Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 23
 
 
CARTOGRAPH'ART
par Paul Ardenne*
 

L'art moderne puis contemporain entretient avec la cartographie un rapport insistant. Pour des mobiles multiples. L'artiste adepte du Land art recourt-il à la carte, c'est pour repérer actions ou déplacements réalisés dans le paysage concret. L'artiste soucieux de faire valoir un propos politique, lui, utilisera la carte à des fins didactiques. Et tel autre, féru d'esthétique, comme objet de décor, prélude à une cartographie amante des rêveries se réorientant vers la fiction, re-géométrisant le réel au prorata de visions imaginatives du territoire. Monde parcouru, monde dont on détourne des répresentations, monde dont on réinvente la géographie: l'artiste "cartographe", à la fin, en vient à refaire le monde, à sa propre mesure.

 

Depuis la Renaissance, rien n'est codé comme l'insertion, toujours métaphorique, de la carte dans l'œuvre d'art. Preuve, pour dire la maîtrise du monde géophysique, la fresque de Vasari au Palazzo Vecchio de Florence (Galleria del Mappe), inspirée de Ptolémée. Ou, banalisées au 17e siècle, les représentations multipliées de planisphères et de cartes ornant portraits ou natures mortes flamandes: l'hommage implicite rendu à un peuple de navigateurs et d'explorateurs. Sans compter les portraits officiels de souverains, en maintes monarchies, où qui trône est présenté flanqué de la carte du territoire qu'il gouverne ou revendique, mise en correspondance des pouvoirs respectivement symbolique et territorial. George Gower, dans son portrait dit "de l'Armada" (1588), montre Élisabeth Ière en majesté main droite posée sur un globe terrestre. La composition de Gower place ce globe à l'aplomb de la couronne royale, en retrait sur un meuble, bien en vue: représentation éloquente s'il en est d'une ambition de domination planétaire que l'Anglais, gonflé par ses succès maritimes, militaires comme commerciaux, entend alors disputer à l'Espagnol. Autre exemple de ce codage art-carte, "Les Ambassadeurs" (1535) de Hans Holbein. Sur une des étagères du meuble devant lequel posent, pour le peintre, Dinteville et de Selve, légats de François 1er à la cour d'Henry VIII, un globe terrestre. À sa surface, on devine le contour de l'Europe, que surplombe le coq gaulois en furie - le signe que la France est prête pour la guerre, et que vient l'heure pour l'Angleterre tout au souci de contrer l'hégémonie de Charles Quint sur le vieux continent, de s'allier avec le roi Valois. Autre exemple encore, par-delà les siècles: Marinetti, "1er record" (1912). Sur ce dessin vite brossé, le futuriste italien superpose une carte schématique de l'Atlantique nord et les figures d'engins de locomotion tels que bateaux, dirigeables, automobiles de course et avions, tous lancés dans une course frénétique. Plus, bombardé plusieurs fois sur l'image, le pronom "Moi" - moi Marinetti le chantre de la vitesse, l'individu dont l'être veut signifier le déplacement rapide, la victoire sur la distance et le territoire.

