Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 23
 
 
COLLECTIFS DE RECHERCHE ET PRATIQUE CURATORIALE: NOUVEAUX TERRITOIRES DE L'ART.
Entretien mené par Cécilia Bezzan
 
(P 4.1) : Point d'ironie, n°24, Yona FRIEDMAN, Décembre 2001


Depuis quelques années, les travaux d'investigations menés par des collectifs de chercheurs sont montrés à l'occasion d'événements internationaux de la scène artistique, tels que les dernières éditions de Documenta, ou de la Biennale de Venise. Les structures de recherches organisées en collectifs tels que Multiplicity, Stalker, ou Atlas Group, possèdent certaines caractéristiques communes. Divers domaines de recherche et diverses professions se rencontrent. Le travail d'investigation s'effectue autour d'un noyau dur de membres avec des participations parfois ponctuelles. L'aspect expérimental des actions se traduit sous forme documentaire et archiviste, dont l'élaboration cartographique (repères depuis une carte géographique existante ou élaboration de géographies selon un objectif de mission) est un exemple. La nature des actions réalisées par ces collectifs est avant tout issue d'une attitude politique citoyenne. Ces actions amènent l'individu à appréhender la réalité du monde dans lequel il évolue d'une manière plus critique que celle proposée par les médias traditionnels. Leur moyen d'accès privilégié reste l'internet, qui garantit une visibilité mondiale et permanente. Dans un contexte de globalisation et de complexité croissante du monde, les pratiques de travail de ces différentes structures ne peuvent se concevoir que dans l'interconnexion des domaines de savoirs tout comme un des modes de fonctionnement de l'art proprement dit, ce dont Hans Ulrich Obrist témoigne. Son interview montre, depuis son expérience avec les collectifs d'artistes et de recherches, jusqu'à sa relation individuelle aux artistes, comment la praxis de cette figure internationale enjoint tour à tour l'expérience curatoriale, réflexive et écrite.

Nota Bene: Bien que les actions menées se diversifient (transdisciplinarité, intercontinentalité) en plaidant pour une résistance à l'homogénéisation imposée par le contexte mondial, elles ne semblent toutefois pas échapper à l'édification même d'un système de référence mondial. De plus, dès lors que les investigations transdisciplinaires en continuelle croissance (urbanisme, architecture, géographie, démographie, sociologie, politique, arts visuels) en arrivent à constituer un des champs de la pratique artistique contemporaine, elles amènent à une redéfinition de l'art.

l'art même: A quand remonte votre intérêt relatif aux collectifs d'artistes et de recherches?
Hans Ulrich Obrist: Ce travail est né d'un séjour d'un an et demi à Londres, en 1995, effectué dans le cadre de la préparation de l'exposition Life / Live, organisée pour le MAMVP1 avec Laurence Bossé. Il s'agissait de montrer la scène artistique très dynamique du Royaume-Uni, et plus particulièrement celle de Londres, qui se caractérisait notamment, depuis la fin des années 80, début des années 90 par l'émergence des "artists-run spaces". Il s'agissait de structures auto-organisées, comme Bank, City Racing, Cubitt street, des petits espaces, où les artistes eux-mêmes organisaient des expositions. Quasiment tous les artistes londoniens reconnus aujourd'hui y ont eu leur première exposition. Si l'on voulait montrer véritablement la scène londonienne sans en faire une "représentation", c'est-à-dire sans réduire la portée de ces structures à des espaces performatifs, il fallait donner un espace à ces espaces. Une invitation leur a donc été lancée et l'espace muséal a été laissé à leur propre gestion. Bien sûr, il ne s'agissait pas d'un abandon complet de contrôle, car on savait quel était leur propos, mais la mise en forme nous est restée inconnue jusqu'au jour de l'exposition. C'était la première fois que l'exposition s'ouvrait à l'auto-organisation. Cette expérience a été le point de départ de ma réflexion sur les manières de gérer l'espace: penser l'exposition de manière non isolée, en zones autonomes qui entretiennent des liens tentaculaires entre elles. Le catalogue Life / Live se présentait en deux volumes sous la forme camouflée d'un guide pratique, une cartographie de plus de 50 espaces collectifs à travers Londres. Récemment, je m'y suis rendu, accompagné de mon vieux guide. Avec des amis, je me suis amusé à essayer de repérer ces lieux. Nous avons rapidement compris qu'ils avaient tous disparu. Aujourd'hui, il n'y a plus un seul espace qui ne soit commercial. Les espaces collectifs oxygénaient la ville et lui ont permis d'être ce qu'elle est aujourd'hui.

