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JOTACASTRO "Survival Guide for demonstrators",
2003, installation. Courtesy galerie Maison neuve, Paris
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AM: Ton travail porte sur une série de problématiques économiques,
sociales, politiques… Comment as-tu déterminé ta position par rapport
à la Biennale, manifestation la plus prestigieuse s'il en est mais
aussi la plus réactionnaire, qui, pour la première fois, sous l'impulsion
de Francesco Bonami, s'est ouverte aux enjeux immédiats de société?
J.C.: La première possibilité était de réaliser un projet extrêmement
classique, c'est-à-dire ce que j'appelle une "œuvre biennale": une
proposition provocatrice, visible, impressionnante et vite identifiable.
La seconde était de m'éloigner de cette idée trop classique et de
proposer une œuvre qui aille véritablement à la rencontre du public.
Ce fut Survival Guide, une publication qui aborde un problème qui
m'intéresse particulièrement: la meilleure manière de manifester
dans le monde. Le but est d'informer le public, de lui fournir des
informations diverses sur la meilleure façon de manifester dans
un certain nombre de villes.
Mon travail consiste à donner des informations. Ce n'est pas seulement
une analyse ou une appréhension personnelle d'une situation, mais
l'utilisation de données extrêmement précises offertes au public.
J'appelle cela "deep culture". Je ne cherche pas à influencer le
public, mais à lui donner une information complète sur un sujet,
de telle manière qu'il pourra, avec son background personnel, convertir
ma pièce en un choix idéologique. C'est en ce sens que mon travail
devient politique. Je ne veux pas susciter l'empathie, la compassion.
Je pense que, jusqu'à un certain point, Survival Guide va dans le
sens de la Biennale de Bonami, mon guide me permet d'aller à la
rencontre des gens et de révéler des territoires inoccupés.
AM: Tu as été invité à la fois par Hou Hanru et par Francesco Bonami.
Mais tu as préféré travailler dans la section du premier, Z.O.U./Zone
of Urgency. Pourquoi?
J.C.: Par curiosité intellectuelle. Les travaux et les expositions
précédentes de Hou Hanru sur le développement des villes m'avaient
déjà particulièrement intéressé et sa proposition pour Venise me
semblait très alléchante. Cela représentait aussi une excellente
occasion de me confronter à des réflexions venues d'Asie. Qu'il
y a-t-il de commun entre des artistes asiatiques et un artiste péruvien
vivant en Europe? A priori, rien. A part le chaos. Néanmoins, je
crois qu'un certain type de développement urbain, à travers les
mégalopoles asiatiques et latino-américaines, leur est commun.
AM: Peux-tu expliciter ce point commun que tu ressens ? L'as-tu
vérifié à la Biennale?
J.C.: Oui effectivement, j'ai pu le vérifier in situ. Si je devais
trouver un terme générique pour exprimer ce point commun je parlerais
d'urgence. Urgence pour expliquer les changements qui s'opèrent
dans ces deux régions du monde et dans le monde en général. Urgence
aussi dans le besoin de démythifier le classicisme, qui était surtout
visible dans la façon qu'a eu Hou Hanru de diriger l'installation
de l'expo. L'exposition saute à la figure exactement comme les mégalopoles
peuvent écraser en Asie ou en Amérique. Participer à la mise en
place de Z.O.U a certainement été une des expériences les plus jouissives
de ma carrière d'artiste; c'était joyeux, chaleureux. Venant du
Pérou, je me sens très proche des Asiatiques parce qu'il y a dans
mon pays d'origine des communautés chinoises ou japonaises très
importantes. Le Pérou a eu un président d'origine japonaise… et
puis les Péruviens mangent du riz pratiquement tous les jours.
AM: En parallèle à l'exposition centrale, qui assume de plus en
plus son ouverture au monde - particulièrement cette édition -,
se maintient le système des représentations nationales, hérité du
19e siècle, où le pavillon fonctionne comme métaphore du territoire
national...
