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"R one way, n° 1", 2003, série de 5 cibachromes,
86 x 57,5 cm. chacun, encadrés.
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Mais où est la similarité dans les images que nous propose Valérie
Mannaerts? Quel est l'enjeu de cette mise en scène de la disparition-par-l'apparition?
Qu'occulte-t-on dans ces images perturbantes qui suggèrent constamment
quelque chose d'innommable, quelque chose qui néanmoins est ou a
été clairement perpétré sur des corps? Dès qu'elle n'apparaît plus
exempte de tout soupçon mais gehemmt (inhibée, entravée par quelque
chose ou quelqu'un et se présentant dès lors comme abîmée ou incomplète
à notre regard), l'histoire que raconte le corps est en même temps
sa propre anamnèse, ses propres antécédents. Ici, quelque chose
a eu lieu qui ne pouvait pas être montré sans truchement ni faux-fuyant.
Et pourtant ce quelque chose est mis en scène concrètement, presque
avec impudeur, dans des détails et des attributs énigmatiques, dans
des atours incongrus, dans cette zone crépusculaire du travestissement
qui se déploie en peau, en cicatrices et en vêtements, dans les
taches floues qui détournent certaines images pour en faire les
documents suspects d'un terrible dossier sur la maltraitance. Impérativement,
violemment, un lien relie ces images hétérogènes et en fait une
seule et même histoire. Mais laquelle? Cette image d'antécédents
engloutis qui rendraient le corps coupable de quelque chose d'indicible
- alors qu'il ne s'agit que de sa simple apparition - leste les
dessins de Valérie Mannaerts du plomb de l'insinuation, à la limite
de l'accusation ou de l'auto-accusation. Pourtant, cette apparente
morbidité n'émane que de notre impossibilité à bien observer: la
source originelle, le dessin, nous est totalement déniée. Nous ne
pouvons pas compter sur le caractère ou le pathétique de la main
de l'artiste pour faire le point - mais cette Vexierbild, cette
crypto-image nous taraude. Le regard frôle des endroits qui pourraient
indifféremment être des plaies à vif ou de banales taches dues à
une mauvaise copie. C'est précisément en arrachant cette certitude
à l'image, en intercalant entre nous et l'image dessinée à la main
l'intermédiaire de la photographie qui impose au dessin l'anonymat
de la technique, que se crée l'impression de document, d'archive,
d'entassement brutal d'évocations, et que naît alors la tendance
à reconstruire une histoire écoulée, détruite à jamais. La technique
de l'impression photomécanique par laquelle Mannaerts nous dérobe
la "fraîcheur" du premier coup d'œil sur le dessin que nous aimerions
tant qualifier de spontané, prend ici les dimensions de la machine
à torture de Kafka: la lumière photographique rend illisible l'inscription
du dessin, de ce qui se passe "vraiment". Mais elle maltraite, torture
même clairement les corps par de nouvelles taches suspectes et un
éclairage quelque peu repoussant, qui stigmatisent le crime occulté.
La paroi mécanique est elle-même devenue la machine à torture d'intimités
perdues ou refoulées. C'est comme si l'on nous tendait des documents
abandonnés de maltraitance ancienne, transmis sous la forme de copies
hautement suspectes. L'émoi esthétique qu'ils éveillent en nous,
nous trouble d'autant plus. Ces dessins n'ont plus rien de commun
avec les dessins "charnels" d'un Egon Schiele, par exemple, mais
suggèrent plutôt l'impossibilité intellectuelle d'être aussi dramatiquement
direct que lui. Ce qui demeure ici est un document ramené à la surface,
issu d'un véritable Titanic des émotions humaines.
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Dans la salle centrale, "Silver + exact",
2003, projection vidéo réalisée pour Venise; avec Sylvie Eyberg
à l'avant-plan. Photo: Saskia Gevaert.
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Que suggère cette histoire? L'aveu d'une expérience traumatisante?
L'automutilation? L'implacabilité, non seulement dans le regard,
mais dans le vécu du propre corps, qui dévoile un fragment puis
erre en quête de la confirmation de ses soupçons angoissés?
