Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 21
 
 
Biennale de Lyon: "C'est arrivé demain"
Entretien mené par Christine Jamart

Avec un titre emprunté au 7e art1, aux accents plus évocateurs que programmatiques ou thématiques, l'actuelle Biennale de Lyon conçue par l'équipe du Consortium de Dijon (fondé en 1977), Xavier Douroux, Franck Gautherot et Eric Troncy, à laquelle se sont adjoints le new-yorkais Robert Nickas et la bruxelloise Anne Pontégnie, commissaires indépendants, se déploie en divers sites de la ville jusqu'en sa proche agglomération qu'est Villeurbanne. Sur fond de prolifération de Biennales aux dérives quelque peu jeunistes et exotiques, cette 7e édition lyonnaise oppose un recentrage sur l'œuvre d'art en même temps qu'affine l'esprit qui a présidé, dès 1991 sous la houlette de Thierry Raspail, directeur artistique, aux éditions précédentes. A l'encontre du phénomène d'exhibition auquel Venise nous a littéralement confrontés cet été, et en une subjectivité collective2 clairement revendiquée par les cinq commissaires, cette Biennale tente et réussit le pari de faire accéder un large public - s'agissant d'art contemporain, s'entend - à une véritable expérience de l'exposition, capable de restituer la complexité de l'exercice de l'art3. Et, ce, au travers un choix non pléthorique et l'exposition en d'excellentes conditions de monstration de démarches artistiques issues de générations différentes dont la mise en résonance se veut questionnante et se rapproche, en cela, d'un travail de mémoire cher à Thierry Raspail et auquel nous assigne l'actualité lorsque celle-ci est envisagée comme un espace de résistance. Entretien, après immersion lyonnaise, avec Anne Pontégnie.

 
Mike Kelly / Paul Mc Carthy, détail "Sod and Sodie Sock", Comp. O.S.O, 1998
photo: Blaise Adilon, courtesy Galerie Hauser & Wirth, Zurich / Londres et Luhring Augustine, New York

L'art même: Pour rebondir sur les propos de Thierry Raspail tenus en conférence de presse s'agissant du statut de l'actualité et de la question de l'exposition, comment pensez-vous qu'une Biennale puisse-t-elle traiter de l'actualité et en aborder l'exposition?

Anne Pontégnie: En tant que commissaires, nous avons plutôt évoqué l'idée de nouveauté, plus que d'actualité. Dans le titre choisi, C'est arrivé demain, il y a cette volonté de mettre en avant le fait que les temporalités ne sont pas toujours aussi figées ou inéluctables qu'on pourrait le penser. Et lorsqu'on a réfléchi à comment construire une exposition, on est parti d'un groupe d'artistes âgés, entre 65 et 80 ans, dont on avait l'impression que les œuvres étaient peut-être plus actuelles que les œuvres qu'on aurait recherchées pour leur actualité même, en ce compris chez de très jeunes artistes.

A.M: Qu'est-ce qui fait pour vous l'actualité d'une œuvre?

A.P: Une œuvre actuelle parle du monde dans lequel on vit, ou plus justement, de l'expérience du monde dans lequel on vit. C'est un vrai travail de transposition, voire d'invention et, idéalement, de proposition. L'actualité d'une œuvre entend: quelle proposition peut-on faire actuellement en art contemporain? et implique de rechercher quel espace de liberté il y a aujourd'hui par rapport à l'actualité ou à la manière dont on peut la comprendre dans les médias, dans notre vie quotidienne. Une actualité, c'est précisément prendre distance avec l'actualité. "Le Monde" a titré cette Biennale "Le temps suspendu". Ce n'est pas tant suspendre le temps que de pouvoir s'arrêter sur des moments signifiants, prendre en compte des choses importantes qui dépassent la temporalité quotidienne de l'information. Ce qui caractérise les artistes les plus âgés avec lesquels on a travaillé, c'est qu'ils ont accompagné des mouvements très marqués comme le Pop, le Minimalisme, l'Art Conceptuel, mais, qu'en marge de ceux-ci, ils n'y ont pas complètement adhéré. Ces artistes ont nourri une liberté par rapport à une doctrine et une idéologie et, aujourd'hui, ont une actualité d'autant plus accrue qu'ils se sont émancipés de ces mouvements définis. C'est ce qui réunit les 10 à 15 figures tutélaires choisies comme Robert Grosvenor, Yayoi Kusama, Gustav Metzger, Daan van Golden, Bruno Gironcoli qui, toutes, répondent à cette définition.