J.C.: Péruvien vivant aujourd'hui en Belgique, après avoir beaucoup
voyagé, je suis un produit de la mondialisation. Les frontières
physiques sont en train de disparaître. Dès lors, le système de
représentation nationale est de plus en plus caduque. Plus de la
moitié des artistes invités dans les pavillons n'habitent pas dans
le pays qu'ils représentent. Ils représentent donc quelque chose
qui ne fait pas partie de leur quotidien. Dans le contexte de la
Biennale, le système de représentation nationale est presque similaire
à la représentation d'une idéologie des Etats-nations aujourd'hui
en train de disparaître. Ce côté "coupe du monde des artistes" me
paraît dépassé. L'avantage qu'offre l'exposition de l'Arsenal, en
tout cas cette année, est de montrer beaucoup d'artistes issus de
régions périphériques au marché de l'art. Je ne dis pas que cela
va changer radicalement la face de l'art, mais cela démontre une
formidable vitalité créatrice extérieure à l'Occident. C'est comme
si les arrêts Bosman et Malaja étaient appliqués à l'art et je trouve
ça très bien.
AM: Ton Survival Guide prend Bruxelles, en tant que centre de décisions
européennes, comme point de départ de tes informations. Mais tu
y parles aussi de la situation à Trevise. Quel pouvait être le sens
de cette œuvre dans le contexte particulier de l'Italie de Berlusconi,
Fini et Bossi ?
J.C.: Je suis un européen convaincu. Ce qui se passe à Bruxelles
est en train de modifier l'ordre du monde. Des décisions très importantes
y sont prises dans l'indifférence générale et je crois qu'il est
temps de prendre l'Union au sérieux. J'assimile l'Italie, et Berlusconi
en particulier, à une tiers-mondialisation de la politique européenne.
Je suis latino-américain et je sais ce que signifie le populisme;
j'ai vu ce que pouvait donner un chef d'état concentrant autant
d'intérêts privés et publics entre ses mains. Je pense qu'il était
intéressant de faire un travail politique sur cette Biennale, qui
a été difficile à monter de par le fait que Bonami n'était pas le
choix de l'Etat italien.
D'autre part, la situation géographique de Venise et le contexte
historique de la Biennale prêtent à une intervention politique.
Excepté Hans Haacke, personne n'a jamais abordé ces questions. Il
a utilisé le pavillon allemand comme métaphore du fascisme en Europe.
Pour ma part, je suis parti du contexte particulier de Trévise comme
élément du Survival Guide. C'est une ville phare dans le développement
du fascisme italien, toujours très conservatrice et où la Liga est
très répandue.
AM: Si certains artistes n'ont jamais cessé d'aborder le champ
politique ou les problèmes de société, cette tendance est manifeste,
lors des manifestations internationales, depuis plusieurs années.
On peut fixer Documenta X de Catherine David comme nouveau départ
à cette préoccupation. Comment te situes-tu par rapport à cette
filialisation?
J.C.: Le problème des artistes qui ont œuvré dans le champ politique
est que, selon moi, durant de longues années, ils ont abordé les
problèmes de manière très classique, presque manichéenne: gauche-droite,
pour-contre, d'accord-pas d'accord, homo-hétéro, etc. Je crois que
les situations sont beaucoup plus complexes. On peut analyser les
situations à partir des sciences sociales ou juridiques de façon
plus poussée.
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JOTACASTRO "Survival Guide for demonstrators",
2003, installation. Courtesy galerie Maison neuve, Paris
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AM: Les modes d'expression de la contestation ou les formes actuelles
de résistance ne doivent-elles pas être réinventées? N'est-il pas
temps de sortir de la mythologie moderne de la révolte, avec son
cortège d'affrontements frontaux, dont le G8, à Gênes, a été le
dernier et dramatique exemple? D'autres formes ne sont-elles pas
nécessaires aujourd'hui? De même, les attitudes des artistes vis-à-vis
de l'institution culturelle, comme la Biennale, par exemple, ne
sont-elles pas à renouveler? A l'affrontement frontal moderniste,
ne se sont-elles pas substituées des stratégies de parasitage ou
d'infection?
J.C.: En tant que protestation, l'œuvre est confrontée à différentes
problématiques. La première attitude est celle qui vient perturber
l'institution. Mais n'est-elle pas vaine? L'institution annihilant
sa puissance critique par sa récupération. L'autre est celle de
refuser l'institution: ne pas participer. Aujourd'hui, il y a d'autres
façons de travailler: opter pour la confrontation en se positionnant
différemment.
Survival Guide en est un bon exemple. Cette pièce a été faite pour
la Biennale mais elle va circuler après; elle participe au projet
mais se détruira aussi physiquement avec la manifestation. L'objet
n'existera plus mais des milliers de gens auront eu le guide en
main et peut-être certains développeront-ils des formes d'actions
grâce à cela?
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