Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 22
 
 
Vous avez dit "Copyleft" ?

par Suzanne Capiau*

"L'homme ne peut se trouver qu'à la condition, sans relâche, de se dérober lui-même à l'avarice qui l'étreint."
Georges Bataille, L'expérience intérieure

* Avocat au Barreau de Bruxelles. Enseigne le droit de l'audiovisuel à l'ULB et le droit d'internet à l'Université de Metz. Auteur et co-auteur d'ouvrages de référence sur le droit social et fiscal des artistes, et sur les droits d'auteur et voisins.

 

Hérésie! Remettre en cause le droit de l'auteur fait aujourd'hui figure d'hérésie. Consacré par la Déclaration Universelle des droits de l'Homme, le droit d'auteur relève dans nos sociétés d'une véritable sacralisation.

Le copyright est né en 1710 en Angleterre1 d'une double préoccupation: en attribuant un droit directement aux auteurs, la Reine Ann Stuart, protestante voulait, d'une part, briser le monopole dont jouissait la Compagnie des imprimeurs d'Angleterre depuis 1557, tout en empêchant la survenance de nouveaux monopoles et, d'autre part, limiter l'emprise de la Compagnie sur le choix trop sélectif des œuvres publiées2.
Dans ce contexte économique et politique particulier, l'instauration du copyright au bénéfice des auteurs a favorisé la circulation des idées, et tout spécialement celles de la Réforme. Dans le même souci d'éviter la résurgence de monopoles illimités dans le temps, le Queen Ann's Act de 1709 octroyait aux auteurs une protection d'une durée relativement brève (deux fois 14 ans), et surtout, prévoyait la résiliation obligatoire du transfert du droit à l'éditeur au terme d'une première période de protection (14 ans).
Trois siècles plus tard, les auteurs jouissent toujours d'un droit, et celui-ci est nettement plus étendu (jusqu'à 70 ans après la mort de l'auteur3), mais les législateurs se sont de moins en moins préoccupés de limiter dans le temps le transfert du droit aux utilisateurs (éditeurs, producteurs, etc.). En consé-quence, de plus en plus souvent, les droits patrimoniaux sont cédés pour toute leur durée aux opérateurs économiques, quand ils ne leur sont pas directement attribués par la loi (œuvres logicielles des salariés, collectives, audiovisuelles). En pratique, les auteurs ne bénéficient plus que de leurs droit moraux (lorsqu'ils disposent des moyens pour les faire respecter…), et des redevances de droit d'auteur, qui ne sont financièrement significatives que dans le cadre d'une exploitation culturelle de masse ou en cas de succès no-toire. Les artistes sont les premiers à vérifier cette pyramide au sommet de laquelle on trouve les artistes starifiés et à la base les artistes prolétarisés.
Aujourd'hui, la mondialisation de l'économie et le retard d'adaptation des systèmes de gouvernance politique permettent les regroupements multinationaux d'entreprises et leur intégration verticale au niveau mondial (fabrication de contenu, édition, diffusion et transport), et sous-tendent la réapparition de situations monopolistiques où le droit d'auteur dans ses plus récents développements (protection des bases de données, des logiciels, protection des mesures techniques de protection, durée, exceptions…) apparaît comme un véritable privilège.
En réalité, on peut dire que le copyright ou le droit d'auteur n'est plus aujourd'hui un droit de l'homme, mais un droit économique de l'entreprise4 qui bénéficie d'un monopole quasi illimité puisque la protection peut courir pendant près d'un siècle et demi! 5. Cette concentration de la maîtrise des flux de contenu, nouvelle et unique dans l'Histoire, force l'inquiétude face à la régression de l'influence des structures politiques actuelles. Assisterait-on à l'émergence d'une nouvelle féodalité, économique? 6.
Dans le contexte particulier de l'économie du numérique, le mouvement "copyleft", révèle l'attitude de communautés d'internautes voulant privilégier un travail en collaboration, la liberté d'échange de savoirs et le don de sa propre contribution au bénéfice de tous. Lancé par Richard Stallman (Linux) en réaction à la logique propriétaire qui touche l'économie du logiciel notamment (Microsoft), ce mouvement a aujourd'hui gagné d'autres couches de personnes comme les enseignants, les chercheurs, mais aussi les artistes (Art Libre). Ce mouvement génère un véritable domaine public libre d'origine privée dont les œuvres peuvent être librement exploitées, reproduites, copiées, adaptées.
Dans le domaine de l'Art, cette logique collaborative autorise le plagiat ou la copie. Les œuvres qui en dérivent deviennent elles-mêmes des signes de reconnaissance par les paires ou directement par le public qui reconstruisent la valeur vraie de l'Art, parallèlement à sa valeur marché. Le droit d'auteur est dès lors considéré comme un obstacle à la création, ainsi qu'à sa diffusion. Le mouvement Art Libre se place donc en dehors des schémas classiques de fabrication de la valeur de l'Art7.
Paradoxalement, pour garantir la libre utilisa-tion de ce domaine public libre d'origine privée et permettre l'accès aux œuvres par le plus grand nombre de personnes, ces communautés ont élaboré des licences basées elles-mêmes sur le respect du droit de l'auteur (licence GPL, GNU pour les logiciels8; licence Art Libre pour l'art contemporain9). Ces licences sont dites contaminantes: l'auteur de l'œuvre originaire abandonne ses droits sur sa contribution mais son nom doit rester mentionné sur toute reproduction, et toute personne uti-lisant tout ou partie de cette contribution doit se soumettre à cette règle; elle peut néanmoins exploiter comme elle l'entend sa propre contribution à la condition que celle-ci soit indépendante. Contrairement au domaine public, le domaine public libre d'origine privée ne peut donc faire l'objet d'une exploitation commerciale: il constitue un bien commun. Toutefois l'œuvre source, en sa qualité de support originaire, peut continuer à faire l'objet de transactions.
Cette récente évolution doit être mise en parallèle avec l'évolution des formes de l'Art contemporain, lui-même de plus en plus immatériel. Depuis Duchamp, la notion juridique d'œuvre d'art, issue des travaux philosophiques et juridiques des 18e et 19e siècles, qui ont lié intrinsèquement la personne de l'auteur à l'œuvre-objet a éclaté10: l'artiste devient en tant que tel l'élément de référence en apposant sa marque11: la notion d'œuvre-marque s'est aujourd'hui substituée à l'œuvre-objet. Leonardo da Vinci12,déjà, n'écrivait-il pas que l'œuvre d'art c'était lui, et non son œuvre qui n'en était qu'une certaine matérialisation…

