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SYLVIE EYBERG, 2003, 150 x 200 cm, sérigraphie
rouge (to follow), papier to follow one another. Like one
another. invading
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Loin d'être l'expression d'une vérité qui se livrerait à l'observation,
les images extraites et recadrées par découpe de Sylvie Eyberg,
en appellent à une 'interprétation' que seul le recours au langage
- soit-il celui de l'image - rend possible. Dès lors, les conditions
d'émergence de l'objet de sa recherche (comment sont construites
les images) se trouvent liées aux conditions de production des énoncés
des images par leur publication originelle (que me disent-elles
et que leur fait-on dire). S'agissant bien là de photographie et
pour mieux en cerner les enjeux, elle se doit d'être ici étendue
à la notion d'acte et non réduite à celle de médium. Si le fragment
que prélève la main de Sylvie Eyberg se révèle aussi acéré que celui
qu'opèrerait l'œil d'un photographe dans un quelconque instant décisif,
leur intentionnalité comme leur temporalité divergent. L'extrême
lenteur durant laquelle l'appropriation des images opère est assignée
à une suite de gestes opérationnels, quasi scientifiques: fouille,
prélèvement, échantillonnage, classement, affiliation, indexation,
restauration, restitution. Gestes qui tous, d'une certaine manière,
se trouvent être le sujet visible de nombre d'œuvres. "Ce qui a
le plus d'importance (…), c'est la relativité des images entre elles
(…), ce n'est pas le fait extérieur qui intéresse vraiment, c'est
l'émanation intérieure, un certain mouvement des choses et des gens
(…)."3 Le certain mouvement dont il est question ici - au féminin
- entre photographie et cinéma si caractéristique du travail de
Sylvie Eyberg, entraîne un autre mouvement, historique celui-là.
suivre l'un(e) l'autre./Comme/l'un(e) l'autre./envahir 4
D'un geste à l'autre et d'une image à l'autre, Sylvie Eyberg nous
renvoie à l'origine historique de l'image photographique et, plus
particulièrement, à son tournant moderne. Et, incidemment, peut-on
remarquer que c'est par le biais de la photographie qu'une histoire
au féminin - un certain mouvement à l'ombre de la peinture et de
la sculpture - a pu se constituer. D'un regard porté vers elles-mêmes
d'abord, d'un regard à partir d'elles-mêmes ensuite. Pourtant, cette
histoire de l'image entre photographie et cinéma, avait bien mal
débuté. En 1889, peu de temps après avoir transformé le fusil en
caméra en substituant le film aux balles, Etienne Jules Marey et
Thomas Edison inventent le kinétoscope. Ce dispositif, un amalgame
des techniques phonographique et photographique, permet à un spectateur
de jeter un coup d'œil à travers une petite fente pour visionner
des films en boucle. Connu sous le nom de "peep-show", les spectateurs/voyeurs
observaient de séduisantes images de femmes. Le fusil/caméra entretient
depuis une étroite relation avec l'art cinématographique et l'érotisation
de l'image de la femme en photographie. En associant le fusil à
la caméra - presser la gâchette ou le déclencheur -, la représentation
de la femme est littéralement liée à la traque fantasmatique érigée
en spectacle5. Toute l'œuvre de Cindy Sherman à titre exemplatif,
des "Film Still #" aux "Untitled #", est habitée par cette hantise.