Au minimum, l'indice

Première au regard de l'usage, la fonction indicielle de la carte n'est pas à tout coup la plus essentielle. Représentation du territoire en réduction, la carte est aussi - surtout - un vecteur de procuration. Par elle le territoire se voit, se visite, se découvre incorporé, en plus d'être décrit. Il signifie, en somme, se fait "héraldique" (Christine Buci-Glucksmann), projetant sur la carte bien plus que la matérialité qu'inventorie sa saisie graphique. Autant que balisé par la représentation, le territoire mis en carte est une substance non plus abstraite mais appropriée (au moins par le désir), contrôlée même, en intention, un contrôle qui peut opérer presque jusqu'au tactile et à l'haptique, au-delà de la seule saisie optique, dans le cas des cartes satellitaires, du fait de leur extrême précision. La signalétique de la carte, toujours, est expansive. Autant qu'elle codifie le lieu cartographié, elle se voit investie d'un rapport entretenu avec le lieu (on ne regarde jamais une carte sans mobile, même en restant assis dans son salon). Sans surprise, c'est ce rapport d'abord, rapport inhérent à la carte et à sa consultation, qu'exploite l'artiste qui a recours à la cartographie. D'une façon littérale, dans certains cas. Se contenir à l'indication, résultante première de la valeur d'indice de la carte, sera de la sorte la manière propre aux land artistes, qui entretiennent avec le paysage un rapport tout ce qu'il y a de concret. A-t-il à présenter hors site ses propres interventions dans le paysage, le land artiste exposera volontiers la carte des lieux où il a officié. Voir Dennis Oppenheim, Christo et Jeanne-Claude, Robert Smithson, parmi d'autres. S'agissant du land art, la carte même peut devenir un objet plastique, de fournir matière et occasion à une citation esthétisée. C'est le cas avec certains artistes marcheurs, tel Richard Long. "A Walk of Four Hours and Four Circles" (1972): ce qui reste de l'action éphémère de Long, une marche dans un paysage choisi, vient s'inscrire dans la durée via la retranscription cartographique, par l'artiste, de l'acte de la marche1. La carte qui en résulte, pour finir exposée, joue à la fois comme récit, comme preuve et comme mémoire. Ou encore avec Robert Smithson, dont certaines créations "nonsite" se caractérisent par l'exposition en galerie des cartes correspondant aux lieux concrets où l'artiste a travaillé, certaines de ces dernières pouvant faire l'objet d'un découpage plastique en rapport. C'est le cas des cinq cartes de format trapézoïdal appartenant à l'installation de Smithson intitulée "A Nonsite, Franklin, New Jersey" (1968). Représentation "nonsite" d'une intervention faite à même le paysage, leur découpe reproduit les limites des cinq zones réelles qu'a arpentées l'artiste et où il a recueilli divers matériaux naturels, matériaux eux aussi exposés dans cinq caissons adoptant en écho une même forme trapézoïdale2. Le land artiste utilise-t-il la carte comme interface, il la sacralise aussi, l'élève au rang d'outil essentiel de sa création, encore plus essentiel, pour un peu, que le pinceau pour le peintre. La carte, c'est ici cet objet qui permet de fixer tout à la fois le lieu de l'art, l'art lui-même et ce qu'il en reste, objet déclinant de manière optimale ce que fut la création en un moment où l'artiste, toujours plus, prend l'habitude d'user du monde réel, dit Jean-Marc Poinsot, comme d'un "atelier sans murs".

Cartographies esthético-politiques

Localisation, inscription physique, mémorisation, exposition: les quatre stades de l'art "cartographique" selon les land artistes, qui ne sauraient concevoir de rapport à l'espace concret que balisé, scénographié, enregistré, positionné. Encore que l'on puisse faire plus simple. "Location Paintings", de On Kawara (années 1980): sur une toile, Kawara porte mention des seules coordonnées géographiques de l'endroit où il se trouve. Équivalent d'un panneau indicateur, le tableau est aussi l'analogue d'un travail achevé de mesure cartographique, l'artiste s'assimilant pour sa part au navigateur des bateaux ou des avions ou, par anticipation, à un instrument de navigation tel que le GPS3 - celui ou ce qui nous informe sur là où l'on est.

