Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 20
 
 
Du coin de l'œil. Quelques impressions sur les œuvres de Valérie Mannaerts
par Stefan Hertmans

Une histoire peut-elle s'imposer au regard tout en lui échappant à jamais? Dans Looking awry, Slavoj Zizek affirme que seul le regard en biais, la focalisation qui n'en est pas une - du coin de l'œil pour ainsi dire - peut découvrir quelque chose de tout ce qui, dans et par l'apparition de l'image, lui échappe en même temps. Walter Benjamin, de son côté, parle de l'expérience fugitive de la similitude, qui traverse la conscience comme un éclair et demeure insaisissable.

 
"R one way, n° 1", 2003, série de 5 cibachromes, 86 x 57,5 cm. chacun, encadrés.

Mais où est la similarité dans les images que nous propose Valérie Mannaerts? Quel est l'enjeu de cette mise en scène de la disparition-par-l'apparition? Qu'occulte-t-on dans ces images perturbantes qui suggèrent constamment quelque chose d'innommable, quelque chose qui néanmoins est ou a été clairement perpétré sur des corps? Dès qu'elle n'apparaît plus exempte de tout soupçon mais gehemmt (inhibée, entravée par quelque chose ou quelqu'un et se présentant dès lors comme abîmée ou incomplète à notre regard), l'histoire que raconte le corps est en même temps sa propre anamnèse, ses propres antécédents. Ici, quelque chose a eu lieu qui ne pouvait pas être montré sans truchement ni faux-fuyant. Et pourtant ce quelque chose est mis en scène concrètement, presque avec impudeur, dans des détails et des attributs énigmatiques, dans des atours incongrus, dans cette zone crépusculaire du travestissement qui se déploie en peau, en cicatrices et en vêtements, dans les taches floues qui détournent certaines images pour en faire les documents suspects d'un terrible dossier sur la maltraitance. Impérativement, violemment, un lien relie ces images hétérogènes et en fait une seule et même histoire. Mais laquelle? Cette image d'antécédents engloutis qui rendraient le corps coupable de quelque chose d'indicible - alors qu'il ne s'agit que de sa simple apparition - leste les dessins de Valérie Mannaerts du plomb de l'insinuation, à la limite de l'accusation ou de l'auto-accusation. Pourtant, cette apparente morbidité n'émane que de notre impossibilité à bien observer: la source originelle, le dessin, nous est totalement déniée. Nous ne pouvons pas compter sur le caractère ou le pathétique de la main de l'artiste pour faire le point - mais cette Vexierbild, cette crypto-image nous taraude. Le regard frôle des endroits qui pourraient indifféremment être des plaies à vif ou de banales taches dues à une mauvaise copie. C'est précisément en arrachant cette certitude à l'image, en intercalant entre nous et l'image dessinée à la main l'intermédiaire de la photographie qui impose au dessin l'anonymat de la technique, que se crée l'impression de document, d'archive, d'entassement brutal d'évocations, et que naît alors la tendance à reconstruire une histoire écoulée, détruite à jamais. La technique de l'impression photomécanique par laquelle Mannaerts nous dérobe la "fraîcheur" du premier coup d'œil sur le dessin que nous aimerions tant qualifier de spontané, prend ici les dimensions de la machine à torture de Kafka: la lumière photographique rend illisible l'inscription du dessin, de ce qui se passe "vraiment". Mais elle maltraite, torture même clairement les corps par de nouvelles taches suspectes et un éclairage quelque peu repoussant, qui stigmatisent le crime occulté. La paroi mécanique est elle-même devenue la machine à torture d'intimités perdues ou refoulées. C'est comme si l'on nous tendait des documents abandonnés de maltraitance ancienne, transmis sous la forme de copies hautement suspectes. L'émoi esthétique qu'ils éveillent en nous, nous trouble d'autant plus. Ces dessins n'ont plus rien de commun avec les dessins "charnels" d'un Egon Schiele, par exemple, mais suggèrent plutôt l'impossibilité intellectuelle d'être aussi dramatiquement direct que lui. Ce qui demeure ici est un document ramené à la surface, issu d'un véritable Titanic des émotions humaines.

Dans la salle centrale, "Silver + exact", 2003, projection vidéo réalisée pour Venise; avec Sylvie Eyberg à l'avant-plan. Photo: Saskia Gevaert.