(P 4.2) : Stefano Boeri, Mostra sezioni del paesaggio italiano, Biennale d'architecture de Venise, 1996. Photo: Gabriele Basilico.


A.M: Selon vous, quelles sont les conditions d'émergence de tels collectifs?
H.U.O: Je pense que les modalités de travail, d'exposition et de production de savoirs sont apparues au moment où les musées et les universités sont devenus de plus en plus des branches liées à l'industrie culturelle, ce qui leur a certes donné de la popularité, mais a conduit à la disparition de l'esprit laboratoire.

A.M: Les démarches de ces collectifs avaient-elles pour propos des actions de nature politique, critique, tel que Multiplicity?
H.U.O: Oui, d'une certaine manière, mais le décalage est intéressant avec le début des années 90. A ce moment, les pratiques encore fort liées à des espaces de travail offraient une liberté que l'institution ne permettait pas. Depuis, la nature des collectifs a évolué et correspond plus à des structures de production et de dissémination de savoirs. Pour exemple, Multiplicity est une structure de recherche. Il ne possède pas d'espace fixe, mais s'organise en réseau.

A.M: En quoi consiste votre relation de travail avec Multiplicity?
H.U.O: Après l'expérience de Cities on the Move, sur laquelle je vais revenir, je me suis dit qu'il serait intéressant de mener des recherches sur la ville invisible, inspirées de l'ouvrage d'Italo Calvino, La città invisibile. C'est ici que le dialogue avec Stephano Boeri a été essentiel. Nous nous étions rencontrés à l'occasion d'un projet qui s'appelait Mutations 2. C'est à cette occasion que j'ai élaboré les Rumor City, pour lesquelles, j'ai demandé à une centaine de personnes de lancer une rumeur. Thomas Hirschhorn, par exemple, a dit que le gouvernement autrichien d'extrême droite s'était crashé dans un accident d'avion. Suite aux réflexions et aux conversations menées avec Boeri au sujet de Uncertain State of Europe, nous avons projeté de travailler en commun sur l'idée du séminaire comme médium. Boeri enseigne à l'université de Venise et m'a proposé de jeter les ponts entre ses étudiants en architecture et les étudiants en art de mon groupe. Ce séminaire existe depuis trois ans et c'est lui qui a donné naissance à Utopia station (Biennale de Venise, 2003). Nous avons également invité Multiplicity dans l'exposition Déplacements au MAMVP. Avec "Solid Sea", ils ont opté pour un espace métaphorique du cerveau avec son versant gauche et son versant droit dans deux salles adjacentes: d'un côté, une projection montrait le chemin d'un taxi israélien, de l'autre, celui d'un taxi palestinien. Pour la 6e édition de la Biennale de Dak'art, je m'occupe de la zone internationale avec Rirkrit Tiravania. Plutôt que de faire venir des pièces, nous invitons huit artistes à projeter un film. Il s'agira aussi pour eux de travailler sur place, comme dans un atelier. C'est dans cette situation que nous produirons également avec Stefano Boeri et Multiplicity un numéro de la revue Domus. Si l'exposition est potentiellement un lieu de production de savoir, le magazine peut de même en devenir un. Il ne correspond plus uniquement au fait de montrer un savoir déjà produit.