Dire là où l'on est: si telle est du moins son intention - pour attester d'une présence -, le recours par l'artiste à la carte va de soi. Très attentifs à la géographie et à ses représentations, y compris mentales, les situationnistes n'auront ainsi de cesse d'utiliser et de citer des cartes, à l'appui en particulier de leurs expéditions "psychogéographiques" (Essai de description psychogéographique des Halles, par Abdelhafid Khatib, 19584). Aux situationnistes, la carte sert aussi d'étai plastique pour formuler leur propos d'utopie: "Positions situationnistes sur la circulation" ou encore "Une autre ville pour une autre vie", outre leurs craintes quant à l'avenir du continent européen, enjeu géopolitique majeur de la Guerre froide: "L'Europe 4 heures 30 après le début de la 3e guerre mondiale", la représentation d'une surface territoriale de part en part calcinée. Ou pour disserter sur le pouvoir, lié encore dans la mentalité situationniste, plutôt archaïque, à la maîtrise du territoire (là où le pouvoir à l'ère "surmoderne", dirait un Marc Augé, s'atteste plutôt par le contrôle des flux, des réseaux, des échanges): insertion, dans la revue L'lnternationale situationniste, d'une carte de l'empire romain, ou d'Athènes. Topographique, la disposition à dire le "là où l'on est" est ici tout autant topo-analytique et, partant, topocritique. Le recours à la carte se lie en l'espèce à la conquête autant qu'à l'argumentaire, elle se corrèle selon la thèse à soutenir aux pratiques de la promenade (s'immiscer sans agressivité) comme à celle de la guerre (investir, occuper, conquérir) ou de la géographie (inventorier et penser l'espace pour le soumettre).

Dans la foulée des "situs", et dès avant les années 1990 qui en banaliseront la pratique (l'heure y est aux théories du réseau, qui font de la géographie un thème arty), l'utilisation artistique de la carte à des fins topocritiques est on ne peut mieux illustrée par les travaux d'Alighiero (e) Boetti, assurément les plus inspirés qui soient. Qu'il s'agisse des "Mappa mundi" (1972-1994) brodées qu'il fait réaliser en Afghanistan, dont le modèle est le planisphère de Mercator, version États politiques, ou d'une série de travaux textiles ou sur papier tels que "Territoires occupés" ou "Douze formes à partir de juin 67", Boetti est celui qui va tirer un parti maximal du lien entre cartographie du monde réel et esthétique. Jouant habilement de la séduction propre à l'artisanat, les cartes de Boetti, quoique belles et très plastiques, constituent pourtant une représentation tragique du monde en devenir. Si couleurs et formes internes y varient de l'une à l'autre, c'est que les territoires aussi changent de main ou de forme à mesure qu'on en représente les contours, changement dont la carte consigne en filigrane le caractère souvent douloureux (tracés de frontières, guerres et mutations politiques violentes, etc.). Le territoire, pour Boetti, c'est l'espace essentiel, celui dont dérive logiquement l'espace même de l'art, mental comme thématique. Quant à la géographie telle que l'artiste italien en définit l'essence, avant d'être l'affaire de l'art, "elle sert d'abord à faire la guerre", pour reprendre une formule d'Yves Lacoste qu'un artiste tel que Peter Fend, dans les années 1980, grand recycleur lui aussi de cartes politiques, n'a alors de cesse d'inscrire en toutes lettres dans ses propres installations5.

Le décalé

L'exposition new-yorkaise Mapping, en 1994, présentait face à face une "Mappa" de Boetti et la célèbre "Map" de Jasper Johns: ce dernier y confond l'espace de sa toile avec celui de son pays, les États-Unis d'Amérique6. "Map", sans doute, est une création plastique formaliste avant d'être politique, ce que semble confirmer son titre. "Map?" La carte est la carte avant d'être autre chose. Un tableau qui représente une carte, légitimement, peut arborer pour titre "Carte".

L'existence de "Map" comme figure de style? Elle informe sur ce désir implicite de nombre d'artistes, à compter des années 1960: jouer avec la carte, re-cartographier, à des fins non forcément empreintes d'un propos politique. En décalé, aussi, à l'aune d'une réappropriation polémique, ludique ou déviante de la carte. Un Gilberto Zorio, à bonne distance de l'arte povera qui le récupère pourtant, fait de la "botte" italienne une référence récurrente de ses sculptures. Un Jiri Kolar, adepte des découpages et des collages, ne dédaigne pas mettre les cartes en pièces, en petits morceaux, avant de les réassembler dans le désorde (confer ses couvertures pour la revue La Lettre internationale, années 1980-1990). Pierre Alechinski, lui, recouvre de signes au sens obscur des cartes d'aviation, etc. Au juste, comme le rappellent Robert Filliou et Daniel Spœrri avec leur réalisation éponyme (un "piège à mots", selon l'expression de Filliou, daté de 1964-1972: une boîte aux lettres avec à l'intérieur ficelles, portrait de Filliou plus une petite carte de France collée au dos de la porte), "la carte n'est pas le territoire". Sachant une fois pour toutes, renchérit Borgès mettant en doute la valeur mimétique de la carte, que cette dernière, pour être réussie, doit être conforme au territoire, autant dire se confondre avec lui. Bref, la carte n'étant pas le territoire mais tout au plus sa mise en forme plastique, tous les coups déviés sont permis, à commencer par la liberté de ton prise avec le "cartographique", sa notion, son être, son contenu.

