Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 20
 
 
D'une femme sans caméra… à une chambre à soi
par Renaud Huberlant
"Le film parlant idéal sera celui où il n'entrera qu'un mot, qu'un cri, quelques exclamations qui viendront renforcer l'image. En dehors de tout cela, il n'y a de place que pour le silence." Germaine Dulac1
 

Peut-être, pour aborder le travail de Sylvie Eyberg dans le cadre de cette Biennale de Venise, peut-on réemprunter le passage de Charcot à Freud - celui qui mène du regard à l'écoute, au moment même où naît le cinématographe (1895) - afin d'échapper à la tyrannie de l'œil et de se concentrer sur les récits et les mises en et hors contexte. Quitter la mise en scène publique2 pour assurer ce passage de la représentation aux moyens de cette représentation, en posant le postulat selon lequel Sylvie Eyberg n'ajouterait pas de nouvelles images à l'index de toutes celles déjà produites mais les en rétracteraient plutôt.

 
SYLVIE EYBERG, 2003, 150 x 200 cm, sérigraphie rouge (to follow), papier to follow one another. Like one another. invading

Loin d'être l'expression d'une vérité qui se livrerait à l'observation, les images extraites et recadrées par découpe de Sylvie Eyberg, en appellent à une 'interprétation' que seul le recours au langage - soit-il celui de l'image - rend possible. Dès lors, les conditions d'émergence de l'objet de sa recherche (comment sont construites les images) se trouvent liées aux conditions de production des énoncés des images par leur publication originelle (que me disent-elles et que leur fait-on dire). S'agissant bien là de photographie et pour mieux en cerner les enjeux, elle se doit d'être ici étendue à la notion d'acte et non réduite à celle de médium. Si le fragment que prélève la main de Sylvie Eyberg se révèle aussi acéré que celui qu'opèrerait l'œil d'un photographe dans un quelconque instant décisif, leur intentionnalité comme leur temporalité divergent. L'extrême lenteur durant laquelle l'appropriation des images opère est assignée à une suite de gestes opérationnels, quasi scientifiques: fouille, prélèvement, échantillonnage, classement, affiliation, indexation, restauration, restitution. Gestes qui tous, d'une certaine manière, se trouvent être le sujet visible de nombre d'œuvres. "Ce qui a le plus d'importance (…), c'est la relativité des images entre elles (…), ce n'est pas le fait extérieur qui intéresse vraiment, c'est l'émanation intérieure, un certain mouvement des choses et des gens (…)."3 Le certain mouvement dont il est question ici - au féminin - entre photographie et cinéma si caractéristique du travail de Sylvie Eyberg, entraîne un autre mouvement, historique celui-là.

suivre l'un(e) l'autre./Comme/l'un(e) l'autre./envahir 4
D'un geste à l'autre et d'une image à l'autre, Sylvie Eyberg nous renvoie à l'origine historique de l'image photographique et, plus particulièrement, à son tournant moderne. Et, incidemment, peut-on remarquer que c'est par le biais de la photographie qu'une histoire au féminin - un certain mouvement à l'ombre de la peinture et de la sculpture - a pu se constituer. D'un regard porté vers elles-mêmes d'abord, d'un regard à partir d'elles-mêmes ensuite. Pourtant, cette histoire de l'image entre photographie et cinéma, avait bien mal débuté. En 1889, peu de temps après avoir transformé le fusil en caméra en substituant le film aux balles, Etienne Jules Marey et Thomas Edison inventent le kinétoscope. Ce dispositif, un amalgame des techniques phonographique et photographique, permet à un spectateur de jeter un coup d'œil à travers une petite fente pour visionner des films en boucle. Connu sous le nom de "peep-show", les spectateurs/voyeurs observaient de séduisantes images de femmes. Le fusil/caméra entretient depuis une étroite relation avec l'art cinématographique et l'érotisation de l'image de la femme en photographie. En associant le fusil à la caméra - presser la gâchette ou le déclencheur -, la représentation de la femme est littéralement liée à la traque fantasmatique érigée en spectacle5. Toute l'œuvre de Cindy Sherman à titre exemplatif, des "Film Still #" aux "Untitled #", est habitée par cette hantise.

