Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 23
 
 
TOPOS EN MOUVEMENT ET ART DU FLUX (# 1)
par Philippe Franck
 

Depuis les débuts du net art, nombre d'artistes ont pris pour sujet de leurs travaux sur le web la cartographie et topographie de la sphère dans sa globalité, ses réseaux ou ses fragments reconstruits, mettant en relief dans ces lieux de l'immatériel, nos conflits, nos fictions et nos utopies. A la faveur d'une sélection de créations représentatives et de leurs commentaires, croisons ici quelques premières considérations* sur ces topos en mouvement qui défilent sur nos écrans.

(P 5.1) : Lab[au], "World Debt, you can count on it" (Conception: John Knight + LAB[au] Production: encore...bruxelles + LAB[au] Réalisation: Lab[au])



Dans un récent échange électronique avec le jeune artiste multimédia-philosophe français Grégory Chatonsky, sur la question d'une tentative d'analyse d'une topographie appliquée à Internet et à ses créations, celui-ci faisait remarquer justement que "les objets numériques ne semblent pas pouvoir être décrits temporellement (combien de temps dure un site web?) mais spatialement (quelle en est la configuration, la carte?). Alors que le 20e siècle, par l'intermédiaire du cinéma, avait fait de la temporalité l'élément majeur de l'imagination, le numérique fait de l'espace la catégorie a priori, le temps étant le résultat d'une interactivité particulière". Internet est un territoire virtuel en construction et en permanente redéfinition, un "topos-mouvement". Cela ne veut toutefois pas dire qu'il soit entièrement libre et ouvert à toute forme de nomadisme. Chacun doit demander ou acheter, pour une période déterminée, un nom de domaine selon des réglementations établies et les adresses IP ("Internet Protocol" rebaptisé judicieusement par Chatonsky "Identification of Position") nous situent et nous identifient sur la cartographie du World Wide Web qui, selon Birgit Richard, ressemblerait aujourd'hui à "un espace pseudo-public semblable à un centre commercial". L'espace public partiellement soumis à l'autorité d'un pouvoir exécutif et législatif indépendant deviendrait de facto privé. "Le Net sauvage se transforme en un vaste marché électronique et les indigènes, exclus de l'ordre commercial, sont rapidement parqués dans des réserves et des ghettos. Les artistes en particulier, doivent se cantonner dans leur parc à jeux sous peine d'être poursuivis en justice." (Birgit Richard, etoy contre eToys in Connexions, art, réseaux, médias, Ecole nationale des Beaux Arts, Paris, 2002). Exit l'utopie d'une "cyber nouvelle frontière" les "cyber artistes ghettoïsés" et les "internautes d'en bas" n'auraient-ils plus qu'à rêver à quelques hypothétiques "zones d'autonomie temporaire" perpétuellement menacées (ou -pire- ignorées) dans ce qui ressemblerait davantage à une colonie marchande qu'à un espace immatériel ouvert à toutes les aventures?

On peut distinguer avec les architectes et scénographes multimédia new-yorkais Diller + Scofidio trois étapes dans la conception de la frontière qui fut successivement appliquée à trois types de territoires: le Far West, implacable et inhospitalier, l'espace intersidéral dans la période de l'après-guerre et le "data scape" d'aujourd'hui - dont le trait commun serait le "sublime", sublime terrestre, sublime céleste et sublime technologique (rappelant cette notion de "sublime" de l'événement échappant, dans le flux électronique, à la forme et à tout apprivoisement, élément important des Principes d'une esthétique de la communication énoncés en 1986 par le philosophe Mario Costa). Et à ceux-ci d'ajouter: "Territoire en attente de socialisation, de colonisation, échappant à toute autorité institutionnelle, la frontière n'a ni histoire ni mémoire. Elle est non écrite. Le rêve de l'explorateur consiste à la tracer et à s'inscrire en elle" "Confessions d'un centriste", in Revue Virtuelle n°14, 1995 cité par Olga Kisseleva dans "Cyberart, un essai sur l'art du dialogue, L'Harmattan, 1998).