Cette approche plus libre, plus décrispée aussi de nos cartographies du monde, une exposition récente, GNS, en a rendu compte avec intérêt, s'agissant en particulier de la période présente7. Celle-ci adoptait pour thèmes jumelés le territoire et la navigation, qui en permet à la fois l'approche, la capture et la circonscription physique (son intitulé: les initiales de Global Navigationing System, système international servant à l'observation photo-satellitaire de la Terre). Territoire, navigation: ces deux données concernent, comme tout un chacun, l'artiste contemporain, aussi nomade que quiconque - souvent plus, à l'heure de la globalisation culturelle -, dans cette optique à rebonds: 1, comment et où habiter en ce monde?, 2, quelle représentation donner des espaces et des conditions de vie, présence et pratique confondues? 3, comment synthétiser cette représentation d'une manière aussi efficace, rationalisée et optiquement viable que peut l'être celle de la carte, formidable outil de présentation, pour le détail comme pour l'ensemble? Cela, s'entend, au regard de cette interrogation sous-jacente: l'art n'est-il pas, lui aussi, une forme crédible de cartographie des territoires? N'établit-il pas à sa manière une topographie de nos espaces de sédentarité comme de transit? N'offre-t-il pas une possibilité tangente de s'y repérer, d'y trouver une place, celle-ci s'incarnerait-elle dans une proposition de nature symbolique? Créer, tout comme vivre, c'est occuper, arpenter et se positionner. L'artiste soucieux de décliner le monde et ses territorialités spécifiques peut donc, à loisir, s'improviser géographe. Mais sous cette condition, s'il veut être crédible: faire évoluer ses propres "cartographies" du réel de même que la cartographie a dû évoluer sous l'effet des mutations de la vie- et de l'économie-monde, passée d'une représentation à dominante statique (la projection Mercator de l'âge des découvertes) à une autre plus dynamique, en accord avec un territoire mondial dorénavant structuré en réseaux, en flux et en quotités de production (la carte de flux, le chorème, l'histogramme comparé).

Cartograph'art: l'aujourd'hui protéiforme

Un art "cartographique" ou "topographique" d'aujourd'hui, qu'entendre donc par là? Une forme d'expression où les artistes s'emparent des notions de territoire, d'arpentage et de situation pour esthétiser le réel au regard de son être géographique, mais alors hors des usages en l'espèce établis (le paysagisme des classiques d'avant-hier, dans le cadre de leur esthétique de la vue, de la veduta; la marche des land artistes d'hier dans la nature, d'essence osmotique...)? Mais encore, une esthétique où l'on convertit de l'espace ou les usages humains de l'espace en formes plastiques signifiantes mais aussi, in fine, pertinentes, voire didactiques? Nicolas Bourriaud, commissaire inspiré de l'exposition GNS, l'exprime ainsi: "Dans la mesure où le but essentiel de la représentation était de maîtriser l'espace, qu'en est-il pour la représentation actuelle? Aujourd'hui, il y a d'autres types d'espaces à maîtriser: tout ce qui est de l'ordre du flux économique, du flux du Capital, des flux migratoires; tout ce qui détermine notre vie quotidienne mais n'est pas représentable sous l'angle de la figuration classique. La cartographie (ou la topographie) sert aujourd'hui - c'est la thèse de cette exposition - à figurer des aspects de la réalité dont on ne peut absolument pas parler autrement8."