Larry Clark, "punk Picasso", 2003
photo: Blaise Adilon, courtesy de l'artiste et Luhring Augustine, New York

A.M: Robert Grosvenor est, d'après Xavier Douroux, le premier artiste à être apparu dans votre sélection commune. Quels sont, dans cette œuvre, les axes qui vous semblaient suffisamment forts, questionnants, pour que celle-ci figure en tête de liste d'un ensemble d'une cinquantaine d'artistes?

A.P: Découverte à New York, c'est une œuvre en particulier qui, loin du minimalisme auquel on a souvent associé Robert Grosvenor, nous a tous complètement surpris, l'artiste étant arrivé à produire une sculpture qui soit un réel espace/temps, totalement énigmatique. Cela résistait à toute interprétation, n'était ramené à aucun mouvement. Dans leur irréductibilité et leur justesse formelle, ces sculptures, jamais vues en France, nous ont totalement convaincues.
L'artiste y investit les moyens de la sculpture de manière tout à fait nouvelle et, ce faisant, il nous montre la possibilité de parler du monde d'aujourd'hui. Or, l'art contemporain a tendance à douter de ses moyens, de son vocabulaire. Et à lorgner vers d'autres outils formels. En ce cas, on est face à quelqu'un qui persiste à croire que la sculpture peut encore parler du monde, qu'elle en a les moyens, et il continue de le prouver. Cela est emblématique de ce qu'on voulait dire. On espère toujours que l'art contemporain puisse garder ses moyens et nourrir un vocabulaire spécifique.

A.M: Ce retour au vocabulaire intrinsèque aux arts plastiques dans une ouverture au monde tel que vous l'énoncez n'est-il pas, après ces 40 dernières années de transversalité des champs artistiques, une manière quelque peu désabusée d'en revenir à des pratiques mieux définies?

A.P: Nous pensons seulement que la transversalité se doit d'avoir une exigence maximale. Dans l'exposition, où d'autres expressions telles la danse et le cinéma sont tout de même présentes, nous n'avons pas de message à véhiculer, ni de volonté messianique du genre "l'art peut sauver le monde". Nous tenons juste à travailler au mieux dans ce qui relève de notre domaine.

A.M: Larry Clark, invité de manière quasi monographique, est la seconde figure épinglée par les commissaires. Xavier Douroux met en avant la base d'un récit d'exposition à construire qu'avec Grosvenor celui-ci constitue. Dans quelle mesure?

A.P: Nous nous sommes très vite entendus sur la présence de Larry Clark à travers la question de la photographie, qui n'est, hormis chez cet artiste, pas représentée à la Biennale, selon le parti-pris que les fenêtres sur le monde passent, dans cette exposition, davantage via un imaginaire que par la représentation. Quant à Larry Clark, il s'agit de quelqu'un dont on a l'impression qu'il a une influence énorme sur le cinéma et la mode, sans toutefois, en France, situer l'origine de cet impact. Il était donc question de donner à voir l'origine d'un univers qui nous a un peu envahi, de comprendre comment il a été déformé et de retourner à une vérité de l'œuvre. Enfin, la question du corps comme véhicule de sens, centrale dans cette œuvre, se pose de façon complémentaire à l'abstraction d'un Robert Grosvenor.

A.M: Reconnaissez-vous, d'un commun accord, la paternité d'un récit? Si récit il y a, quelles en sont les articulations?

