Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 23
 
 
LE DESSUS DES CARTES
Propos recueillis par Christine Jamart
 

Sous cet intitulé, vient de s'ouvrir à l'ISELP une large manifestation regroupant une vingtaine de plasticiens qui, tous et de manière singulière, intégrent le support cartographique à leur démarche. Vectrice d'une réflexion critique ou propice à l'établissement d'une géographie de l'intime, la carte se voit ici abordée sous de multiples aspects. Entretien avec Arlette Lemonnier, commissaire de l'exposition, à quelques semaines du vernissage.



l'art même: Quelle fut la motivation de cette exposition et quels en sont les axes de réflexion?
Arlette Lemonnier: C'est un projet que je nourris depuis plus d'un an et demi et qui s'inscrit dans le cadre des expositions à sujet générique que j'organise à l'ISELP. Il dénote d'un intérêt pour la tautologie du monde. Aujourd'hui et à l'ère de la mondialisation, de nombreux artistes, et cela s'est fortement exprimé lors des dernières Documenta et Biennale de Venise, mènent, au plan international, une réflexion plus universelle qui déborde du microcosme habituel; dans ce cadre élargi, la cartographie se révèle un excellent sujet. Il s'agissait de partir de la notion de géographie comme lumière projetée sur le monde et de voir par rapport à cette espèce de mémoire et de savoir (puisque tout est répertorié), eu égard à ce concept d'atlas en tant qu'archive du monde, comment les artistes se détachaient-ils de ces données pour neutraliser la carte, établir de nouvelles cartographies, concevoir des approches personnelles de l'univers et offrir un autre miroir de celui-ci. Quel bouleversement peuvent-ils apporter en regard de cette carte, reflet d'un savoir, au caractère symbolique indéniable? En outre, la carte est aussi une abstraction. Comment interpréter cette lecture d'une abstraction et comment interpréter l'invisibilité du monde? Et ce, quelles que soient les orientations, davantage critiques ou esthétiques, développées dans les travaux.

A.M: Entendez-vous par là que cohabitent dans l'exposition des démarches tant contextuelles que plus spécifiquement plasticiennes?
A.L: Oui, il y a les deux. Le point de départ étant la notion de monde repeint: quelle vision les artistes en ont-ils? Comment l'interprètent-ils, le critiquent-ils, en voient-ils les flux et les signes, le décallent-ils, le déforment-ils, le transforment-ils, le plissent-ils pour reprendre le concept deleuzien? Comment déplient-ils la carte d'une autre façon? Ce sont là les concepts de base de la réflexion. Etant entendu qu'à tout cela, se mêlent des enjeux de pouvoir, politiques, militaires, économiques, sociaux, écologiques, soit tout un ensemble d'imbrications par rapport à ce phénomène de fonctionnement du monde. Il y a aussi la notion de repères, de référents, véhiculée par la cartographie. Comment les artistes en font-ils des non-repères et établissent-ils des stratégies de transgression? Loin de la vision planisphérique, certains artistes analysent des détails de la carte, des territoires, des villes, voire pratiquent la "géographie de l'éliminé", comme par exemple Françoise Schein travaillant dans les favelas de Rio, ignorées par les plans officiels de la mégapole brésilienne, dont elle reconstruit la carte pour redonner une identité à leurs habitants. De même, l'artiste sud-africain Moshekwa Langa défigure-t-il la carte du monde pour effacer les traces des conquêtes et de la colonialisation. Problèmes donc de frontières, de territoires, de déplacements de population, de notion de lieu vide, du chaos généralisé, etc…
Autre notion, celle de la marche issue du Land Art, de trajet où l'artiste amène un jeu dans l'espace en rapport à la pérégrination, fait intervenir un récit qui lui est personnel. L'exposition présente donc des travaux beaucoup plus individualisés, en rapport à des choses vécues, soit une véritable expérimentation physique chez Christoph Finck ou Capucine Levie qui a fait le chemin de Compostelle, voire d'Angel Vergara. Il s'agit ici d'établir de nouvelles territorialisations, de nouveaux parcours sur la notion de déplacement personnel.

(P 6.2) : Capucine Levie, "carte, marche, cheminement, méditation", 2004, détail, technique mixte (papiers végétaux, cartes, photos, carnet de pèlerin, verre, bois), ensemble : 152 x 152 x 80 cm. © Capucine Levie