Panopticon global

Avec l'avènement d'Internet et le développement du "net art" à partir des années 90, les dimensions topographiques de ces nouveaux territoires sans autre relief que celui de nos illusions, ont titillé les créateurs et les chercheurs qui tentent de redéfinir les espaces et les réseaux de cette sphère de l'information. La carte en tant qu'artefact, nous rappelait, en janvier 2004, Christine Buci-Glucksmann lors du symposium intitulé Media Art Network Lectures: Mapping organisé au ZKM à Karlsruhe, est un "plateau avec plusieurs strates et points d'accès qui esquissent une nouvelle forme de vision - qui projette l'infini d'en haut - et de nouvelles sortes d'abstractions. Ce regard d'Icare est donc celui du monde qui se concentre sur un territoire, un regard mobile et ciblé". Est-ce à dire que la carte est devenue le modèle du virtuel dans ces temps de globalisation et d'une culture faite de courants et d'instabilités? s'interrogeait la philosophe française qui remarquait justement qu'à travers ces surfaces, ces topologies, ces artefacts et ces archives, on n'arrête pas de faire le tour de cet "œil-monde comme d'un panoptique de la fuite avec toutes ses stratégies et ses esthétiques". Plusieurs sites web sont directement liés à ce que serait un "atlas de cybergéographie" (www.cybergeography.org) conçu par des "cyber explorateurs" issus de disciplines et de pays différents, capables de mettre en ligne des "cyber cartes" particulièrement éclairantes (par exemple, la "trace route" qui retrace le chemin des données à travers les "routers" sur Internet ou encore le projet de l'activiste John Young qui révèle des sites gouvernementaux et militaires cachés et localisés par la participation des internautes encouragés à fournir leurs observations). D'autres créations sur le réseau ont pris pour sujet la représentation du territoire - actuel/virtuel - avec un point de vue critique, voire politique. Le "World Processor" de l'allemand Ingo Günther (www.worldprocessor.com) pointe, à partir de dizaines de représentations du globe terrestre, différents enjeux socio-économico-historico-politiques contemporains tels la localisation des crises politiques susceptibles de se développer en guerres, la migration des populations réfugiées, la pollution ou encore la disparité de l'espérance de vie selon les pays et les continents.

Avec "Worlddebt, you can count on it", le laboratoire d'architecture et d'urbanisme bruxellois Lab[au], composé de (trans)architectes et d'artistes multimédia qui conjuguent dans leurs multiples activités, théorie et pratique créative, s'était associé, sous l'égide d'encore… Bruxelles, à l'artiste nord-américain John Knight pour créer une œuvre ludique et polémique. L'internaute pouvait choisir un pays sur la carte du monde et participer à accroître la dette mondiale (une adhésion qui, lui était-il précisé ironiquement, "assure le style de vie que nous recherchons tous") en recevant une carte de membre illustrée à l'image d'un des 181 pays endettés recensés. Les interactions des utilisateurs étaient enregistrées, constituant une nouvelle couche d'informations représentée à travers des graphes statistiques et des cartes géographiques. Ce projet qui, aujourd'hui, n'est plus disponible en ligne, avait également pour but d'impliquer l'amateur d'art dans un processus qui construit successivement une carte géopolitique illustrant les relations entre les technologies de l'information, l'art et l'économie. On retrouve cette perspective relationnelle et polémique associée au modèle cartographique, ici stylisé, dans le projet "They rule" ("Ils règnent") conçu par Josh On, un designer d'origine néo-zélandaise associé au collectif californien Future Farmers qui a élaboré un site web (www.theyrule.net) permettant à l'internaute de tracer les liens entre les directeurs des 100 plus importantes compagnies nord-américaines recensées par le magazine Fortune. Ce site primé au Festival Ars Electronica montrait aussi comment 92 de ces compagnies étaient interconnectées à travers un petit groupe de membres de conseils d'administration. Récemment, Josh On a lancé une nouvelle œuvre interactive sur le réseau tout aussi polémique, qui parodie la communauté virtuelle Friendster qui permet à des inconnus de se rencontrer. "Political Friendster" (http:// politicalfriendster.stanford.edu) souligne des connexions entre certains grands politiciens et des groupes de lobbying. L'internaute peut ajouter d'autres connexions possibles entre d'autres personnalités.

Nouveaux territoires informationnels

Dans un article publié sur leur site Internet intitulé "Espace. Temps. Information I. La topographie des réseaux", Lab[au] croise ces concepts que l'on retrouve dans la "matrice collective" anticipée par William Gibson dans son célèbre roman Neuromancer qui, dès 1984, décrivait le cyberespace comme une "représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs" de "traits de lumières disposés dans le non-espace de l'esprit" ou encore de "constellations de données". Aujourd'hui remarque Lab[au], "la notion d'espace et le concept de réseau ne font qu'un, Internet peut se définir comme un non-espace ou plutôt un support permettant la transmission de tout espace - information". Et d'ajouter: "La matrice électronique, par l'abolition des frontières et des distances, instaure l'ubiquité de ce nouvel espace. Alors que l'architecture a toujours été l'expression d'un site spécifique, d'une condition spécifique, les technologies digitales sont particulièrement indifférentes au lieu, insensibles à tout ici contextuel. En effet, les réseaux de télécommunication comme Internet proposent une expérience simultanée de déterritorialisation et de reterritorialisation, révélant l'émergence d'un nouvel espace public non plus relatif à un pourtour territorial mais à des temporalités multiples et superposées. C'est l'implosion de l'espace en faveur du temps, à savoir la possibilité de se projeter en temps réel dans des situations non-locales et simultanées." Comment alors, dans ces conditions, pouvoir établir une topographie non pas d'un espace territorialisé mais de données véhiculées par des "médias instables" qui le constituent? De même que l'architecture ne serait plus, dans ce contexte, solide (le bâtiment, le fixe) mais liquide (polymorphe, évolutive), le "topos" virtuel, architecture des systèmes de communication, serait celui défini par les interfaces, les métadonnées, le "meta design " qui en définissent les "reliefs" (à ce jour toujours plats dans notre vision écranique) et les délimitations fluctuantes.

 

* la seconde partie sera publiée dans un prochain numéro

 

 

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