Laurent Busine: la première chose à dire, c'est que
cette loi était urgente, et utile: il n'y avait pas de raison
pour que dans le domaine des arts plastiques, il n'existe aucune
réglementation en matière de droits de reproduction,
alors qu'il en existait dans tous les autres domaines (je pense
notamment à la littérature). Le problème survient
lorsque surgit une sorte de droit de veto, posé soit par
l'artiste - ce que je peux encore comprendre -, soit par ses ayant
droits, qui peuvent s'opposer purement et simplement à la
reproduction d'une uvre; et là, je pense que cela devient
très gênant. Je comprends l'esprit de la loi, mais
lorsque l'on se trouve face à un ayant droit qui a une vue
très précise, voire limitative, de l'artiste, il peut
s'opposer à la réalisation d'une publication qui n'irait
pas dans le sens de son hagiographie personnelle.
L'art même: peut-on aller jusqu'à parler de censure?
Il existe des cas concrets, dans lesquels on a amputé une
publication de reproductions, parce qu'un accord avec les ayant
droits avait été impossible à trouver
L.B.: à priori, je dirais qu'il ne s'agit pas de censure
puisqu'il s'agit de la loi ! Après publication, s'il y a
litige, il est toujours possible de trouver une solution, un règlement
financier au problème. Par contre, ce qui m'inquiète,
c'est l'obligation d'une autorisation préalable à
toute publication ; je dirais qu'on touche là à la
liberté d'expression. De plus, cette loi, conçue au
départ pour aider les artistes - en faisant en sorte qu'ils
soient rétribués équitablement dans le cas
de la reproduction de leurs uvres -, peut avoir l'effet exactement
inverse: comme aucune exception n'existe pour les institutions culturelles,
celles-ci, confrontées à l'obligation de payer des
droits, peuvent être amenées à limiter les reproductions.
On choisira par exemple de ne reproduire qu'une uvre dans
un catalogue au lieu de cinq. Il y a donc un effet pervers, d'une
loi que je considère juste au départ - je pense que
c'est Roger Lallemand qui s'est battu pour l'imposer; le connaissant
fort bien, je suis sûr que son intention était des
plus louables!
A.M: en tant que directeur d'institution, commissaire d'exposition
ou directeur de publication, avez-vous été confronté
aux problèmes induits par l'application de cette loi?
L.B.: jusqu'à présent, pas vraiment, mais il est clair
que cela peut survenir à n'importe quel moment. Surtout dans
la mesure où l'effet pervers dont je parlais est plus complexe
qu'il n'y paraît: on peut ainsi être amené à
payer trois fois pour la même uvre : une fois à
l'artiste, une fois au musée qui détient l'uvre,
et une fois au photographe qui en a fait la reproduction !
Et là, j'ai un exemple concret: lorsque j'ai réalisé
l'exposition Auguste Rodin au Palais des Beaux-Arts de Charleroi,
qui s'est faite en parfaite collaboration avec le Musée Rodin
à Paris. Dans ce cas, ni l'artiste ni les ayant droits ne
devaient être rétribués; restaient donc le photographe
et le Musée. Pour les photographies, nous ne devions payer
qu'une partie (la moitié, je pense), suite à un accord
qui avait été passé entre le photographe et
le musée. Enfin, le musée lui-même nous accordait
une ristourne très importante sur ce que nous aurions dû
normalement payer: on ne pouvait donc pas imaginer de circonstances
plus favorables. Eh bien, même dans ce cas de figure, les
droits de reproduction m'ont coûté plus cher que la
fabrication et l'édition du catalogue lui-même
Ce qui veut dire concrètement que, si nous n'avions pas été
dans une situation aussi favorable, ce catalogue n'aurait jamais
vu le jour, car nous n'aurions pas eu les moyens de le réaliser
(et même dans ce cas, cela n'a pas été facile).
Il faut savoir, en plus, que les droits d'une reproduction sont
calculés en fonction de la surface de celle-ci: c'est une
ineptie totale! Si je reproduis l'uvre en format timbre-poste,
je paie moins que pour une reproduction lisible: le propos ne concerne
donc pas l'uvre, mais la surface imprimée
A.M: la question se pose aussi pour l'architecture
L.B.: absolument: si un bâtiment apparaît sur
une photographie, voire même une simple
partie, et que son architecte est représenté par des
ayant droits, ceux-ci peuvent exiger une rétribution2
- pour ne pas parler des personnes éventuellement présentes
dans la photographie, qui peuvent elles demander des droits sur
la reproduction de leur propre image!