Existe également la carte en tant que norme, convention sociale et référence. Comment les artistes la rendent-ils a-normée? Comment établissent-ils des chemins qui bifurquent, qui ne mènent nulle part ou à un ailleurs? Mettre en évidence ce qui n'existe pas ou faire remarquer ce qui n'est pas dans la convention comme dans le cas des favelas, territoires populaires qui n'existent pas ou sont sans intérêt pour le pouvoir économique, ou de l' Afrique du Sud. Dès lors, ce sont les artistes qui contrecarrent la norme établie, ici critiquée. D'où, dans la foulée, la notion de "mondes absents" en regard de laquelle il eut été intéressant de se référer aux romans imaginaires mettant en place des mondes et des cartes qui n'existent pas (Borgès, Lewis Caroll, Calvino, Perec…).
Il peut encore s'agir d'une carte-manifeste, éventuellement une anti-carte, avec la notion du désordre ou pas. Ainsi, les cartes imaginaires de Wim Delvoye, bien qu'en liaison directe avec son travail basé sur des objets de la vie familière, sont une reconstruction totale de l'univers comprenant trois niveaux de lecture: dans un premier temps, l'on se rend compte qu'il n'existe aucun repère mémorisé et conventionné, aucun territoire ne correspondant à ce qui est inventorié, dans un second temps, l'on s'aperçoit que tous les toponymes sont inventés et, après lecture plus attentive, l'on remarque que les presqu'îles prennent forme (bonhomme de neige, théïère, écureuil, cafetière, phallus en érection, scie, clou, marteau…)! Ce qui induit l'idée de la carte falsifiée, voire du palimpseste que l'on retrouve chez Delvoye mais aussi chez d'autres exposants.
Parmi les principaux axes de réflexion présidant à l'exposition, il faut ajouter la référence faite à Nelson Goodman et, plus précisément, à l'ouvrage intitulé Manières de faire des mondes qui se base sur une citation iconique permettant de construire un monde à partir d'autres mondes. C'est tout à fait le cadre de la manifestation, incluant les notions de recouvrement, de dévoilement, de fragmentation ainsi que le fait de déconnecter les relations au territoire. Je me dois de préciser m'être limitée, dans le fil conducteur de l'exposition, à la représentation cartographique de la terre. J'ai fait le choix de ne pas prendre en considération l'univers céleste. Car, par rapport à la réflexion sous-jacente au propos, il fallait qu'il y ait l'humain pour mener ce travail sur la perception, les niveaux d'interprétation et le regard porté sur les composantes et les principes organisationnels.
J'aime citer cette phrase de Borgès: "Un homme fait le projet de dessiner le Monde. Les années passent : il peuple une surface d'images de provinces, de royaumes, de montagnes, de golfs, de navires, d'îles, de poissons, de maisons, d'instruments, d'astres, de chevaux, de gens. Peu avant sa mort, il s'aperçoit que ce patient labyrinthe de formes n'est rien d'autre que son portrait". Je crois aussi que de nombreuses pièces se révèlent, dans cette exposition, tels des autoportraits de la pensée des artistes.

A.M: Vous avez pris l'option de réunir des artistes à caractère international, tels Wim Delvoye, Peter Fend ou William Kentridge et des jeunes plasticiens qui n'ont pas encore accédé à une reconnaissance.
A.L: Cet intérêt pour la cartographie étant tout de même fort prégnant dans la création actuelle, j'ai d'abord recensé l'ensemble des artistes de Communauté française et de Communauté flamande oeuvrant de longue date sur ce sujet (Angel Vergara, Jocelyne Coster, Françoise Schein, Michel Mineur, Christoph Fink ou Wim Delvoye). J'ai, en outre, choisi de faire découvrir de jeunes artistes travaillant à Bruxelles tels Panagiotis Siatidis et Capucine Levie (avec laquelle nous développons le projet d'une installation inédite conçue dans le cadre de sa bourse de recherches à la Fondation de la Tapisserie à Tournai). Il est bon d'intégrer ces jeunes auprès de formats internationaux et reconnus. Le but des expositions à sujet générique de l'ISELP étant de convier artistes confirmés et jeunes plasticiens afin que ces derniers retirent un enrichissement de cet échange et de cette confrontation. C'est là la mission de service public d'une institution culturelle comme la nôtre et c'est un risque volontiers assumé. J'ai aussi reçu des dossiers de candidature spontanée, comme celle de Marie-Christine Katz, Suissesse vivant à New York, de même que des plasticiens m'ont été proposés : l'Italien Gianni Caravaggio par Lino Polegato ou le Coréen Changha Hwang par Pierre Sterckx. La présentation d'autres artistes résulte de découvertes personnelles, tels les Français Erick Derac, Jessica Vaturi ou David Renaud.

 

"Le dessus des cartes. Art et cartographie" GIANNI CARAVAGGIO / JOCELYNE COSTER / WIM DELVOYE / ERICK DERAC / ROGER DEWINT / PETER FEND / CHRISTOPH FINK / CHANGHA HWANG / MARIE-CHRISTINE KATZ / WILLIAM KENTRIDGE / MOSHEKWA LANGA / CAPUCINE LEVIE / MATEO MATE / MICHEL MINEUR / DAVID RENAUD / FRANCOISE SCHEIN / PANAGIOTIS SIATIDIS / THIERRY TILLIER / JESSICA VATURI et ANGEL VERGARA
ISELP, 31, bd de Waterloo, 1000 Bruxelles, T + 32 (0)2 504 80 70, lu.-sa. de 11h00 à 17h30, nocturnes les 27/05 et 3/06 jusqu'à 22h30, visites guidées gratuites sur demande, jusqu'au 24/07/04. Coproductions et édition d'un catalogue, conçu tel un ouvrage illustré (quadrichromie, format 20 X 24,5) présentant les œuvres et artistes exposés, replacés dans un contexte plus large et historique par les contributions scientifiques de Marie-Ange Brayer, Gita Brys-Schatan, Kim Leroy, Claudine Marlaire et Pierre Sterckx.

 

 

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