Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 22
 
 
Le Droit de Suite et ses Effets

par Victor Ginsburgh,
Université Libre de Bruxelles

Le droit de suite réserve à l'artiste une partie du prix de vente lorsque son œuvre (peinture, sculpture, multiple, vidéo, etc.) est revendue sur le marché secondaire. Ce droit est en principe dû dès qu'il y a revente, mais il est perçu uniquement sur les ventes publiques, parce qu'il est difficile, voire impossible, de suivre les autres reventes (entre personnes privées ou par des galeries). Ce droit est transposé dans toutes les législations des pays de l'Union Européenne et est aujourd'hui en application presque partout.

On peut distinguer trois types d'effets négatifs du droit de suite. Tout d'abord, sur les transactions elles-mêmes, ensuite sur les effets sociaux et redistributifs et enfin sur le probable déplacement des transactions vers des pays ne faisant pas partie de l'Union Européenne, dans lesquels le droit de suite n'est pas appliqué.

Effets sur les transactions

Le droit de suite impose des contraintes sur les transactions futures et ces contraintes se traduisent par une réduction du prix des œuvres lorsqu'elles sont vendues pour la première fois. En effet, les premiers acheteurs anticipent le droit futur; ils ne sont pas prêts à payer le prix plein puisque ce droit pèse sur les prix futurs et rend dès lors la revente plus difficile.
Ceci n'est pas très grave pour les artistes qui sont assurés que leurs œuvres se revendront puisque, grâce au droit de suite, ils pourront récupérer, dix, quinze ou cinquante ans plus tard, ce qu'ils auront perdu lors de la première vente. Mais cela pénalise malheureusement les nombreux artistes dont les œuvres ne feront jamais l'objet de transactions futures puisque, dans l'incertitude de ce qui sera revendu, toutes les premières ventes subissent l'effet négatif du droit de suite sur le prix.
Un exemple illustre le fait que peu d'œuvres soient revendues. Durant ce qu'on a appelé le siècle d'or aux Pays-Bas, à peu près dix millions de tableaux ont été peints. A l'heure actuelle, il en reste cinquante mille. Beaucoup ont été détruits mais la plupart ont sans doute été jetés par les successeurs qui pensaient que ces tableaux étaient sans valeur. Un demi pourcent de la production a donc résisté au temps. On peut se demander quelle part du milliard d'œuvres réalisées durant le 20e siècle sera un jour revendue.
Le droit de suite représente un coût qui rend les transactions moins fluides et en diminue le nombre. Dans la grande Europe, on essaie de réduire les coûts de transactions, dont le droit de suite est un exemple. Dès lors, on comprend mal la déclaration du Commissaire européen qui était, il y a quelques années, en charge de ce dossier: "Le droit de suite", écrit-il, "contribuera de façon décisive au dévelop-pement de l'art moderne en Europe." En tant qu'économiste, il devrait savoir que tout coût de transaction ne peut que réduire et le nombre de transactions et les prix auxquels elles sont réalisées.
Une partie substantielle du droit de suite (20% en France, 40% au Danemark) sert à rémunérer les sociétés qui le collectent. On peut aisément montrer que ces coûts sont des gaspillages et qu'acheteurs et vendeurs auraient plutôt intérêt à signer des contrats entre eux s'ils le souhaitaient.

Effets sociaux et redistributifs

S'il désire protéger ses héritiers, un artiste peut leur léguer, lors de son décès, un petit nombre de tableaux. Le calcul est simple. Si, après la mort d'un artiste, dix de ses œuvres sont vendues au cours de chacune des 70 années durant lesquelles le droit de suite est perçu1 - et dix œuvres revendues par an, c'est beaucoup en moyenne -, cela fait sept cents œuvres au bout de 70 ans; la valeur actualisée (au taux de 3%) du droit de suite prélevé sur ces transactions représente l'équivalent de huit à dix tableaux, ce qui est beaucoup plus efficace que de collecter le droit de suite pendant 70 ans.
L'Allemagne ne suit pas cette voie. Dans ce pays, le but du droit de suite est de protéger les artistes nécessiteux, et ses effets peuvent dès lors être redistributifs. Mais alors il faut être clair et simplement donner au droit de suite son vrai nom de "taxe" prélevée sur les reventes et ne pas chercher à faire porter au droit intellectuel le chapeau de ce qui, en définitive, n'est qu'un impôt de plus. Il est indécent de dire qu'il s'agit d'un droit intellectuel parce que, si tel était le cas, il devrait être reversé à l'artiste qui a créé les œuvres et ne devrait pas être redistribué à des artistes nécessiteux (ce qui, par ailleurs, peut être tout à fait justifié).
Un dernier point relatif à la redistribution. En France,2 le droit de suite n'est pas redistributif. En effet, voici ce qui ressort d'un calcul sur la base de l'ensemble des ventes publiques de 1993 à 1995. Les (héritiers!) des dix premiers artistes (0,4% des récipiendaires) perçoivent 24% des droits; les 46 artistes les plus favorisés (2% du total) perçoivent 43% et les 2.400 derniers (98% du total) se partagent 57% des recettes. Les détails sont donnés dans le Tableau 1. Deux éléments doivent attirer notre attention. (voir Tableau 1).
Tout d'abord, parmi les 46 artistes cités, 36 ne vivaient plus en 1995, et c'est donc leur descendance qui perçoit les droits. Ensuite, le 46e de la liste (Miro) ne perçoit que 1.600 euros par an, ce qui représente évidemment la borne supérieure du droit pour chacun des 2.400 artistes qui suivent. Combien peut alors espérer, en moyenne, un de ces 2.400 artistes, dont on n'arrête pas de dire que le droit de suite leur est favorable? Entre 1993 et 1995, 22.750 œuvres d'artistes vivants en 1930 3 ont été vendues en France, pour une valeur totale de 155 millions d'euros. La valeur des 1.770 œuvres des 46 artistes du Tableau 1 s'élève à 58 millions, montant auquel il faut ajouter 20 millions représentant la valeur des 370 œuvres vendues, produites par des artistes importants, mais pour lesquels on sait qu'il n'y a plus de droit de suite.4 Restent quelque 77 millions pour 20.610 œuvres, ce qui représente 3 800 euros ou 115 euros de droit de suite par œuvre. Un artiste dont 5 œuvres sont vendues aux enchères chaque année (ce qui est très optimiste) a donc droit, en moyenne, à quelque 575 euros, dont il faut bien sûr retirer les coûts de gestion de 20%.5 Reste 460 euros. Une véritable aubaine pour ceux qui en ont sans doute le plus besoin.
Il importe de souligner que ce sont bien entendu ceux qui en ont le moins besoin, c'est-à-dire les 46 premiers, qui perçoivent le plus et ce sont précisément ceux dont la réputation internationale est telle que les œuvres pourront facilement se négocier ailleurs qu'en France ou en Europe et ainsi éviter le droit de suite. Ceci nous amène à l'effet du droit de suite sur le déplacement des transactions vers des pays non-européens.