Bien différente de la démarche de Marey était celle de Julia Margaret Cameron (1815-1879) dont les portraits de femmes - à la suite de celles de Clementina Hawarden - reflètent la quête d'une identité féminine autonome au travers la représentation et l'expression artistique à la veille de la modernité et que définira mieux que quiconque sa petite-nièce Virginia Woolf. Une voie est ouverte que d'autres femmes photographes emprunteront ou croiseront bientôt. Aux Etats-Unis, au début de XXe siècle, Gertrude Kasebier, Alice Boughton, Anne W. Brigman et d'autres au sein du mouvement Pictorialiste et de la Photo-Secession optent, à l'instar d'Alfred Stieglitz, pour une photographie abusivement artistique par ses effets de tirage. Plus consciente de son environnement est la figure centrale d'Alice Austen qui, dès l'âge de 10 ans, pratique la photographie comme un outil de libération face aux contraintes victoriennes et devient un témoin actif de l'identification des femmes en tant que minorité. Mais c'est à Germaine Krull que revient le mouvement de bascule dans la modernité. Avec Florence Henri, elle rejoint le "collectif de chercheurs" créé au Bauhaus autour de Laszlo Moholy-Nagy qui énonce un nouveau langage visuel issu de l'expérimentation et du déplacement des points de vues. Il n'est pas tout de nommer la contre-plongée, les cadrages obliques, le gros plan ou le photomontage sans mentionner le déplacement et l'ouverture que ce langage occasionne, contenant en substance la promesse d'un accès - d'une alphabétisation par l'image - pour tous. Cette émancipation des formes autoritaires d'un langage résilié incite des femmes6 à se situer au cœur d'un mouvement qui utilise la photographie pour décaler le regard et façonner une vision sociale autre. Entre la "Nouvelle Vision" en France et le Bauhaus en Allemagne va se créer une mouvance de libération des formes entraînant celle des individus.

Songes et conflits
Il peut sembler que la pratique de Sylvie Eyberg se noue à ce lien historique du projet "moderne" comme à un fil jamais brisé, alors qu'elle le revisiterait plutôt comme, par exemple, Sherrie Levine revisite des œuvres de la modernité. La portée critique de ces deux démarches n'a pas pour autant la même perspective. Si Sherrie Levine pratique le 'cynisme' postmoderne et morbide du désenchantement par l'éblouissante beauté du ready-made généralisé, Sylvie Eyberg fait usage du langage livré par la modernité pour en reproduire, en douce, la force de résistance à l'encontre du 'tout image' sous l'emprise de laquelle s'enlise, dans un silence complice, un monde dont on voudrait, de force, nous rendre contemporains. À cette transition immanquable du document au documentaire, la rephotographie ne peut plus suffire. Au fil des œuvres de Sylvie Eyberg, un passage du muet au sonore, du parlant au doublage s'est opéré. Ni poème ni haïku, le texte - ayant subi le même prélèvement de livres ou de magazines - est une bande son qui renvoie un peu plus encore l'image à son statut documentaire. Il serait vain de chercher une correspondance lisible entre un texte et 'son' image, mieux vaut la chercher entre tous les textes et toutes les images et laisser le film de l'exposition se projeter. Les outils de Sylvie Eyberg se limitent aux ciseaux et à la colle, précisément comme une monteuse de films; la chambre noire ou la table de sérigraphie ne servant qu'à tirer une copie du montage.

SYLVIE EYBERG, 2003, 140 x 90 cm, sérigraphie grise (faire),papier faire, lire a story; "breakable"

La mise en scène publique de l'hystérie collective de cette Biennale de Venise 2003 est bien ce à quoi l'œuvre de Sylvie Eyberg résiste, en douceur et en dignité. Face à tous les conflits que cette Biennale engendre, je songe à cette citation de Virginia Woolf extraite de "L'art du roman": "Il est probable que dans la vie comme dans l'art, les valeurs ne sont pas pour une femme ce qu'elles sont pour un homme. Quand une femme se met à écrire un roman, elle constate sans cesse qu'elle a envie de changer les valeurs établies - rendre sérieux ce qui semble insignifiant à un homme, rendre quelconque ce qui lui paraît important. Et naturellement, le critique l'en blâmera; (…) il verra là non simplement une vue différente, mais une vue faible ou banale ou sentimentale parce qu'elle diffère de la sienne."

 
1. Germaine Dulac, Jouer avec les bruits. In. Cinéa Ciné pour tous, 15 août 1929. Cinéaste, théoricienne et militante, Germaine Dulac (1882-1942) a joué un rôle fondateur dans l'histoire et l'évolution de l'art cinématographique .

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2. Telles celles réalisées par le photographe Albert Londe pour les 'hystériques' de Charcot à l'hôpital de La Salpetrière.

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3. Germaine Dulac in Les Cahiers du Mois, 1925.

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4. Sous-titrage de l'œuvre ci-reproduite page de gauche.

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5. Cf. l'œuvre de Lynn Hershman, in Iterations: The New Image Ed. Thimothy Druckrey, International Center of Photography, New York 1993 .

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6. Berenice Abbott, Ellen Auerbach, Denise Bellon, Ilse Bing, Marianne Breslauer, Claude Cahun, Yvonne Chevalier, Nora Dumas, Gertrude Fehr, Hannah Hoch, Dora Maar, Lisette Model, Ré Soupault, Grete Stern, … .

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