Licence Art Libre

PRÉAMBULE

Avec cette Licence Art Libre, l'autorisation est donnée de copier, de diffuser et de transformer librement les oeuvres dans le respect des droits de l'auteur.
Loin d'ignorer les droits de l'auteur, cette licence les reconnaît et les protège. Elle en reformule le principe en permettant au public de faire un usage créatif des oeuvres d'art. Alors que l'usage fait du droit de la propriété littéraire et artistique conduit à restreindre l'accès du public à l'oeuvre, la Licence Art Libre a pour but de le favoriser.
L'intention est d'ouvrir l'accès et d'autoriser l'utilisation des ressources d'une oeuvre par le plus grand nombre. En avoir jouissance pour en multiplier les réjouissances, créer de nouvelles conditions de création pour amplifier les possibilités de création. Dans le respect des auteurs avec la reconnaissance et la défense de leur droit moral.
En effet, avec la venue du numérique, l'invention de l'internet et des logiciels libres, un nouveau mode de création et de production est apparu. Il est aussi l'amplification de ce qui a été expérimenté par nombre d'artistes contemporains.
Le savoir et la création sont des ressources qui doivent demeurer libres pour être encore véritablement du savoir et de la création. C'est à dire rester une recherche fondamentale qui ne soit pas directement liée à une application concrète. Créer c'est découvrir l'inconnu, c'est inventer le réel avant tout souci de réalisme.
Ainsi, l'objet de l'art n'est pas confondu avec l'objet d'art fini et défini comme tel.
C'est la raison essentielle de cette Licence Art Libre : promouvoir et protéger des pratiques artistiques libérées des seules règles.