Que suggère cette histoire? L'aveu d'une expérience traumatisante? L'automutilation? L'implacabilité, non seulement dans le regard, mais dans le vécu du propre corps, qui dévoile un fragment puis erre en quête de la confirmation de ses soupçons angoissés?

En dérobant à notre vue le document original, on met ici en scène quelque chose qui dépasse de loin l'histoire immédiate. Soudain, nous comprenons qu'il ne saurait y avoir eu d'origine: voir le premier dessin n'ajouterait rien mais anéantirait tout ce qui nous fait penser à l'histoire disparue, celle qui parle de victoire, de blessures et d'aliénation.

Valérie Mannaerts ne s'est pas contentée de créer une série d'images inquiétantes: dans l'installation tridimensionnelle originale, deux écrans changent radicalement la structure des images et laissent transparaître un autre aspect de l'histoire disparue.

Une histoire que la densité des images, les déficiences physiques parfois puérilement pénibles font apparaître comme une grande intimité qui se dénude inopinément, qui a le caractère d'une confession spontanée, déplacée et qui nous assaille une fois de plus par la périphérie: sur le premier écran nous fixent les yeux de la jeune actrice Ana Torrent de Cria Cuervos, le film dans lequel Carlos Saura montre l'horrible désillusion du regard enfantin sans décrire les événements eux-mêmes - c'est-à-dire l'épouvante de la mort par l'acte sexuel à laquelle l'enfant assiste. Ce qui s'est vraiment passé avant que l'histoire commence est hors champ, invisible à nos yeux, et nous voyons ce que la partie occultée de l'histoire a imposé au regard: elle l'a infecté pour toujours du soupçon. Ce qui nous reste de ce film n'est pas le souvenir de ces terribles événements, mais le regard impassible, insondable de la petite fille qui a vu quelque chose qui a changé sa vie. C'est le regard d'Ana Torrent, et non les événements en tant que faits, qui rend le film triste à la limite du supportable. Aussi, l'histoire périphérique que Mannaerts montre sur la vidéo devient la clé et même le support du sens caché de la série d'images. Car sur un second écran, nous voyons émerger et disparaître le regard presque vide de Mannaerts elle-même, plongée dans la réflexion la plus profonde: des pensées sur ce que nous dérobe l'histoire? Devons-nous lire dans ses yeux ce qui est arrivé à ces corps avant qu'ils ne soient dessinés, photographiés et presque machinalement copiés? Ou devons-nous déduire de ce regard que tout s'y trouve, et qu'à l'extérieur n'existe qu'un reflet chimérique, ambigu - aussi chimérique que les copies suspectes? Qui plus est, les yeux de Valérie Mannaerts ressemblent à s'y méprendre à ceux de la petite actrice Ana Torrent, qui reflétaient si bien ses terreurs enfantines dans Cria Cuervos… Dans le fragment de vidéo montré, Ana Torrent chante le tube espagnol qui semble symboliser la perte de la possibilité de retrouver l'harmonie et la grande fascination muette qui en est la conséquence.

Elle chante avec un regard vide, le regard blessé d'une conscience initiée à un secret fatal au repos de l'âme. Les deux installations vidéo radicalisent ainsi les dessins/copies exposés.

C'est pourquoi il ne faudrait pas voir l'œuvre de Mannaerts comme une simple série de dessins mécaniquement reproduit: il s'agit en réalité d'une installation spatiale dans laquelle les images vidéo sont devenues le point de mire de ce qui ne peut/ne pouvait apparaître dans les dessins photographiés et copiés que comme une suggestion, vague mais horrible. Ce regard a besoin de l'espace tridimensionnel pour terroriser le spectateur avec ce qui lui est simultanément dérobé.

À propos de ce regard filmique qui change à jamais l'espace, Marguerite Duras a dit un jour qu'il est le regard d'une passion révolue, qui veut rester fièrement en vie et défie le monde pour se positionner, aujourd'hui, dans un présent perdurant - du coin de l'œil, certes, car rien de ce genre ne peut être regardé en face: chaque tentative dans ce sens ferait immédiatement s'évanouir les derniers restes de l'histoire.

Le regard, dès lors, devra éternellement vaciller, osciller dans la lumière de ce qui lui est dérobé - dans ce laps de temps troublant où il cherche à déchiffrer ce qui lui échappe par son apparition.

Fragment du film 'Cria Cuervos', vidéo, son, 1 min 10 en boucle, 1996.
 
Texte original en néerlandais paru dans "Dietsche Warande & Belfort", 1996.
Traduction française: Monique Nagielkopf

 

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