Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 20
 
 
L'invitation des inconnues1
par Christine Jamart

Epousant le rythme (inéluctable) d'une alternance communautaire propre au fédéralisme de notre petit pays, il revient, en cette 50e édition de la Biennale des Arts Visuels de Venise, à la Communauté française de battre pavillon dans l'enceinte prestigieuse - mais non moins soumise à questionnements - des Giardini.
C'est au terme de l'examen et d'une pré-sélection menés par un jury composé de membres des Cabinets Richard Miller et Hervé Hasquin2, de l'Administration et de représentants de la Commission Consultative des Arts Plastiques, de projets circonstanciés remis par neuf candidats au titre de commissaire, dont huit désignés par le pouvoir public3, et du choix souverain opéré par le Ministre Miller parmi trois candidatures retenues4, que fut mandaté Thierry de Duve, théoricien de l'art et essayiste de renommée.

 
Dans la salle centrale, Valérie Mannaerts, "Silver + exact", 2003, projection vidéo réalisée pour Venise ; installation en cours.
Photo: Saskia Gevaert.

Il n'est pas sans intérêt d'esquisser ici le cadre dans lequel s'éffectue une sélection de cet ordre en ce qu'il révèle la primauté, du moins dans la procédure, du choix d'un commissaire (l'amont) sur la désignation du ou des artiste(s) invités à investir le pavillon (l'aval). De plus, outre la pertinence du projet artistique tel qu'il s'énonce, concourt tout autant à la décision finale la fiabilité du dossier en ses paramètres communicationnels et financiers (soit le strict respect du cahier des charges). Le cadre ainsi posé relativise somme toute les pressions liées au phénomène ingrat de représentation nationale qui pourraient peser sur les épaules des artistes avalisés de même qu'insiste sur les liens de complicité professionnelle noués de longue date entre ceux-ci et le commissaire en charge.

Ainsi, concevant un parcours personnel tel l'expression d'une "conviction" et d'une "fidélité" esthétiques5, celui qui, nonobstant une réputation internationale, ne fut que rarissimement commissaire d'expositions, fit sans grande surprise le choix de deux jeunes artistes, Sylvie Eyberg (Bruxelles, 1963) et Valérie Mannaerts (Bruxelles, 1974), présentes dans la manifestation "Voici" (au Palais des Beaux-Arts, dans le cadre de Bruxelles 2000) dont il assuma la paternité, non sans susciter de débats critiques au sein d'une presse spécialisée. De débats, il fut ici encore question, cette fois relayés par une presse généraliste, lorsque Jan Hoet fustiga le choix opéré par de Duve de confier à de (trop) jeunes artistes la lourde responsabilité d'occuper un pavillon national à Venise, avec, de ce point de vue, le risque encouru de briser une carrière naissante, par trop fragile6. Réponse à ces griefs fut donnée par le commissaire7 qui, lors de la conférence de presse annoncant son choix artistique, livrait déjà sa conception d'une Biennale telle Venise comme "un endroit où faire connaître des artistes, non les consacrer". S'il ne revient pas à ce commentaire d'alimenter la polémique qui, sur ce plan précis (lancer ou consacrer une carrière artistique par voie de Biennale), est sujette à affinements à maints égards, notons tout de même que le travail de Valérie Mannaerts, fort jeune encore, prit, malgré une réelle acuité et une forte charge, un risque à figurer dans ce contexte de représentation internationale alors que celui mené par Sylvie Eyberg, engagé de plus longue date en une gestation lente et cohérente, se posait d'emblée apte à relever le défi.

Hormis l'option assumée par le commissaire - et relayée avec courage et professionnalisme par les artistes elles-mêmes - de parier sur une représentation jeune et non encore confirmée, il en est une, singulière à Thierry de Duve, ce dont atteste l'essai de sa plume publié dans le livre accompagnant l'exposition8, qui engage un intérêt appuyé de sa part pour des démarches artistiques opérées au féminin en lesquelles le critique décelle "un esprit plus aigü" car "le débat féministe n'étant pas clos, celles-ci ont plus à gagner politiquement"9. S'en suit donc un essai de longue haleine, L'invitation des inconnues, sur l'œuvre de ces deux plasticiennes dévisagées en un regard contrapuntique que sous-tend la question de l' "authorship", du difficile accès à la paternité de l'œuvre, vécu au féminin sur toile de fond d'héritage artistique teinté de phallocratie.