En dérobant à notre vue le document original, on met ici en scène
quelque chose qui dépasse de loin l'histoire immédiate. Soudain,
nous comprenons qu'il ne saurait y avoir eu d'origine: voir le premier
dessin n'ajouterait rien mais anéantirait tout ce qui nous fait
penser à l'histoire disparue, celle qui parle de victoire, de blessures
et d'aliénation.
Valérie Mannaerts ne s'est pas contentée de créer une série d'images
inquiétantes: dans l'installation tridimensionnelle originale, deux
écrans changent radicalement la structure des images et laissent
transparaître un autre aspect de l'histoire disparue.
Une histoire que la densité des images, les déficiences physiques
parfois puérilement pénibles font apparaître comme une grande intimité
qui se dénude inopinément, qui a le caractère d'une confession spontanée,
déplacée et qui nous assaille une fois de plus par la périphérie:
sur le premier écran nous fixent les yeux de la jeune actrice Ana
Torrent de Cria Cuervos, le film dans lequel Carlos Saura montre
l'horrible désillusion du regard enfantin sans décrire les événements
eux-mêmes - c'est-à-dire l'épouvante de la mort par l'acte sexuel
à laquelle l'enfant assiste. Ce qui s'est vraiment passé avant que
l'histoire commence est hors champ, invisible à nos yeux, et nous
voyons ce que la partie occultée de l'histoire a imposé au regard:
elle l'a infecté pour toujours du soupçon. Ce qui nous reste de
ce film n'est pas le souvenir de ces terribles événements, mais
le regard impassible, insondable de la petite fille qui a vu quelque
chose qui a changé sa vie. C'est le regard d'Ana Torrent, et non
les événements en tant que faits, qui rend le film triste à la limite
du supportable. Aussi, l'histoire périphérique que Mannaerts montre
sur la vidéo devient la clé et même le support du sens caché de
la série d'images. Car sur un second écran, nous voyons émerger
et disparaître le regard presque vide de Mannaerts elle-même, plongée
dans la réflexion la plus profonde: des pensées sur ce que nous
dérobe l'histoire? Devons-nous lire dans ses yeux ce qui est arrivé
à ces corps avant qu'ils ne soient dessinés, photographiés et presque
machinalement copiés? Ou devons-nous déduire de ce regard que tout
s'y trouve, et qu'à l'extérieur n'existe qu'un reflet chimérique,
ambigu - aussi chimérique que les copies suspectes? Qui plus est,
les yeux de Valérie Mannaerts ressemblent à s'y méprendre à ceux
de la petite actrice Ana Torrent, qui reflétaient si bien ses terreurs
enfantines dans Cria Cuervos… Dans le fragment de vidéo montré,
Ana Torrent chante le tube espagnol qui semble symboliser la perte
de la possibilité de retrouver l'harmonie et la grande fascination
muette qui en est la conséquence.
Elle chante avec un regard vide, le regard blessé d'une conscience
initiée à un secret fatal au repos de l'âme. Les deux installations
vidéo radicalisent ainsi les dessins/copies exposés.
C'est pourquoi il ne faudrait pas voir l'œuvre de Mannaerts comme
une simple série de dessins mécaniquement reproduit: il s'agit en
réalité d'une installation spatiale dans laquelle les images vidéo
sont devenues le point de mire de ce qui ne peut/ne pouvait apparaître
dans les dessins photographiés et copiés que comme une suggestion,
vague mais horrible. Ce regard a besoin de l'espace tridimensionnel
pour terroriser le spectateur avec ce qui lui est simultanément
dérobé.
À propos de ce regard filmique qui change à jamais l'espace, Marguerite
Duras a dit un jour qu'il est le regard d'une passion révolue, qui
veut rester fièrement en vie et défie le monde pour se positionner,
aujourd'hui, dans un présent perdurant - du coin de l'œil, certes,
car rien de ce genre ne peut être regardé en face: chaque tentative
dans ce sens ferait immédiatement s'évanouir les derniers restes
de l'histoire.
Le regard, dès lors, devra éternellement vaciller, osciller dans
la lumière de ce qui lui est dérobé - dans ce laps de temps troublant
où il cherche à déchiffrer ce qui lui échappe par son apparition.
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Fragment du film 'Cria Cuervos', vidéo, son,
1 min 10 en boucle, 1996.
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