nationales brandissent leur étendard et exaltent leur propension au style international. Car aujourd'hui "exister" coïncide singulièrement avec la notion d'être au monde depuis son terroir. Mais, la légitimité octroyée par l'événement vénitien accorde la fama aux artistes présentés - pour peu qu'ils ne ratent pas le coche. Au nom de quelle démocratie se permet-on finalement le mépris? Comme le fait remarquer Paul Ardenne dans sa réflexion sur le phénomène d'expansion des biennales, "L'occident n'userait-il pas de la biennale d'art comme d'un mode d'externalisation de sa production ou de ses options esthétiques, à l'instar de son action économique, en "délocalisant" et en exploitant à son profit l'actuelle globalisation du monde".3

ECKE BONK, Typosophes sans frontières, Vaporetto station, 2003, détail (Station Utopie)

Aussi, last but not least, en fin de course de l'Arsenal, réside Station Utopie, comme petit rempart qui résiste encore à l'ennemi. Ses commissaires, le trio formé par Molly Nesbit, Hans Ulrich Obrist et Rirkrit Tiravanija, ainsi que tout plasticien, intellectuel, ou personne gagnée au projet engagent à comprendre, penser, réfléchir, conceptualiser, témoigner le monde à travers la spécificité de l'art. Le projet artistique n'a nul besoin du passage obligé vénitien pour se propager, il lui préexistait et lui survivra. La teneur du propos comme sa méthodologie agissent ailleurs qu'en la seule exposition. Utopia parle de mondialité, incite à se nourrir des différences comme sources et moyens d'actions dans la stimulation des savoirs, contre le formatage culturel mondial.

Une proposition plurielle comme Station Utopie aurait pu être la thématique générale de travail de cette 50e édition: prospective et engagée, en prise directe avec le terrain. Si Venise devient uniquement la vitrine de la production mercantiliste et anecdotique mondiale, quels seront encore les intérêts drainés par celle qui demeure la plus prestigieuse des biennales? Si l'art se montre, l'art se pense, aussi.

 
1. Comme le fait remarquer Paul Ardenne dans L'art mis aux normes par ses biennales, même, in Art Press, n°291, p.40, pas moins de 23 biennales ont vu le jour depuis 1990.

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2. A ce titre, on se souvient de l'affiche produite par Laurent Jacob et Espace 251 Nord, lors de la 49e édition, en 2001, afin de communiquer le propos du dispositif d'exposition La trahison des images - Portraits de scènes, au Palazzo Franchetti et à la Serra dei Giardini.

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3. Op. Cit.

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