Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 20
 
 
Jota Castro: Survival Guide
JOTA CASTRO participera à la Biennale de Tirana et, notamment, à l'exposition No Comment, au B.P.S.22, en 09.04
propos recueillis par Pierre-Olivier Rollin

Péruvien installé à Bruxelles, Jota Castro opère au cœur même des problématiques sociales les plus actuelles, via des interventions qui concilient efficacité et subtilité. Après Hardcore au Palais de Tokyo, il participe à cette 50e édition de la Biennale de Venise où il propose Survival Guide, un guide pratique du manifestant distribué aux spectateurs. Rapide aperçu de ses motivations.

 
JOTACASTRO "Survival Guide for demonstrators", 2003, installation. Courtesy galerie Maison neuve, Paris

AM: Ton travail porte sur une série de problématiques économiques, sociales, politiques… Comment as-tu déterminé ta position par rapport à la Biennale, manifestation la plus prestigieuse s'il en est mais aussi la plus réactionnaire, qui, pour la première fois, sous l'impulsion de Francesco Bonami, s'est ouverte aux enjeux immédiats de société?

J.C.: La première possibilité était de réaliser un projet extrêmement classique, c'est-à-dire ce que j'appelle une "œuvre biennale": une proposition provocatrice, visible, impressionnante et vite identifiable. La seconde était de m'éloigner de cette idée trop classique et de proposer une œuvre qui aille véritablement à la rencontre du public. Ce fut Survival Guide, une publication qui aborde un problème qui m'intéresse particulièrement: la meilleure manière de manifester dans le monde. Le but est d'informer le public, de lui fournir des informations diverses sur la meilleure façon de manifester dans un certain nombre de villes.
Mon travail consiste à donner des informations. Ce n'est pas seulement une analyse ou une appréhension personnelle d'une situation, mais l'utilisation de données extrêmement précises offertes au public. J'appelle cela "deep culture". Je ne cherche pas à influencer le public, mais à lui donner une information complète sur un sujet, de telle manière qu'il pourra, avec son background personnel, convertir ma pièce en un choix idéologique. C'est en ce sens que mon travail devient politique. Je ne veux pas susciter l'empathie, la compassion. Je pense que, jusqu'à un certain point, Survival Guide va dans le sens de la Biennale de Bonami, mon guide me permet d'aller à la rencontre des gens et de révéler des territoires inoccupés.

AM: Tu as été invité à la fois par Hou Hanru et par Francesco Bonami. Mais tu as préféré travailler dans la section du premier, Z.O.U./Zone of Urgency. Pourquoi?

J.C.: Par curiosité intellectuelle. Les travaux et les expositions précédentes de Hou Hanru sur le développement des villes m'avaient déjà particulièrement intéressé et sa proposition pour Venise me semblait très alléchante. Cela représentait aussi une excellente occasion de me confronter à des réflexions venues d'Asie. Qu'il y a-t-il de commun entre des artistes asiatiques et un artiste péruvien vivant en Europe? A priori, rien. A part le chaos. Néanmoins, je crois qu'un certain type de développement urbain, à travers les mégalopoles asiatiques et latino-américaines, leur est commun.

AM: Peux-tu expliciter ce point commun que tu ressens ? L'as-tu vérifié à la Biennale?

J.C.: Oui effectivement, j'ai pu le vérifier in situ. Si je devais trouver un terme générique pour exprimer ce point commun je parlerais d'urgence. Urgence pour expliquer les changements qui s'opèrent dans ces deux régions du monde et dans le monde en général. Urgence aussi dans le besoin de démythifier le classicisme, qui était surtout visible dans la façon qu'a eu Hou Hanru de diriger l'installation de l'expo. L'exposition saute à la figure exactement comme les mégalopoles peuvent écraser en Asie ou en Amérique. Participer à la mise en place de Z.O.U a certainement été une des expériences les plus jouissives de ma carrière d'artiste; c'était joyeux, chaleureux. Venant du Pérou, je me sens très proche des Asiatiques parce qu'il y a dans mon pays d'origine des communautés chinoises ou japonaises très importantes. Le Pérou a eu un président d'origine japonaise… et puis les Péruviens mangent du riz pratiquement tous les jours.

AM: En parallèle à l'exposition centrale, qui assume de plus en plus son ouverture au monde - particulièrement cette édition -, se maintient le système des représentations nationales, hérité du 19e siècle, où le pavillon fonctionne comme métaphore du territoire national...