A.M: Vous me parliez de Cities on the Move…
Mutations H.U.O: Oui, lorsque nous avons élaboré l'exposition avec Hou Hanru, nous avons emprunté aux théories urbanistiques certains de leurs modèles, ce que le "curating" n'avait encore jamais fait. Je pense aux réflexions menées vers la fin des années 50 par Guy Debord, Constant, Yona Friedmann et les débuts de Cedric Price, qui parlent du "non plan". La rencontre avec Price, auquel j'ai accordé une exposition monographique au MAMVP, en 2001, m'a beaucoup nourri. Dès lors, j'ai choisi d'intégrer certaines de ses réflexions sur le temps pour rompre l'homogénéisation du temps et de l'espace de l'exposition. Ce que je pointe ici est très lié à la globalisation. Nous ne sommes évidemment pas dans le milieu artistique à l'abri de ces forces. Il s'agit donc de développer des stratégies de résistance. Au cours des années 90, les institutions ont réduit le temps de préparation des expositions de 3-4 ans à 5-6 mois, maximum un an, ce qui a conduit à une homogénéisation spatiale et temporelle des expositions. Une manière de fonctionner dans ce système, tout en le détournant, a été d'emboîter le pas au principe itinérant de l'exposition. A la grande différence qu'il ne s'agissait pas d'exposition "clef en main". Au contraire, il s'agissait de mettre à profit une recherche commune avec les artistes, les architectes, les urbanistes, etc, pendant 3-4 ans et donc de recréer ainsi un laps de temps consacré à la réflexion. Cities on the Move a voyagé de 1997 à 1999 dans 7 grandes villes (Shanghai, Vienne, Bordeaux, New York, Copenhague, Londres, Bangkok) et était adaptée à chaque lieu d'accueil. Dès lors, cette manière de travailler sur un temps distendu a autorisé un processus évolutif, qui a permis aux artistes, aux architectes, aux poètes de se rencontrer et d'échanger leurs points de vue. Nous évoluions au sein d'un système dynamique avec des "feed back loops", des retours sur le contenu, ce qui a véritablement produit des liens entre les personnes, une sorte de communauté en devenir. La notion d'exposition à grande échelle s'opérant comme une recherche et liée à la notion de production de savoir s'est donc précisée avec Cities on the Move. Il n'y a plus de cartographie a priori, mais bien a posteriori. Elle se réécrit en permanence. Il n'y a pas de "master plan", tout est très imprédictible, avec toutefois un résultat intermédiaire qui permet à l'exposition de fonctionner. Par la suite, cette notion de production de savoir a réellement abouti avec Laboratorium, une exposition réalisée en co-commissariat avec Barbara Vanderlinden, à Anvers dans le cadre de l'année Van Dijck, en 1999. Dans la conversation que j'ai eue avec Barbara, nous avons pensé qu'il serait très intéressant de réaliser une investigation spécifique sur ce qu'est la notion de laboratoire déjà présente dans les démarches artistiques des années 60-70. Laboratorium était donc un grand moteur de recherches qui regroupait entre cinquante et soixante praticiens. Ce qui m'intéresse, c'est d'utiliser l'exposition comme médium pour réaliser des choses, pour déclencher des "nouvelles alliances"3. Je fais ici référence à l'ouvrage d'Isabelle Stengers. Je pense que cela est essentiel, notamment quant aux préoccupations des différents collectifs. C'est très intéressant de travailler les potentialités d'une exposition et d'étendre ses traditionnelles limites de manœuvre.

A.M: Vous avez donc travaillé contre l'uniformisation des espaces d'exposition.
H.U.O: En effet. Ces expositions sont des expériences qui travaillent la non homogénéisation des espaces muséaux. Il s'agit de Merzbau accéléré qui produit une extrême densité d'oeuvres et de savoirs. Le nombre des expositions collectives augmente et elles proposent un nombre d'artistes toujours plus important, ce qui rend souvent complexe la lecture de certaines pratiques artistiques. Parallèlement à cela, il y a nécessité de travailler également aux expositions monographiques. Il faut pouvoir donner tout le musée à un artiste, et donc lui permettre d'agir plus en profondeur par la réinvention de l'espace selon sa logique. L'artiste est en quelque sorte son commissaire. Notre travail au MAMVP est de plus en plus focalisé sur des expositions monographiques. Les grands laboratoires sont nécessaires, mais il ne serait pas satisfaisant de s'y limiter et d'en développer un système. Je préfère penser les choses en termes de "et/et". Pour moi cela correspond à une dialectique entre approfondissement et élargissement. Actuellement, dans le cadre du projet hors les murs au Couvent des cordeliers4, Anri Sala invente une nouvelle manière de montrer les films, "entre chien et loup", où la pénombre est une alternative à la black box. Je pense qu'il y a une oscillation entre les expositions de groupe et les grands gestes monographiques. Il est également possible de travailler avec des expositions immatérialisées. En d'autres termes, il s'agit d'expositions qui n'investissent pas, mais qui fonctionnent selon un processus entamé depuis dix ans, comme DO iT (1993-1997)5 ou les Rumeurs urbaines (1998-2002)6, ou avec le museum in progress7.