A.P: Pour moi, il s'agit plus d'une exposition que d'un récit bien qu'on ait pensé chaque participation et position dans l'espace à travers toutes les autres. C'est, finalement, un récit d'exposition, laquelle tend à donner aux œuvres la meilleure réception possible qui s'opère en résonance avec divers paramètres (interaction des œuvres entre elles, temporalités, rapports à la ville, aux spectateurs, …). Il y a autant de récits qu'il n'y a de visiteurs.

A.M: Qu'est-ce pour vous la raison d'être d'une Biennale ?

A.P: En France, la seule Biennale est celle de Lyon. Cette édition nous offre donc l'opportunité de donner à un large public la possibilité de découvrir des œuvres que nous estimons importantes et de partager notre expérience de l'art. Ainsi, "Sod & Sodie Sock", pièce fondamentale de Mike Kelley et Paul Mc Carthy, présentée à la Sécession de Vienne en 1999, est-elle vue maintenant par un très grand nombre.

A.M: Revenons-en à la question de l'exposition.

A.P: L'exposition est le moment de réception et de compréhension de l'œuvre d'art. Or, dans une exposition de groupe, une œuvre d'importance a tendance à être nivellée. On ne sait plus d'où elle vient ni quel est son contexte. Dans beaucoup de Biennales, on n'a aucune clef qui aide à comment reçevoir une œuvre d'art. Il y existe pourtant diverses manières de préserver le caractère exceptionnel d'une œuvre, le fait qu'elle "fasse la différence".

Robert Grosvenor, "untitled", 1997
photo: Blaise Adilon, courtesy de l'artiste et Paula Cooper Gallery, New York

A.M: S'agissant de l'installation de Kelley/Mac Carthy, l'idée est de réactiver, de montrer dans un autre contexte, dans d'autres conditions, des pièces d'importance déjà créées. Est-ce aussi réfléchir à la vie, à la biographie de l'œuvre d'art ?

A.P: Tout à fait. Je trouve que c'est un drame que des pièces de grande importance ne soient parfois montrées qu'une ou peu de fois car elles marquent leur époque. Il convient de faire circuler les expositions et de les recontextualiser ("Sod & Sodie Sock" tenait, à Vienne, de la sculpture, tandis qu'à Lyon, il s'agit d'une véritable installation). Même pour les artistes, cela est intéressant. Il faut faire attention à ne pas consommer les œuvres trop vite. L'exposition est un ensemble de recontextualisations d'œuvres (Pierre Huyghe, Olivier Mosset, Gustav Metzger, Martin Boyce, Bridget Riley, …) et de productions nouvelles (Rodney Graham, Philippe Parreno, Xavier Veilhan, Yayoi Kusama, Catherine Sullivan, Christopher Wool, …).

A.M: La peinture est très présente. Où en est-elle pour vous aujourd'hui? Quelle est sa charge?

A.P: Les peintres que l'on a choisis de montrer pratiquent une peinture qui s'interroge sur ses limites et prend en compte son histoire. La peinture peut nous parler d'aujourd'hui mais ne peut pas faire l'économie ni de sa propre question, ni de sa propre histoire.
Depuis les années 80, certains artistes se disent "peu importe l'histoire de la peinture, on peut tout se permettre". Je ne partage pas ce point de vue. Il y va de la validité de la peinture.

A.M: La sculpture se révèle tout aussi présente.

A.P: Il y a encore moyen de dire des choses alors qu'on a l'impression d'avoir tiré jusqu'aux dernières limites. Mac Carthy, par exemple, renouvelle le buste en l'inscrivant dans une histoire, celle du cinéma populaire.

A.M: A la Sucrière, un plateau de sculptures fonctionne tel un véritable ensemble.