DÉFINITIONS

L'oeuvre:
il s'agit d'une oeuvre commune qui comprend l'oeuvre originelle ainsi que toutes les contributions postérieures (les originaux conséquents et les copies). Elle est créée à l'initiative de l'auteur originel qui par cette licence définit les conditions selon lesquelles les contributions sont faites.

L'oeuvre originelle:
c'est-à-dire l'oeuvre créée par l'initiateur de l'oeuvre commune dont les copies vont être modifiées par qui le souhaite.

Les oeuvres conséquentes:
c'est-à-dire les propositions des auteurs qui contribuent à la formation de l'oeuvre en faisant usage des droits de reproduction, de diffusion et de modification que leur confère la licence.

Original (source ou ressource de l'oeuvre):
exemplaire daté de l'oeuvre, de sa définition, de sa partition ou de son programme que l'auteur présente comme référence pour toutes actualisations, interprétations, copies ou reproductions ultérieures.

Copie:
toute reproduction d'un original au sens de cette licence.

Auteur de l'oeuvre originelle:
c'est la personne qui a créé l'oeuvre à l'origine d'une arborescence de cette oeuvre modifiée. Par cette licence, l'auteur détermine les conditions dans lesquelles ce travail se fait.

Contributeur:
toute personne qui contribue à la création de l'oeuvre. Il est l'auteur d'une oeuvre originale résultant de la modification d'une copie de l'oeuvre originelle ou de la modification d'une copie d'une oeuvre conséquente.

I. OBJET
Cette licence a pour objet de définir les conditions selon lesquelles vous pouvez jouir librement de cette oeuvre.

II. L'ÉTENDUE DE LA JOUISSANCE

Cette oeuvre est soumise au droit d'auteur, et l'auteur par cette licence vous indique quelles sont vos libertés pour la copier, la diffuser et la modifier:
1. La liberté de copier (ou de reproduction)
Vous avez la liberté de copier cette oeuvre pour un usage personnel, pour vos amis, ou toute autre personne et quelle que soit la technique employée.
2. La liberté de diffuser, d'interpréter (ou de représentation)
Vous pouvez diffuser librement les copies de ces oeuvres, modifiées ou non, quel que soit le support, quel que soit le lieu, à titre onéreux ou gratuit si vous respectez toutes les conditions suivantes:
- joindre aux copies, cette licence à l'identique, ou indiquer précisément où se trouve la licence,
- indiquer au destinataire le nom de l'auteur des originaux,
- indiquer au destinataire où il pourra avoir accès aux originaux (originels et/ou conséquents). L'auteur de l'original pourra, s'il le souhaite, vous autoriser à diffuser l'original dans les mêmes conditions que les copies.
3. La liberté de modifier
Vous avez la liberté de modifier les copies des originaux (originels et conséquents), qui peuvent être partielles ou non, dans le respect des conditions prévues à l'article 2.2 en cas de diffusion (ou représentation) de la copie modifiée.
L'auteur de l'original pourra, s'il le souhaite, vous autoriser à modifier l'original dans les mêmes conditions que les copies.

III. L'INCORPORATION DE L'OEUVRE
Tous les éléments de cette oeuvre doivent demeurer libres, c'est pourquoi il ne vous est pas permis d'intégrer les originaux (originels et conséquents) dans une autre oeuvre qui ne serait pas soumise à cette licence

IV. VOS DROITS D'AUTEUR
Cette licence n'a pas pour objet de nier vos droits d'auteur sur votre contribution. En choisissant de contribuer à l'évolution de cette oeuvre, vous acceptez seulement d'offrir aux autres les mêmes droits sur votre contribution que ceux qui vous ont été accordés par cette licence.