J.C.: Péruvien vivant aujourd'hui en Belgique, après avoir beaucoup voyagé, je suis un produit de la mondialisation. Les frontières physiques sont en train de disparaître. Dès lors, le système de représentation nationale est de plus en plus caduque. Plus de la moitié des artistes invités dans les pavillons n'habitent pas dans le pays qu'ils représentent. Ils représentent donc quelque chose qui ne fait pas partie de leur quotidien. Dans le contexte de la Biennale, le système de représentation nationale est presque similaire à la représentation d'une idéologie des Etats-nations aujourd'hui en train de disparaître. Ce côté "coupe du monde des artistes" me paraît dépassé. L'avantage qu'offre l'exposition de l'Arsenal, en tout cas cette année, est de montrer beaucoup d'artistes issus de régions périphériques au marché de l'art. Je ne dis pas que cela va changer radicalement la face de l'art, mais cela démontre une formidable vitalité créatrice extérieure à l'Occident. C'est comme si les arrêts Bosman et Malaja étaient appliqués à l'art et je trouve ça très bien.

AM: Ton Survival Guide prend Bruxelles, en tant que centre de décisions européennes, comme point de départ de tes informations. Mais tu y parles aussi de la situation à Trevise. Quel pouvait être le sens de cette œuvre dans le contexte particulier de l'Italie de Berlusconi, Fini et Bossi ?

J.C.: Je suis un européen convaincu. Ce qui se passe à Bruxelles est en train de modifier l'ordre du monde. Des décisions très importantes y sont prises dans l'indifférence générale et je crois qu'il est temps de prendre l'Union au sérieux. J'assimile l'Italie, et Berlusconi en particulier, à une tiers-mondialisation de la politique européenne. Je suis latino-américain et je sais ce que signifie le populisme; j'ai vu ce que pouvait donner un chef d'état concentrant autant d'intérêts privés et publics entre ses mains. Je pense qu'il était intéressant de faire un travail politique sur cette Biennale, qui a été difficile à monter de par le fait que Bonami n'était pas le choix de l'Etat italien.
D'autre part, la situation géographique de Venise et le contexte historique de la Biennale prêtent à une intervention politique. Excepté Hans Haacke, personne n'a jamais abordé ces questions. Il a utilisé le pavillon allemand comme métaphore du fascisme en Europe. Pour ma part, je suis parti du contexte particulier de Trévise comme élément du Survival Guide. C'est une ville phare dans le développement du fascisme italien, toujours très conservatrice et où la Liga est très répandue.

AM: Si certains artistes n'ont jamais cessé d'aborder le champ politique ou les problèmes de société, cette tendance est manifeste, lors des manifestations internationales, depuis plusieurs années. On peut fixer Documenta X de Catherine David comme nouveau départ à cette préoccupation. Comment te situes-tu par rapport à cette filialisation?

J.C.: Le problème des artistes qui ont œuvré dans le champ politique est que, selon moi, durant de longues années, ils ont abordé les problèmes de manière très classique, presque manichéenne: gauche-droite, pour-contre, d'accord-pas d'accord, homo-hétéro, etc. Je crois que les situations sont beaucoup plus complexes. On peut analyser les situations à partir des sciences sociales ou juridiques de façon plus poussée.

JOTACASTRO "Survival Guide for demonstrators", 2003, installation. Courtesy galerie Maison neuve, Paris

AM: Les modes d'expression de la contestation ou les formes actuelles de résistance ne doivent-elles pas être réinventées? N'est-il pas temps de sortir de la mythologie moderne de la révolte, avec son cortège d'affrontements frontaux, dont le G8, à Gênes, a été le dernier et dramatique exemple? D'autres formes ne sont-elles pas nécessaires aujourd'hui? De même, les attitudes des artistes vis-à-vis de l'institution culturelle, comme la Biennale, par exemple, ne sont-elles pas à renouveler? A l'affrontement frontal moderniste, ne se sont-elles pas substituées des stratégies de parasitage ou d'infection?

J.C.: En tant que protestation, l'œuvre est confrontée à différentes problématiques. La première attitude est celle qui vient perturber l'institution. Mais n'est-elle pas vaine? L'institution annihilant sa puissance critique par sa récupération. L'autre est celle de refuser l'institution: ne pas participer. Aujourd'hui, il y a d'autres façons de travailler: opter pour la confrontation en se positionnant différemment.
Survival Guide en est un bon exemple. Cette pièce a été faite pour la Biennale mais elle va circuler après; elle participe au projet mais se détruira aussi physiquement avec la manifestation. L'objet n'existera plus mais des milliers de gens auront eu le guide en main et peut-être certains développeront-ils des formes d'actions grâce à cela?

 

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