Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 22
 
 
Légiférer sur le droit d'auteur: un enfer pavé de bonnes intentions
Entretien mené en décembre 2003
par Pierre-Yves Desaive

En 1994, le Parlement belge a adopté une loi réglementant le droit d'auteur1. Elle suppose qu'un musée acquérant une œuvre d'un artiste décédé depuis moins de 70 ans soit tenu de requérir une autorisation de reproduction de cette pièce en toutes circonstances: catalogue scientifique, dépliant promotionnel pour l'institution, site Internet du musée, etc. Dix ans plus tard, peut-on mesurer les effets de cette loi sur le fonctionnement des institutions culturelles? Entretien avec Laurent Busine, directeur du Musée des Arts Contemporains (Grand-Hornu) et président de l'Association Francophone des Musées de Belgique (AFMB).

 

Laurent Busine: la première chose à dire, c'est que cette loi était urgente, et utile: il n'y avait pas de raison pour que dans le domaine des arts plastiques, il n'existe aucune réglementation en matière de droits de reproduction, alors qu'il en existait dans tous les autres domaines (je pense notamment à la littérature). Le problème survient lorsque surgit une sorte de droit de veto, posé soit par l'artiste - ce que je peux encore comprendre -, soit par ses ayant droits, qui peuvent s'opposer purement et simplement à la reproduction d'une œuvre; et là, je pense que cela devient très gênant. Je comprends l'esprit de la loi, mais lorsque l'on se trouve face à un ayant droit qui a une vue très précise, voire limitative, de l'artiste, il peut s'opposer à la réalisation d'une publication qui n'irait pas dans le sens de son hagiographie personnelle.
L'art même: peut-on aller jusqu'à parler de censure? Il existe des cas concrets, dans lesquels on a amputé une publication de reproductions, parce qu'un accord avec les ayant droits avait été impossible à trouver…
L.B.: à priori, je dirais qu'il ne s'agit pas de censure… puisqu'il s'agit de la loi ! Après publication, s'il y a litige, il est toujours possible de trouver une solution, un règlement financier au problème. Par contre, ce qui m'inquiète, c'est l'obligation d'une autorisation préalable à toute publication ; je dirais qu'on touche là à la liberté d'expression. De plus, cette loi, conçue au départ pour aider les artistes - en faisant en sorte qu'ils soient rétribués équitablement dans le cas de la reproduction de leurs œuvres -, peut avoir l'effet exactement inverse: comme aucune exception n'existe pour les institutions culturelles, celles-ci, confrontées à l'obligation de payer des droits, peuvent être amenées à limiter les reproductions. On choisira par exemple de ne reproduire qu'une œuvre dans un catalogue au lieu de cinq. Il y a donc un effet pervers, d'une loi que je considère juste au départ - je pense que c'est Roger Lallemand qui s'est battu pour l'imposer; le connaissant fort bien, je suis sûr que son intention était des plus louables!
A.M: en tant que directeur d'institution, commissaire d'exposition ou directeur de publication, avez-vous été confronté aux problèmes induits par l'application de cette loi?
L.B.: jusqu'à présent, pas vraiment, mais il est clair que cela peut survenir à n'importe quel moment. Surtout dans la mesure où l'effet pervers dont je parlais est plus complexe qu'il n'y paraît: on peut ainsi être amené à payer trois fois pour la même œuvre : une fois à l'artiste, une fois au musée qui détient l'œuvre, et une fois au photographe qui en a fait la reproduction !
Et là, j'ai un exemple concret: lorsque j'ai réalisé l'exposition Auguste Rodin au Palais des Beaux-Arts de Charleroi, qui s'est faite en parfaite collaboration avec le Musée Rodin à Paris. Dans ce cas, ni l'artiste ni les ayant droits ne devaient être rétribués; restaient donc le photographe et le Musée. Pour les photographies, nous ne devions payer qu'une partie (la moitié, je pense), suite à un accord qui avait été passé entre le photographe et le musée. Enfin, le musée lui-même nous accordait une ristourne très importante sur ce que nous aurions dû normalement payer: on ne pouvait donc pas imaginer de circonstances plus favorables. Eh bien, même dans ce cas de figure, les droits de reproduction m'ont coûté plus cher que la fabrication et l'édition du catalogue lui-même… Ce qui veut dire concrètement que, si nous n'avions pas été dans une situation aussi favorable, ce catalogue n'aurait jamais vu le jour, car nous n'aurions pas eu les moyens de le réaliser (et même dans ce cas, cela n'a pas été facile). Il faut savoir, en plus, que les droits d'une reproduction sont calculés en fonction de la surface de celle-ci: c'est une ineptie totale! Si je reproduis l'œuvre en format timbre-poste, je paie moins que pour une reproduction lisible: le propos ne concerne donc pas l'œuvre, mais la surface imprimée…
A.M: la question se pose aussi pour l'architecture…
L.B.: absolument: si un bâtiment apparaît sur
une photographie, voire même une simple
partie, et que son architecte est représenté par des ayant droits, ceux-ci peuvent exiger une rétribution2 - pour ne pas parler des personnes éventuellement présentes dans la photographie, qui peuvent elles demander des droits sur la reproduction de leur propre image!
A.M: généralement, la question ne se pose pas avec les artistes, puisque la reproduction de leurs œuvres s'apparentent pour eux à de la promotion. Le problème survient avec les ayant droits, qui tirent profit du travail réalisé par les artistes dont ils héritent du droit de reproduction: n'y a-t-il pas là un problème éthique? Souvent, ce sont les sociétés de droits d'auteur qui démarchent héritiers ou artistes pour les convaincre de leur confier la garde de leurs intérêts; une fois le contrat passé, la société détient toute latitude pour exiger d'une institution une rétribution pour une reproduction d'une œuvre, même si l'auteur est d'accord pour abandonner ses droits. Enfin, le législateur n'a prévu aucun plafonnement aux exigences de rétribution: comment expliquer le pouvoir exorbitant de ces sociétés?