V. LA DURÉE DE LA LICENCE
Cette licence prend effet dès votre acceptation de ses dispositions. Le fait de copier, de diffuser, ou de modifier l'oeuvre constitue une acception tacite.
Cette licence a pour durée la durée des droits d'auteur attachés à l'oeuvre. Si vous ne respectez pas les termes de cette licence, vous perdez automatiquement les droits qu'elle vous confère.
Si le régime juridique auquel vous êtes soumis ne vous permet pas de respecter les termes de cette licence, vous ne pouvez pas vous prévaloir des libertés qu'elle confère.

VI. LES DIFFÉRENTES VERSIONS DE LA LICENCE
Cette licence pourra être modifiée régulièrement, en vue de son amélioration, par ses auteurs (les acteurs du mouvement "copyleft attitude") sous la forme de nouvelles versions numérotées.
Vous avez toujours le choix entre vous contenter des dispositions contenues dans la version sous laquelle la copie vous a été communiquée ou alors, vous prévaloir des dispositions d'une des versions ultérieures.

VII. LES SOUS-LICENCES
Les sous-licences ne sont pas autorisées par la présente. Toute personne qui souhaite bénéficier des libertés qu'elle confère sera liée directement à l'auteur de l'oeuvre originelle.

VIII. LA LOI APPLICABLE AU CONTRAT
Cette licence est soumise au droit français.

 

 

1. Statute of 1709, promulgué en 1710.

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2. György Boytha, "The justification of the protection of authors' rights as reflected in their historical development", RIDA, 1992, p. 53 à 100.

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3. Voir l'article de Mireille Buydens dans ce numéro "Limites du droit d'auteur et art contemporain.".

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4. Voir notamment le dossier de Réseaux "Droit d'auteur et numérique", Hermès science publications, Paris, 2001, et sp. J. Smiers, "L'abolition des droits d'auteur au profit des créateurs", p. 61 et ss.

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5. ibidem.

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6. Eva Bensard, "La Culture n'est pas à vendre - Vers une convention mondiale pour la diversité culturelle", in Journal des Arts, 2003, n°165, p. 5.

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7. Pour Raymonde Moulin, la valeur de l'art est le résultat de la construction réalisée par plusieurs intermédiaires, dont les collectionneurs, les marchands, les galeristes, les conservateurs, les critiques… et donc indissociable de sa promotion ("Le marché et le musée:la construction des valeurs artistiques contem-poraines", in "De la valeur de l'art", Flammarion, 1995.
Voir également Charlotte Bruge, "Art Libre: un enchevê-trement de réseaux discursifs et créatifs?", mémoire de DEA Sciences de l'Information et de la Communication, Lille 3, juillet 2003, 136 p.

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8. Pour une analyse de ces licences d'origine anglo-saxonne, au regard du droit français: C. Caron, "Les licences de logiciels dits "libres" à l'épreuve du droit français", Le Dalloz, 2003, n°23, 1556.

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9. Voir ci-dessous.

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10. Voir l'article de Mireille Buydens, dans ce numéro.

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11. Bernard Edelman, "L'erreur sur la substance ou l'œuvre mise à nu par les artistes, même!", Rec. Dalloz, n°7/7104, 13 février 2003, p. 436 à 440 ; Jean-Marie Schmitt, "Les juristes enquêtent sur l'art contemporain - La définition juridique de l'authenticité et de l'originalité est mise à mal par la création actuelle", in Le Journal des Arts, 2003, n°170, p. 10 et 11; Raymonde Moulin, "Le Marché de l'art - Mondialisation et nouvelles technologies", Flammarion, 2000.

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12. Note Book.

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