L'artiste "cartographe", en ce début du 21e siècle, opère en fait de multiples manières, non au demeurant corrélées entre elles. Il peut souhaiter modifier, voire inventer des cartes en renommant ou en rêvant des territoires (Aleksandra Mir, Wim Delvoye). Il peut, ces cartes, les créer de mémoire, par défaut (Pierre Joseph et ses cartes intimes, reconstituées de tête, de Tokyo ou du métro parisien, incomplètes et au contenu en rapport avec le seul usage privé). L'artiste, encore, peut faire de la carte un thème d'inspiration pour de libres éjaculations plastiques hautes en couleur, tendant à l'abstraction (Julie Mehretu) ou à l'inverse, guidé par un objectif concret, un vecteur de prise de conscience (Peter Fend/Ocean Earth, sur le thème de l'exploitation politico-économique des milieux marins)... Pas d'exclusive, la gamme du "cartograph'art" est fort riche, thèmes comme méthodes. D'un extrême à l'autre, elle oscille entre rêverie métaphorique ou crypto-scientiste de la carte (Nathan Carter, Matthew Ritchie) et son utilisation radicale et au premier degré, dans le but d'établir à partir d'elle, par exemple, des parcours militants (Stalker, Le long de la via Egnata, une enquête-performance-action réalisée sur un axe de circulation de l'Europe balkanique connu pour ses migrations récurrentes de réfugiés).

Les trois options contemporaines

Si les approches artistiques actuelles du "cartographique" sont pour le moins diverses, trois options conceptuelles se détachent toutefois. La première de ces options est l'imaginaire: dans ce cas, il ne s'agit plus d'arpenter le territoire mais bien de l'inventer en en fixant les contours fictifs sur des cartes apocryphes. Les cartes fictives de Wim Delvoye (après celles d'un Alain Bublex, avec "Glooscap", entre autres) sont de ce bord-là: l'artiste devient un cartographe de l'imaginaire, il dresse la méticuleuse planigraphie d'espaces qui n'ont pas d'existence avérée mais auxquels la représentation cartographique octroie une immédiate légitimité, tandis que le tracé inventé se donne des airs d'authentique relevé topographique. S'il y a dans ce cas un génie du lieu, c'est de manière inversée. Pour l'artiste, ce n'est plus le lieu réel qui est ferment d'une création spécifique et imparablement localisée, au sens par exemple où c'est l'Allemagne du second après-guerre et nul autre lieu qui a pu produire l'art d'un Beuys, ou l'Amérique des Trente glorieuses, celui d'un Warhol. Ici, au contraire, la création entend que des lieux inexistants acquièrent formellement la qualité de lieux réels. Sur le plan symbolique, une telle inversion du code est tout sauf légère. La nourrit la stance utopique, l'"utopie" étant comprise en son sens natif, celui d'un u-topos, d'un lieu hors du possible. La réalisation de la carte, certes l'invention d'un monde, renvoie dans ce cas aux chimères, au délire géographique, à une extravagation où s'avoue un rapport irrésolu avec le monde tel qu'il est, dans sa haute densité de présence concrète.