A.M: généralement, la question ne se pose pas avec
les artistes, puisque la reproduction de leurs uvres s'apparentent
pour eux à de la promotion. Le problème survient avec
les ayant droits, qui tirent profit du travail réalisé
par les artistes dont ils héritent du droit de reproduction:
n'y a-t-il pas là un problème éthique? Souvent,
ce sont les sociétés de droits d'auteur qui démarchent
héritiers ou artistes pour les convaincre de leur confier
la garde de leurs intérêts; une fois le contrat passé,
la société détient toute latitude pour exiger
d'une institution une rétribution pour une reproduction d'une
uvre, même si l'auteur est d'accord pour abandonner
ses droits. Enfin, le législateur n'a prévu aucun
plafonnement aux exigences de rétribution: comment expliquer
le pouvoir exorbitant de ces sociétés?
L.B.: il y a là quelque chose qui relève de l'abus;
ce type de contrat (celui où l'artiste n'a plus aucune latitude)
ne devrait pas pouvoir exister. De plus, le statut de ces sociétés
de droits d'auteurs n'est pas clair - elles sont, à ma connaissance,
de simples sociétés commerciales, qui occupent la
position de "gendarmes" permanents. Le résultat,
pour les institutions culturelles, est qu'un temps énorme
est perdu uniquement à essayer d'obtenir les abandons de
droits... La question ne se limite d'ailleurs pas aux images: si
l'on passe de la musique dans une exposition, le problème
est le même ; et, alors que l'on se base sur la superficie
de l'impression pour les reproduction, dans le cas de la musique,
on se base sur le volume de la salle pour établir le montant
de la rétribution du droit d'auteur... Je trouve cela grotesque
- cela s'apparente pour moi à un irrespect de l'uvre.
A.M: des sociétés (notamment une, liée à
un géant mondial du logiciel) démarchent maintenant
directement auprès des musées, pour acquérir
leurs droits de reproduction; en d'autres termes, des uvres
acquises avec l'argent public, et conservées grâce
à lui, ne peuvent plus être reproduites qu'avec l'accord
de sociétés uniquement guidées par le profit:
assiste-t-on à l'une des premières batailles de la
privatisation de la culture?
L.B.: effectivement, des sociétés privées proposent
maintenant à des institutions publiques de se charger pour
elles de la gestion de leurs droits de reproduction. Ce n'est pas
un hasard si ces sociétés sont liées à
des géants de l'informatique: un ordinateur n'est rien sans
contenu, il s'agit donc maintenant de s'approprier ce contenu
Se pose alors un double problème: celui de la privatisation
du savoir, mais aussi celui de sa mondialisation. Seules les grandes
institutions, qui détiennent des uvres prestigieuses,
sont susceptibles de rentrer dans ce circuit de diffusion ; conséquence
directe, les petits musées se retrouvent encore davantage
marginalisés. Le public n'aura plus accès qu'aux grandes
collections - le Louvre, le Metropolitan Museum, etc, tandis que
les petits musées seront complètement ignorés.
En plus de la privatisation, j'y vois le danger de la banalisation
du propos : l'art égyptien se résumera à une
cinquantaine de pièces, glanées dans les collections
les plus célèbres... Il est quand même curieux
de constater qu'une démarche, au départ liée
à la simple question de la rétribution des artistes,
débouche sur des problèmes qui ont trait à
la privatisation de la culture, et à son accès par
un large public. C'est un peu comme si l'on avait joué aux
apprentis sorciers : la mèche est allumée, et l'incendie
se propage partout...
A.M: le 22 juin 2001, le Journal officiel des Communautés
européennes publiait la directive intitulée "Harmonisation
de certains aspects des droits d'auteur et des droits voisins dans
la société de l'information" (2001/29/CE). Cette
directive devait être transposée dans la législation
de chaque état membre avant le 22 décembre 2002. Mais
en janvier et en février 2003, une mise en demeure était
adressée par la Commission à la quasi totalité
des membres de l'Union pour la non application de la directive.
Le problème de la loi belge de 1994 est, nous l'avons vu,
la quasi absence de limitations du droit d'auteur pour les reproductions
à caractère scientifique, d'enseignement, ou de diffusion
sans aucun caractère commercial. Le législateur européen,
lui, a prévu plusieurs limitations, qui prévoient
ces cas de figure, mais les pays membres sont libres d'appliquer
ou non ces limitations3; on
imagine que le lobbying des sociétés de droits d'auteur
pour les freiner doit être âpre (peut-être est-il
à l'origine du retard pris pour intégrer la loi au
niveau national?). Qu'en est-il du lobbying institutionnel?