Bien différente de la démarche de Marey était celle de Julia Margaret
Cameron (1815-1879) dont les portraits de femmes - à la suite de
celles de Clementina Hawarden - reflètent la quête d'une identité
féminine autonome au travers la représentation et l'expression artistique
à la veille de la modernité et que définira mieux que quiconque
sa petite-nièce Virginia Woolf. Une voie est ouverte que d'autres
femmes photographes emprunteront ou croiseront bientôt. Aux Etats-Unis,
au début de XXe siècle, Gertrude Kasebier, Alice Boughton, Anne
W. Brigman et d'autres au sein du mouvement Pictorialiste et de
la Photo-Secession optent, à l'instar d'Alfred Stieglitz, pour une
photographie abusivement artistique par ses effets de tirage. Plus
consciente de son environnement est la figure centrale d'Alice Austen
qui, dès l'âge de 10 ans, pratique la photographie comme un outil
de libération face aux contraintes victoriennes et devient un témoin
actif de l'identification des femmes en tant que minorité. Mais
c'est à Germaine Krull que revient le mouvement de bascule dans
la modernité. Avec Florence Henri, elle rejoint le "collectif de
chercheurs" créé au Bauhaus autour de Laszlo Moholy-Nagy qui énonce
un nouveau langage visuel issu de l'expérimentation et du déplacement
des points de vues. Il n'est pas tout de nommer la contre-plongée,
les cadrages obliques, le gros plan ou le photomontage sans mentionner
le déplacement et l'ouverture que ce langage occasionne, contenant
en substance la promesse d'un accès - d'une alphabétisation par
l'image - pour tous. Cette émancipation des formes autoritaires
d'un langage résilié incite des femmes6 à se situer au cœur d'un
mouvement qui utilise la photographie pour décaler le regard et
façonner une vision sociale autre. Entre la "Nouvelle Vision" en
France et le Bauhaus en Allemagne va se créer une mouvance de libération
des formes entraînant celle des individus.
Songes et conflits
Il peut sembler que la pratique de Sylvie Eyberg se noue à ce lien
historique du projet "moderne" comme à un fil jamais brisé, alors
qu'elle le revisiterait plutôt comme, par exemple, Sherrie Levine
revisite des œuvres de la modernité. La portée critique de ces deux
démarches n'a pas pour autant la même perspective. Si Sherrie Levine
pratique le 'cynisme' postmoderne et morbide du désenchantement
par l'éblouissante beauté du ready-made généralisé, Sylvie Eyberg
fait usage du langage livré par la modernité pour en reproduire,
en douce, la force de résistance à l'encontre du 'tout image' sous
l'emprise de laquelle s'enlise, dans un silence complice, un monde
dont on voudrait, de force, nous rendre contemporains. À cette transition
immanquable du document au documentaire, la rephotographie ne peut
plus suffire. Au fil des œuvres de Sylvie Eyberg, un passage du
muet au sonore, du parlant au doublage s'est opéré. Ni poème ni
haïku, le texte - ayant subi le même prélèvement de livres ou de
magazines - est une bande son qui renvoie un peu plus encore l'image
à son statut documentaire. Il serait vain de chercher une correspondance
lisible entre un texte et 'son' image, mieux vaut la chercher entre
tous les textes et toutes les images et laisser le film de l'exposition
se projeter. Les outils de Sylvie Eyberg se limitent aux ciseaux
et à la colle, précisément comme une monteuse de films; la chambre
noire ou la table de sérigraphie ne servant qu'à tirer une copie
du montage.
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SYLVIE EYBERG, 2003, 140 x 90 cm, sérigraphie
grise (faire),papier faire, lire a story; "breakable"
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La mise en scène publique de l'hystérie collective de cette Biennale
de Venise 2003 est bien ce à quoi l'œuvre de Sylvie Eyberg résiste,
en douceur et en dignité. Face à tous les conflits que cette Biennale
engendre, je songe à cette citation de Virginia Woolf extraite de
"L'art du roman": "Il est probable que dans la vie comme dans l'art,
les valeurs ne sont pas pour une femme ce qu'elles sont pour un
homme. Quand une femme se met à écrire un roman, elle constate sans
cesse qu'elle a envie de changer les valeurs établies - rendre sérieux
ce qui semble insignifiant à un homme, rendre quelconque ce qui
lui paraît important. Et naturellement, le critique l'en blâmera;
(…) il verra là non simplement une vue différente, mais une vue
faible ou banale ou sentimentale parce qu'elle diffère de la sienne."
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