A.P: Il s'agit d'indexer une nouvelle génération de sculpteurs qui émerge en Angleterre et aux Etats-Unis à travers quatre artistes, Dan Coombs, Mark Handforth, Ugo Rondinone et Garry Webb, qui détournent des éléments classiques pour en faire quelque chose de neuf. De montrer un moment d'actualité de l'art sur cette question de la sculpture, par ailleurs envisagée au sein d'un rapport nature/culture ou nature/artifice qui se retrouve à plusieurs reprises dans l'exposition.

A.M: Beaucoup de travaux ont des relents de type psychédéliques ou, du moins, entretiennent des rapports à des espaces sensoriels, surréels, très en vogue dans les années 60.

A.P: La question de la perception et des effets de la perception ne m'est pas la plus proche, au contraire de certains commissaires. Gustav Metzer est un peu le père de ce type d'effets (dès les années 50, il réalise des expériences à base de cristaux liquides). Ce qui compte pour moi, c'est le rapport à l'imaginaire. Dans l'exposition, on a essayé de dire que l'imaginaire n'est pas une fuite du réel mais une autre manière de regarder le monde. C'est peut-être aussi l'exigence la plus haute qu'on puisse avoir face au monde. C'est une exigence politique. D'autre part, insister sur les instruments des arts visuels revient forcément aussi à interroger les effets de réception.

A.M: Hormis l'Europe et les Etats-Unis, seule l'Asie est présente dans votre sélection.

A.P: Nous n'avons pas effectué un choix en fonction de nationalités, nous n'avions ni le temps, ni la volonté de faire de la prospection. Nous refusons ce type de colonialisme et ne pouvons que pointer l'artificialité d'un casting superficiel.

A.M: L'exposition, comme déjà évoqué, accorde une place importante au cinéma, au contraire de la production vidéo.

A.P: Effectivement, à commencer par le titre qui est emprunté au répertoire cinématographique. Nous avons programmé des films de cinéma et des films d'artistes dans une volonté de confronter les deux genres. Le cinéma est significatif pour l'ensemble des commissaires car il est un médium en soi. On a tendance à préférer les gens qui travaillent le film en ce que cela demande une autre exigence que la saisie vidéo (voir Catherine Sullivan qui travaille avec un chef opérateur qui vient du cinéma, Philippe Parreno ou Rodney Graham).

A.M: Xavier Douroux insiste sur le fait que le titre induisse la question du futur programmé de l'art. Quel est son destin? Entre la pression du marché et celle du public, où est son avenir?

A.P: Lorsque je me suis intéressée à l'art contemporain, celui-ci me semblait encore un espace de liberté qui, avec peu de moyens, pouvait se révéler complexe et ambigü. Depuis, on a beaucoup perdu de cette liberté. Alors que le marché a été extrêmement inventif en terme de stratégies (de monstration, de communication, de vente), ce qui est de l'ordre institutionnel et relève du champ théorique ne s'est guère réinventé ces 30 dernières années. Or, il est temps de se remettre en question si l'on ne veut pas laisser le terrain au marché.

 
Lieux d'exposition
La Sucrière, Confluent-Port Rambaud, Quai Rambaud, 69002 Lyon / Musée d'Art Contemporain, 81, Cité Internationale, Quai Charles de Gaulle, 69002 Lyon / Institut d'Art Contemporain, 11, rue du Docteur Dolard, 69100 Villeurbanne / Musée des Beaux-Arts, Palais Saint-Pierre, 20, place des Terreaux, 69001 Lyon / Le Rectangle, place Bellecour, 69002 Lyon. ma.-di. de 12h00 à 19h00, je. de 12h00 à 22h00, info T + 33 (0)4 72 07 41 45, jusqu'au 4.01.04.
 
1. Le film de René Clair auquel le titre de l'exposition fait référence raconte l'histoire d'un journaliste qui, chaque jour, reçoit de manière inexplicable le journal du lendemain - coiffant tous ses confrères dans la course à l'information - jusqu'au jour où il découvre son nom dans la rubrique nécrologique. Edition d'un catalogue en 2 volumes.

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2. Propos tenus par Xavier Douroux en conférence de presse.

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3. in dossier de presse.

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