L.B.: il est clair que nous devrions, nous aussi, mener un lobbying
actif; mais le problème tient surtout à la nature
assez rebutante de ces matières légales, qui ne sont
pas les nôtres. Il faut aussi souligner la nature plutôt
individualiste de nos pratiques, ce qui n'est pas le cas, par exemple,
du théâtre ou du cinéma, où la tendance
à réfléchir globalement existe réellement.
Mais il est clair que, si le monde muséal ne s'implique pas
davantage, les institutions vont être abattues les unes après
les autres sur la question du droit d'auteur. La tâche n'est
pas facile, en particulier dans notre pays où les compétences
sont réparties entre fédéral, régional
et communautaire... Se pose aussi la question de savoir qui peut,
ou non, bénéficier des limitations du droit d'auteur
: une petite a.s.b.l. doit-elle être considérée
au même titre qu'une grande institution muséale?, etc
A.M: le public est-il conscient que des uvres qui appartiennent
de plein droit à la communauté, ou que des bâtiments
restaurés avec des fonds publics, sont soumis à une
réglementation en matière de droits de reproduction,
qui bénéficie à des privés? N'y a-t-il
pas là une mission de sensibilisation à remplir?
L.B.: je pense que si l'on prend des situations extrêmes (opposer
la reproduction d'une uvre à des fins publicitaires
à celle destinée à un catalogue d'exposition,
par exemple), le public n'aura aucun mal à comprendre de
quoi il s'agit. Mais les choses ne sont pas toujours aussi simples:
n'y a-t-il pas une différence de statut, par exemple, entre
un catalogue édité pour une exposition dans un musée,
et la revue périodique de ce même musée? Nous
savons que la vente de la revue ne couvre pas le coût réel
- il ne s'agit donc pas d'une opération commerciale -, mais
comment définir légalement ce qui distingue une publication
artistique non commerciale d'une autre? On voit ici tout ce que
l'effet pervers de la législation actuelle peut engendrer.
Il convient donc, dans un premier temps, de clairement définir
le propos.
A.M: ne conviendrait-il pas d'organiser une manifestation d'envergure
internationale (colloque) pour attirer l'attention des pouvoirs
publics - et du public, puisqu'il est concerné au premier
chef?
L.B.: si, certainement ; et dans ce cadre, des associations telles
que l'AFMB (Association Francophone des Musées de Belgique)
aurait un rôle à jouer. L'association va d'ailleurs
coéditer avec le Musée des Arts Contemporains du Grand-Hornu
un guide visant à renseigner les institutions (mais aussi
les individuels, et les artistes) sur la législation en vigueur
du droit d'auteur. Cette publication paraîtra au début
de l'année 2004. Mais peut-être devrait-on envisager
également un colloque sur la question.
A signaler encore la communication faite par Pierre-Yves Kairis,
historien de l'art et Attaché à l'Institut royal du
Patrimoine artistique, auprès de l'Académie royale
de Belgique: "La directive européenne sur le droit d'auteur
: une occasion inespérée pour les musées belges".
Paru dans: Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, Académie
royale de Belgique, 6e série, t. 13, 2002, p. 227-237
Une motion sur le droit d'auteur fut approuvée par la Classe
des Beaux-Arts de l'Académie royale des Sciences, des Lettres
et des Beaux-Arts de Belgique en sa séance du jeudi
5 décembre 2002. En voici la teneur:
En 1994, au terme d'un long processus de réflexion, le Parlement
a adopté la nouvelle loi relative au droit d'auteur et aux
droits voisins, confirmant la protection des droits moraux et patrimoniaux
des créateurs. Cette reconnaissance des droits intellectuels
inhérents notamment à la création artistique
a particulièrement réjoui la Classe des Beaux-Arts
de l'Académie royale de Belgique. Après huit années
d'expérience, ayant entendu le point de vue des créateurs
et celui des usagers, la Classe estime qu'une adaptation de cette
loi, suite à la récente directive européenne
relative à la société de l'information, doit
aboutir à un équilibre entre les droits moraux et
matériels des créateurs, d'une part, et les droits
des usagers d'autre part.
À cet effet, la Classe souhaite que des initiatives soient
prises par le législateur afin que les musées, bibliothèques,
archives et institutions assimilables puissent assurer adéquatement
des actions de promotion culturelle à caractère non
commercial de leurs collections et que l'Institut royal du Patrimoine
artistique poursuive son indispensable travail d'inventaire photographique,
tout en préservant les droits légitimes des créateurs.
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