L.B.: il y a là quelque chose qui relève de l'abus; ce type de contrat (celui où l'artiste n'a plus aucune latitude) ne devrait pas pouvoir exister. De plus, le statut de ces sociétés de droits d'auteurs n'est pas clair - elles sont, à ma connaissance, de simples sociétés commerciales, qui occupent la position de "gendarmes" permanents. Le résultat, pour les institutions culturelles, est qu'un temps énorme est perdu uniquement à essayer d'obtenir les abandons de droits... La question ne se limite d'ailleurs pas aux images: si l'on passe de la musique dans une exposition, le problème est le même ; et, alors que l'on se base sur la superficie de l'impression pour les reproduction, dans le cas de la musique, on se base sur le volume de la salle pour établir le montant de la rétribution du droit d'auteur... Je trouve cela grotesque - cela s'apparente pour moi à un irrespect de l'œuvre.
A.M: des sociétés (notamment une, liée à un géant mondial du logiciel) démarchent maintenant directement auprès des musées, pour acquérir leurs droits de reproduction; en d'autres termes, des œuvres acquises avec l'argent public, et conservées grâce à lui, ne peuvent plus être reproduites qu'avec l'accord de sociétés uniquement guidées par le profit: assiste-t-on à l'une des premières batailles de la privatisation de la culture?
L.B.: effectivement, des sociétés privées proposent maintenant à des institutions publiques de se charger pour elles de la gestion de leurs droits de reproduction. Ce n'est pas un hasard si ces sociétés sont liées à des géants de l'informatique: un ordinateur n'est rien sans contenu, il s'agit donc maintenant de s'approprier ce contenu… Se pose alors un double problème: celui de la privatisation du savoir, mais aussi celui de sa mondialisation. Seules les grandes institutions, qui détiennent des œuvres prestigieuses, sont susceptibles de rentrer dans ce circuit de diffusion ; conséquence directe, les petits musées se retrouvent encore davantage marginalisés. Le public n'aura plus accès qu'aux grandes collections - le Louvre, le Metropolitan Museum, etc, tandis que les petits musées seront complètement ignorés. En plus de la privatisation, j'y vois le danger de la banalisation du propos : l'art égyptien se résumera à une cinquantaine de pièces, glanées dans les collections les plus célèbres... Il est quand même curieux de constater qu'une démarche, au départ liée à la simple question de la rétribution des artistes, débouche sur des problèmes qui ont trait à la privatisation de la culture, et à son accès par un large public. C'est un peu comme si l'on avait joué aux apprentis sorciers : la mèche est allumée, et l'incendie se propage partout...
A.M: le 22 juin 2001, le Journal officiel des Communautés européennes publiait la directive intitulée "Harmonisation de certains aspects des droits d'auteur et des droits voisins dans la société de l'information" (2001/29/CE). Cette directive devait être transposée dans la législation de chaque état membre avant le 22 décembre 2002. Mais en janvier et en février 2003, une mise en demeure était adressée par la Commission à la quasi totalité des membres de l'Union pour la non application de la directive. Le problème de la loi belge de 1994 est, nous l'avons vu, la quasi absence de limitations du droit d'auteur pour les reproductions à caractère scientifique, d'enseignement, ou de diffusion sans aucun caractère commercial. Le législateur européen, lui, a prévu plusieurs limitations, qui prévoient ces cas de figure, mais les pays membres sont libres d'appliquer ou non ces limitations3; on imagine que le lobbying des sociétés de droits d'auteur pour les freiner doit être âpre (peut-être est-il à l'origine du retard pris pour intégrer la loi au niveau national?). Qu'en est-il du lobbying institutionnel?
L.B.: il est clair que nous devrions, nous aussi, mener un lobbying actif; mais le problème tient surtout à la nature assez rebutante de ces matières légales, qui ne sont pas les nôtres. Il faut aussi souligner la nature plutôt individualiste de nos pratiques, ce qui n'est pas le cas, par exemple, du théâtre ou du cinéma, où la tendance à réfléchir globalement existe réellement. Mais il est clair que, si le monde muséal ne s'implique pas davantage, les institutions vont être abattues les unes après les autres sur la question du droit d'auteur. La tâche n'est pas facile, en particulier dans notre pays où les compétences sont réparties entre fédéral, régional et communautaire... Se pose aussi la question de savoir qui peut, ou non, bénéficier des limitations du droit d'auteur : une petite a.s.b.l. doit-elle être considérée au même titre qu'une grande institution muséale?, etc…
A.M: le public est-il conscient que des œuvres qui appartiennent de plein droit à la communauté, ou que des bâtiments restaurés avec des fonds publics, sont soumis à une réglementation en matière de droits de reproduction, qui bénéficie à des privés? N'y a-t-il pas là une mission de sensibilisation à remplir?
L.B.: je pense que si l'on prend des situations extrêmes (opposer la reproduction d'une œuvre à des fins publicitaires à celle destinée à un catalogue d'exposition, par exemple), le public n'aura aucun mal à comprendre de quoi il s'agit. Mais les choses ne sont pas toujours aussi simples: n'y a-t-il pas une différence de statut, par exemple, entre un catalogue édité pour une exposition dans un musée, et la revue périodique de ce même musée? Nous savons que la vente de la revue ne couvre pas le coût réel - il ne s'agit donc pas d'une opération commerciale -, mais comment définir légalement ce qui distingue une publication artistique non commerciale d'une autre? On voit ici tout ce que l'effet pervers de la législation actuelle peut engendrer. Il convient donc, dans un premier temps, de clairement définir le propos.
A.M: ne conviendrait-il pas d'organiser une manifestation d'envergure internationale (colloque) pour attirer l'attention des pouvoirs publics - et du public, puisqu'il est concerné au premier chef?
L.B.: si, certainement ; et dans ce cadre, des associations telles que l'AFMB (Association Francophone des Musées de Belgique) aurait un rôle à jouer. L'association va d'ailleurs coéditer avec le Musée des Arts Contemporains du Grand-Hornu un guide visant à renseigner les institutions (mais aussi les individuels, et les artistes) sur la législation en vigueur du droit d'auteur. Cette publication paraîtra au début de l'année 2004. Mais peut-être devrait-on envisager également un colloque sur la question.

