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Dans la salle centrale, Valérie Mannaerts,
"Silver + exact", 2003, projection vidéo réalisée pour Venise
; installation en cours.
Photo: Saskia Gevaert.
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Il n'est pas sans intérêt d'esquisser ici le cadre dans lequel
s'éffectue une sélection de cet ordre en ce qu'il révèle la primauté,
du moins dans la procédure, du choix d'un commissaire (l'amont)
sur la désignation du ou des artiste(s) invités à investir le pavillon
(l'aval). De plus, outre la pertinence du projet artistique tel
qu'il s'énonce, concourt tout autant à la décision finale la fiabilité
du dossier en ses paramètres communicationnels et financiers (soit
le strict respect du cahier des charges). Le cadre ainsi posé relativise
somme toute les pressions liées au phénomène ingrat de représentation
nationale qui pourraient peser sur les épaules des artistes avalisés
de même qu'insiste sur les liens de complicité professionnelle noués
de longue date entre ceux-ci et le commissaire en charge.
Ainsi, concevant un parcours personnel tel l'expression d'une "conviction"
et d'une "fidélité" esthétiques5, celui qui, nonobstant une réputation
internationale, ne fut que rarissimement commissaire d'expositions,
fit sans grande surprise le choix de deux jeunes artistes, Sylvie
Eyberg (Bruxelles, 1963) et Valérie Mannaerts (Bruxelles, 1974),
présentes dans la manifestation "Voici" (au Palais des Beaux-Arts,
dans le cadre de Bruxelles 2000) dont il assuma la paternité, non
sans susciter de débats critiques au sein d'une presse spécialisée.
De débats, il fut ici encore question, cette fois relayés par une
presse généraliste, lorsque Jan Hoet fustiga le choix opéré par
de Duve de confier à de (trop) jeunes artistes la lourde responsabilité
d'occuper un pavillon national à Venise, avec, de ce point de vue,
le risque encouru de briser une carrière naissante, par trop fragile6.
Réponse à ces griefs fut donnée par le commissaire7 qui, lors de
la conférence de presse annoncant son choix artistique, livrait
déjà sa conception d'une Biennale telle Venise comme "un endroit
où faire connaître des artistes, non les consacrer". S'il ne revient
pas à ce commentaire d'alimenter la polémique qui, sur ce plan précis
(lancer ou consacrer une carrière artistique par voie de Biennale),
est sujette à affinements à maints égards, notons tout de même que
le travail de Valérie Mannaerts, fort jeune encore, prit, malgré
une réelle acuité et une forte charge, un risque à figurer dans
ce contexte de représentation internationale alors que celui mené
par Sylvie Eyberg, engagé de plus longue date en une gestation lente
et cohérente, se posait d'emblée apte à relever le défi.
Hormis l'option assumée par le commissaire - et relayée avec courage
et professionnalisme par les artistes elles-mêmes - de parier sur
une représentation jeune et non encore confirmée, il en est une,
singulière à Thierry de Duve, ce dont atteste l'essai de sa plume
publié dans le livre accompagnant l'exposition8, qui engage un intérêt
appuyé de sa part pour des démarches artistiques opérées au féminin
en lesquelles le critique décelle "un esprit plus aigü" car "le
débat féministe n'étant pas clos, celles-ci ont plus à gagner politiquement"9.
S'en suit donc un essai de longue haleine, L'invitation des inconnues,
sur l'œuvre de ces deux plasticiennes dévisagées en un regard contrapuntique
que sous-tend la question de l' "authorship", du difficile accès
à la paternité de l'œuvre, vécu au féminin sur toile de fond d'héritage
artistique teinté de phallocratie.
L'écart entre ces deux œuvres de lignées différentes, en ce qu'elles
convoquent peu ou prou de références artistiques communes, se révèle,
en une lecture attentive et rapprochée, moindre qu'il n'y paraît
de prime abord. Comme le souligne Thierry de Duve, toutes deux "font
des images sans force de frappe, qui s'insinuent dans l'esprit en
douceur. (…) Chez Sylvie le spectateur est d'abord maintenu à distance
avant d'être invité à s'approcher lentement puis à s'immerger dans
la trame de l'image jusqu'au moment où tout un monde éclot avec
la rapidité d'un "haiku" japonais. Chez Valérie l'œuvre se donne
dans l'instant avant de faire place au sentiment progressif que
le sens de l'image reste opaque et que le temps est suspendu."10.
Toutes deux génèrent des images qui, en des processus inverses et
"à vitesses croisées"11,
se dérobent à la préhension et interrogent la monstration. Les sérigraphies
de grand format de Sylvie Eyberg, imprimées dans de subtiles gammes
de gris, de jaune et, pour Venise, de rouge, livrent un univers
de travail, de lecture, d'archivage principalement, monde de surfaces
horizontales, de tables et d'établis, constitué d'images d'adoption
extraites de magazines tel Life, Le Courrier de l'Unesco, Science
& Vie, Lecture pour tous ou L'Union soviétique, recadrées souvent,
agrandies en une trame diffuse et accompagnées de mots ou de bouts
de phrases bilingues Français/Anglais, anonymes et "sans statut"12
excisés eux aussi de manuels, de grammaires ou d'encyclopédies dans
leur typographie d'origine, n'entretenant avec l'image aucun rapport
de signifiant. Faisant choix de ne point contribuer à la profusion
galopante des images et à leur déflation croissante, l'artiste approfondit
un corpus existant et travaille, via des cadrages bord à bord induisant
une latéralité opérante, à en révéler le hors-champ. Les dessins,
photographies et vidéos de Valérie Mannaerts ne recourent, quant
à eux et d'aucune manière, au ready-made ou, plus précisément, aux
images "de seconde main"13.
Par le biais de sujets liés à l'intime et à l'introspection des
êtres et jouant d'effets de superposition (dessin (re)photographié)
ou de transposition (projection vidéo transférée d'un film en Super
8), ces œuvres dont l'iconographie fait la part belle à la main
en tant que présentoir, celle qui présente l'image dans l'image,
qui indexe ce qui se dérobe au regard, opèrent en profondeur, en
autant de strates que de mises en abyme de l'image. Deux démarches
qui, in fine, pour être irréductiblement singulières, n'empruntent
pas moins un même procédé de découpe, de collage et de recadrage
pour œuvrer finement à des glissements de sens. L'on peut toutefois
regretter, qu'en ce pavillon dont la luminosité naturelle a été
filtrée afin de gagner en pénombre pour une meilleure lecture (néanmoins
insuffisante) des projections de Valérie Mannaerts, les œuvres tant
de l'une que de l'autre aient des difficultés à prendre réellement
corps. De même que souligner que les renvois contrapuntiques entre
ces deux univers y opèrent moins que ce que l'on pouvait espérer.
Quoiqu'il en soit, loin du spectaculaire convenu en ces représentations
nationales dont il prend visiblement le contrepied, ce pavillon
instille une certaine forme de résistance qu'il convient de saluer.
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Les sérigraphies rouges réalisées par Sylvie
Eyberg pour Venise dans la salle centrale ; dans le fond,
Valérie Mannaerts, Livre ouvert (Evert), 2001, cibachrome.
Photo: Saskia Gevaert.
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