Effets sur le déplacement des transactions. L'exemple de la France

Si les œuvres impressionnistes, modernes et contemporaines de plus de 250.000 euros qui donnent encore lieu au droit de suite - c'est-à-dire vingt tableaux vendus par an en France, ce qui est vraiment peu de chose -, se déplaçaient vers les Etats-Unis, la perte s'élèverait à 25% du chiffre d'affaires des salles de ventes françaises. Cette perte pourrait passer à 40% si l'ensemble des œuvres de plus de 100.000 euros se déplaçait vers les Etats-Unis.
Ce danger existe-t-il? Il en coûte environ 600 euros pour emballer et expédier une œuvre à New York. Pour un tableau de 100.000 euros, le droit de suite représente environ 3.000 euros. Il est donc clair qu'il n'y a aucun intérêt à négocier l'œuvre en France ou en Europe, puisque l'acheteur perdrait la différence (2.400 euros). Ce qu'on risque de faire, c'est d'enlever aux salles de vente et, finalement aux galeries aussi, les 30 à 40% des œuvres les plus chères, et - sauf erreur - ce sont précisément ces œuvres qui leur permettent de survivre.
Il faut savoir que les valeurs moyennes des tableaux vendus (en vente publique) en France sont beaucoup plus faibles qu'à New York et à Londres: ces valeurs sont respectivement de 50.000 euros à New York, 20.000 euros à Londres et 7.000 euros en France. Le Tableau 2 montre que la part française dans les ventes se réduit fortement dès que les prix des tableaux deviennent plus importants. (voir  Tableau 2).
Ceci est bien connu. Ce qui l'est sans doute un peu moins, et c'est ce que montre une analyse plus fine, c'est que Londres est bien représenté pour les prix moyens (disons de 100.000 à 250.000 euros), mais que sa part dans les tableaux de très haute valeur (plus de 1,5 millions d'euros) redescend à 12%, que New York s'y taille une part de 75% et qu'il reste un maigre 4% à la France. Ceci suggère que même Londres perd de son importance.
Le déplacement vers New York est déjà largement en route. Mais il y a un autre danger. Du fait que plus d'œuvres seront négociées hors d'Europe, plus d'œuvres aboutiront dans des collections non européennes. Outre les effets négatifs sur le marché, le droit de suite a des conséquences néfastes sur le patrimoine culturel européen.
Un peu déprimant tout cela, mais quelle que soit la manière dont on tourne autour de ce droit, on n'y trouve guère ne fût-ce qu'un aspect positif. Ce droit est une création de ceux auxquels il profite, et ce ne sont pas les artistes - en Allemagne, ils s'y sont même opposés. C'est hélas une caractéristique fréquente en matière de droit d'auteur.

 

 

1. Le droit de suite est perçu pendant la vie de l'artiste et durant 70 ans qui suivent son décès.

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2. La France est sans doute le meilleur exemple. Les transactions y sont relativement fréquentes, et le droit de suite y est perçu, contrairement à Londres (pour le moment) et à New York, les deux villes les plus importantes en matière de ventes publiques.

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3. Il faut rappeler que le droit de suite s'applique durant 70 ans après le décès de l'artiste.

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4. Appel, Braque, R. Dufy, Fontana, Hantai, Kandinski, Léger, Marquet, Soutine, Utrillo. Il y en a bien d'autres, mais il s'agit ici des plus importants.

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5. Chiffre cité dans le rapport du sénateur français Yann Gaillard, "Marché de l'art: les chances de la France", Rapport au Sénat n° 330, 1998-1999, p. 140.

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