L'écart entre ces deux œuvres de lignées différentes, en ce qu'elles convoquent peu ou prou de références artistiques communes, se révèle, en une lecture attentive et rapprochée, moindre qu'il n'y paraît de prime abord. Comme le souligne Thierry de Duve, toutes deux "font des images sans force de frappe, qui s'insinuent dans l'esprit en douceur. (…) Chez Sylvie le spectateur est d'abord maintenu à distance avant d'être invité à s'approcher lentement puis à s'immerger dans la trame de l'image jusqu'au moment où tout un monde éclot avec la rapidité d'un "haiku" japonais. Chez Valérie l'œuvre se donne dans l'instant avant de faire place au sentiment progressif que le sens de l'image reste opaque et que le temps est suspendu."10. Toutes deux génèrent des images qui, en des processus inverses et "à vitesses croisées"11, se dérobent à la préhension et interrogent la monstration. Les sérigraphies de grand format de Sylvie Eyberg, imprimées dans de subtiles gammes de gris, de jaune et, pour Venise, de rouge, livrent un univers de travail, de lecture, d'archivage principalement, monde de surfaces horizontales, de tables et d'établis, constitué d'images d'adoption extraites de magazines tel Life, Le Courrier de l'Unesco, Science & Vie, Lecture pour tous ou L'Union soviétique, recadrées souvent, agrandies en une trame diffuse et accompagnées de mots ou de bouts de phrases bilingues Français/Anglais, anonymes et "sans statut"12 excisés eux aussi de manuels, de grammaires ou d'encyclopédies dans leur typographie d'origine, n'entretenant avec l'image aucun rapport de signifiant. Faisant choix de ne point contribuer à la profusion galopante des images et à leur déflation croissante, l'artiste approfondit un corpus existant et travaille, via des cadrages bord à bord induisant une latéralité opérante, à en révéler le hors-champ. Les dessins, photographies et vidéos de Valérie Mannaerts ne recourent, quant à eux et d'aucune manière, au ready-made ou, plus précisément, aux images "de seconde main"13. Par le biais de sujets liés à l'intime et à l'introspection des êtres et jouant d'effets de superposition (dessin (re)photographié) ou de transposition (projection vidéo transférée d'un film en Super 8), ces œuvres dont l'iconographie fait la part belle à la main en tant que présentoir, celle qui présente l'image dans l'image, qui indexe ce qui se dérobe au regard, opèrent en profondeur, en autant de strates que de mises en abyme de l'image. Deux démarches qui, in fine, pour être irréductiblement singulières, n'empruntent pas moins un même procédé de découpe, de collage et de recadrage pour œuvrer finement à des glissements de sens. L'on peut toutefois regretter, qu'en ce pavillon dont la luminosité naturelle a été filtrée afin de gagner en pénombre pour une meilleure lecture (néanmoins insuffisante) des projections de Valérie Mannaerts, les œuvres tant de l'une que de l'autre aient des difficultés à prendre réellement corps. De même que souligner que les renvois contrapuntiques entre ces deux univers y opèrent moins que ce que l'on pouvait espérer. Quoiqu'il en soit, loin du spectaculaire convenu en ces représentations nationales dont il prend visiblement le contrepied, ce pavillon instille une certaine forme de résistance qu'il convient de saluer.

Les sérigraphies rouges réalisées par Sylvie Eyberg pour Venise dans la salle centrale ; dans le fond, Valérie Mannaerts, Livre ouvert (Evert), 2001, cibachrome.
Photo: Saskia Gevaert.
 
1. Titre de l'essai de de Duve.

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2. Respectivement, Ministre alors en charge des Arts, des Lettres et de l'Audiovisuel de la Communauté française de Belgique et Ministre-Président de la Communauté française de Belgique en charge des Relations Internationales. Composition du jury: Suzette Henrion (Cab. Miller), François Mairesse (Cab. Hasquin), Martine Lahaye, Patrice Dartevelle, Ariane Fradcourt (Administration), Xavier Cannone, Arlette Lemonnier, Pierre-Jean Foulon, Louise Descamps (CCAP).

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3. Pierre-Olivier Rollin (Fernando Alvim, avec les participations de Kendell Geers, William Kentridge, Olu Oguibé, Oladelé Ajiboyé, Antonio Olé, Simon Njami)/Christophe Veys (Edyth Dekyndt)/Catherine Mayeur (Joëlle Tuerlinckx) /Anne Pontégnie (Michel Frère)/Michel Baudson (Philippe De Gobert)/Daniel Vander Gucht (Emilio Lopez-Menchero) /Thierry de Duve (Sylvie Eyberg & Valérie Mannaerts) /Marianne Van Leeuw (Jacques Lizène, André Stas, Cirque Divers, Denis Pousseur). Canditature spontanée: Etienne Tilman (Jacques Charlier). Autre candidat pressenti: Michel Draguet (Michel Mouffe).

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4. Michel Baudson, Daniel Vander Gucht et Thierry de Duve.

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5. Propos du commissaire en conférence de presse.

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6. Entretien publié par le quotidien flamand "De Morgen", le 23.06.03.

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7. Voir "La Libre Belgique" du 26.06.03.

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8. Publié aux éditions Yves Gevaert, Bruxelles.

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9. Propos du commissaire en conférence de presse.

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10. Cat. op. cit.

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11. Idem.

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12. Ibidem.

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