A signaler encore la communication faite par Pierre-Yves Kairis, historien de l'art et Attaché à l'Institut royal du Patrimoine artistique, auprès de l'Académie royale de Belgique: "La directive européenne sur le droit d'auteur : une occasion inespérée pour les musées belges". Paru dans: Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, Académie royale de Belgique, 6e série, t. 13, 2002, p. 227-237
Une motion sur le droit d'auteur fut approuvée par la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique en sa séance du jeudi
5 décembre 2002. En voici la teneur:

En 1994, au terme d'un long processus de réflexion, le Parlement a adopté la nouvelle loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins, confirmant la protection des droits moraux et patrimoniaux des créateurs. Cette reconnaissance des droits intellectuels inhérents notamment à la création artistique a particulièrement réjoui la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale de Belgique. Après huit années d'expérience, ayant entendu le point de vue des créateurs et celui des usagers, la Classe estime qu'une adaptation de cette loi, suite à la récente directive européenne relative à la société de l'information, doit aboutir à un équilibre entre les droits moraux et matériels des créateurs, d'une part, et les droits des usagers d'autre part.

À cet effet, la Classe souhaite que des initiatives soient prises par le législateur afin que les musées, bibliothèques, archives et institutions assimilables puissent assurer adéquatement des actions de promotion culturelle à caractère non commercial de leurs collections et que l'Institut royal du Patrimoine artistique poursuive son indispensable travail d'inventaire photographique, tout en préservant les droits légitimes des créateurs.

1. Loi du 30 juin 1994 relative au droit d'auteur et aux droits voisins, modifiée par la loi du 3 avril 1995.

RETOUR

2. En France, un arrêt de la Cour de Cassation du 10 mars 1999 précisant que "l'exploitation du bien sous la forme de photographies porte atteinte au droit de jouissance du propriétaire" est à l'origine de mutliples revendications abusives, qui ont motivé une action en justice de l'Union des Photographes Créateurs.

RETOUR

3. Voir l'article 5.2 :

"Les États membres ont la faculté de prévoir des exceptions ou limitations au droit de reproduction prévu à l'article 2 dans les cas suivants: [exemple: 5.2..c] lorsqu'il s'agit d'actes de reproduction spécifiques effectués par des bibliothèques accessibles au public, des établissements d'enseignement ou des musées ou par des archives, qui ne recherchent aucun avantage commercial ou économique direct ou indirect".

RETOUR

 

| Accueil | Sommaire n°22 |