(P 4.3) : Stalker, Planisfero Roma, octobre 1995. Photographie. Impression sur polyester, 90 x 90 x 0.1 cm. © Coll. Laboratoire Stalker


A.M: Depuis 1993, vous avez réalisé plus de 300 interviews8. Outre la parole de l'artiste, vous investissez aussi bien celle d'économistes, d'architectes, d'urbanistes, de philosophes, etc. La dynamique qui s'en dégage apparaît essentielle. Vous avez vous-même une formation d'économiste, non?
H.U.O: Plus exactement, une formation en sciences politiques et en sociologie. Mais ma vraie école a été celle de conversations avec les artistes de Fischli et Weiss, et les conversations menées avec les artistes sont mon école permanente. Il est très important que le curateur écoute. Il ne doit pas encombrer, de même que tous les discours s'y rapportant non plus. Mes expositions ne fonctionnent pas comme l'illustration d'un concept, où les artistes viennent confirmer ce qui est pensé par moi. Je ne crois pas du tout en cela. Je pars du principe qu'on ne peut pas comprendre les forces effectives dans l'art si on ne comprend pas ce qui se passe dans les autres domaines. Lorsque j'ai commencé à travailler à la fin des années 80, il y avait un manque. Ernst Bloch dans sa définition de l'utopie dit: "something is missing". La nécessité vient très souvent du sentiment de ce que "quelque chose manque". C'est pour cette raison que mon projet principal, à part les interviews, concerne les projets non réalisés. Je demande toujours aux artistes quels sont leurs projets non réalisés qui leur tiennent à coeur et qui, dans les paramètres existants, n'ont pu voir le jour.

(P 4.4) : Vue de l'exposition Déplacements, ARC/Musée d'art moderne de la Ville de Paris, Multiplicity, Solid Sea 03: The road map (2003), Installation multimédia. Photo : Marc Domage/TUTTI

 

1. Musée d'Art moderne de la Ville de Paris.
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2. Exposition de l'an 2000 à Bordeaux, présentée à la Raffinerie, Bruxelles, 2001-2002.
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3. Ouvrage publié en 1979 avec Ilya Prigogine, Prix Nobel de chimie.
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4. Pendant la période de travaux menés au MAMVP, estimée à un an, l'équipe de programmation en Art contemporain investit le Couvent des cordeliers, dans le 6e arrondissement parisien.
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5. DO iT est une vaste base de données sur www.e-flux.com qui accueille aujourd'hui plus de 100 modes d'emploi d'oeuvres postés par les artistes et qui ne demandent qu'à être réalisés par le visiteur du site. L'idée provient d'une discussion menée en 1993 entre Bertrand Lavier, Christian Boltanski et Hans Ulrich Obrist.
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6. www.fri-art.ch/frizoom.html
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7. www.mip.at
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8. Interviews. Volume 1, Thomas Boutoux éditeur, Charta, 2003.
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Multiplicity (1990) collectif italien basé à Milan, qui se définit comme une agence d'investigation territoriale internationale. Dirigé par l'architecte Stefano Boeri, il agit dans les domaines de l'urbanisme, de la géographie, de l'architecture, de l'économie, des arts visuels. Multiplicity analyse l'environnement physique, en recherchant les indices et traces produits par de nouveaux comportements sociaux. Actuellement, le réseau Multiplicity compte environ 80 chercheurs engagés sur 3 projets principaux : USE - Uncertain states of Europe, Solid Sea, et Border-Device(s). www.multiplicity.it
Stalker (1995) du nom du film de Andreï Tarkovski, est un laboratoire basé à Rome, qui regroupe plasticiens, architectes, urbanistes, chercheurs en sciences humaines et sociales, dont le nombre varie selon les actions menées. Le groupe interroge la réalité urbaine et les pratiques qui s'y développent. Manifeste rédigé en 1996. A l'écoute de l'enseignement des territoires, Stalker élabore une cartographie des zones qu'il investit et avec les personnes rencontrées, des actions qui ont pour but les prises de conscience des réalités vécues. www.digilander.libero.it/stalkerlab/tarkowsky/tarko.html
Atlas Group / Walid Ra'ad (1967, Chbanieh, Liban. Vit et travaille à New York) Walid Ra'ad crée, en 1999, Atlas Group, un collectif imaginaire "qui a pour but de rassembler et d'étudier les traces de la guerre civile et faciliter les recherches sur l'histoire contemporaine du Liban". La démarche réfléchit sur les représentations possibles de la réalité d'un pays en guerre et plus largement, questionne la problématique de toute représentation de faits historiques, sociologiques et anthropologiques. L'archive est la forme privilégiée d'expression, qu'elle soit vidéo, diapositives, documents, carnets de notes, photos prises par des personnages imaginaires: un historien, Fadl Fakhouri, un ex-otage, Souheil Bachar. www.theatlasgroup.org

 

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