Les deux autres options conceptuelles nourrissant l'esprit du "cartograph'art" contemporain s'opposent l'une et l'autre. Ce sont, d'une part, le relevé militant, de perspective politique, d'autre part, l'errance. Citons, pour la première catégorie, les travaux d'un Henrik Olesen. Usant de relevés d'informations, cet artiste danois établit une "carte" du monde en fonction des interdits en tous genres qui pèsent sur les homosexuels. Il en ressort, didactique et lisible à la fois, une topographie mondiale de la discrimination sexuelle où le critère d'homophobie vient redoubler l'information que nous avions déjà sur les usages de tels ou tels occupants du globe en matière politique, sociale, économique et culturelle. Seconde catégorie, l'errance. La Finlandaise Laura Horelli, œuvrant dans ce registre, décide de suivre le parcours des navires de croisière fabriqués à Helsinki pour le compte de tour operators qui les basent aux Caraïbes. Cette curiosité au demeurant ni saine ni malsaine, voyant l'artiste s'entretenir avec ouvriers d'arsenaux, armateurs ou croisiéristes, aboutit à une enquête d'un genre proche de celles d'un Allan Sekula, préméditation prosélyte en moins et caractère hasardeux en plus. Cette "cartographie" du réel appréhendé par un de ses petits côtés, dans les deux derniers cas cités, n'a rien d'abstraite, on la dirait même, par analogie, d'essence "paléolithique": dressée à coups d'enquêtes qui sont une succession de tâtons, d'investigations et d'actes de présence au ras des choses, le tout assimilant l'artiste au chasseur d'avant l'âge de l'agriculture, nomade mais d'errer plus que de conquérir, prédateur mais pour la survie (ou pour cette forme de survie qu'est aujourd'hui la saisie de l'information), plus que pour la détention.

Toute carte a vocation à nous orienter et à nous indiquer la voie. De même, a priori, pour l'art "cartographique". De quoi, nonobstant sa plasticité, nous permettre de moins mal nous représenter le monde, autant dire notre environnement pour toujours et à jamais. De ce dernier, dans sa version la plus contemporaine, on reconnaîtra toutefois la capacité toute contradictoire à nous perdre autant qu'à nous tracer des itinéraires sûrs et fléchés. Diversion et appel à la fuite d'un bord, investissement du territoire et incitation à l'inscription raisonnée de l'autre. Avec ce corollaire implicite: le sentiment - harassant, excitant - que nous n'avons pas fini de naviguer.

 

* Paul Ardenne est historien de l'art contemporain.
Il collabore régulièrement aux revues Art Press, L'Œil et Archistorm.
Derniers ouvrages parus : Portraiturés (éditions du Regard), une étude consacrée au portrait photographique, Codex, première monographie de l'architecte Rudy Ricciotti (éditions Birkhäuser), ainsi qu'un roman, La Halte (éditions Que).

 

1. Sur cette œuvre, Colette Garraud, L'Idée de nature dans l'art contemporain, Paris, éditions Flammarion, 1994, p. 164.
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2. Colette Garraud, L'Idée de nature dans l'art contemporain, op. cit., p. 178.
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3. Abréviation de Global Positioning System.
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4. Internationale Situationniste, n° 2, déc. 1958, p. 46-48.
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5. Sur Alighiero (e) Boetti, on recommandera la lecture du texte (remarquable) d'AnneMarie Sauzeau Boetti, "Le temps des Ulysses et celui des Pénélopes", in Alighiero e Boetti - Ordre et désordre du monde, œuvres 1967-1990, cat. d'exposition, FRAC Bourgogne, Dijon, 2003, p. 11-18.
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6. Mapping, commissariat: Robert Storr, MoMA, New York, 1994.
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7. GNS, Palais de Tokyo Site de création contemporaine, Paris, 5 juin - 5 septembre 2003. Avec des œuvres de Franz Ackerman, Nathan Carter, Wim Delvoye, Dominique Gonzalez-Fœrster, Thomas Hirschhorn, Laura Horelli, Pierre Huyghe, Pierre Joseph, Jakob Kolding, Matthieu Laurette, Mark Lombardi, Julie Mehretu, John Menick, Aleksandra Mir, Ocean Earth, Henrik Olesen, Kirsten Pieroth, Marjetica Potrc, Matthew Ritchie, Pia Rönicke, Sean Snyder, Stalker, Simon Starling. Sur cette exposition, Paul Ardenne, "GNS, Art et géographie, cartographies croisées", in Archistorm, n° 2, printemps 2003. Une partie de l'analyse de cette exposition donnée à ce dernier support de presse est reprise dans ces lignes.
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8. Entretien avec Patrice Joly et Élisabeth Wetterwald, revue Zérodeux, n° 25, printemps 2003, p. 13.
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