Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 23
 
 
LA CARTE, SCHEME MENTAL DE VISION
Entretien mené par Christine Jamart
 

La plume du critique d'art Pierre Sterckx est l'une des contributions parmi les plus singulières portées à l'ouvrage édité dans le sillage de l'exposition Le dessus des cartes. Conversation.

(P 7.1) : Changha Hwang, (Corée du Sud), Untitled, 2003. Acrylique sur toile, 87 x 127 cm © Luc Schrobiltgen



l'art même: Il ressort de la lecture de votre essai à paraître un souci de privilégier un regard cartographique de la peinture au détriment de l'inscription de l'objet cartographique au sein de démarches artistiques. Je pense ici au rapport que vous établissez entre la cartographie et la peinture de Seurat, Mondrian, Pollock ou Dubuffet. Parlez-nous de ce regard cartographique qui s'apparente à celui surplombant, voire icarien, pour reprendre les propos de Christine Buci-Glucksmann lorsqu'elle traite de la peinture "La chute d'Icare" de Bruegel.
Pierre Sterckx: Je ne me suis pas du tout axé sur l'objet carte. Ce qui m'intéresse étant l'attitude du regard cartographique et non l'incorporation d'une quelconque carte dans le travail d'un artiste. Si chez Mondrian il y a des verticales et des horizontales, il y a aussi des longitudes et des latitudes. Il y a cartographie en ce que ce peintre donne des visions basées sur l'angle droit. Comment ce fait pictural génère-t-il toute une série de déclinaisons comme celles à l'œuvre chez le tisserand avec la verticale et l'horizontale de la lisse et de la trame ou en linguistique avec l'axe du paradigme et du syntagme? Ce qui m'interpelle sont les dérives et les déclinaisons dans un thème. Pour moi, la cartographie, ce n'est surtout pas un objet. Si l'on considère les grands peintres qui, explicitement, font de la cartographie et, parmi ceux-ci, plus particulièrement Vermeer, force est de constater que son génie réside dans le fait de travailler tout le tableau en cartographe. L'on est pas uniquement dans des problèmes de visualité, tel que le prétend Svetlana Alpers dans son ouvrage sur la peinture hollandaise1 où la carte est ramenée à un objet optique, illustratif et anecdotique. La carte est un processus, un schème mental de vision. L'on est alors dans le sillage des réflexions de Christine Buci-Glucksmann laquelle est dans le sillage de Deleuze et, en amont, de Leipniz et de Spinoza. Cela trace immédiatement un axe philosophique et sémiotique.
S'agissant du fameux angle droit de Mondrian, il faudrait peut-être voir comment celui-ci passe dans le fléau de la balance qui hésite entre l'horizontale et ce qui tend à la verticale et comment il peut alors s'apparenter aux doigts de la peseuse de Vermeer. Et à ce moment là, l'on est dans des inclinaisons, des seuils et des sauts. Cela saute d'un axe à l'autre, d'un seuil à l'autre, va du global au local, passe d'une tache à un réseau.
Mon texte commence par une évocation assez appuyée de la narrativité de la carte. Je ne voudrais surtout pas que lorsque l'on parle de narration, l'on suggère des anecdotes linéaires. Je pense qu'il serait temps que la critique d'art se préoccupe des seuils et des sauts. L'on a besoin de passeurs et la cartographie me donne une belle occasion de pratiquer cet exercice.
Si, dans le catalogue, j'ai surtout exploré le versant historique, partant de Holbein et Vermeer jusqu'à Jasper Johns, dans la pratique de l'exposition et à l'invitation d'Arlette Lemonnier, j'ai proposé l'œuvre de Changha Hwang, un jeune artiste coréen vivant à New York. Il pratique une peinture de réseaux qui est vraiment une cartographie au millimètre, une cartographie de la surabondance des latitudes et des longitudes, créant un effet de champ qui fait que la carte devient autre chose qu'une simple carte de repérages.

A.M: Est-ce une cartographie fictive?
P.S: Elle n'a pas de référent et ne prend appui que sur des problèmatiques strictement picturales. Cet artiste qui, par ailleurs, se réclame de Mondrian, crée un fait pictural basé sur des rapports couleur/angle. C'est, à mon sens, la cartographie absolue car l'on a pas besoin de cette carte pour se promener vers un ailleurs. La carte peut être l'objet même de la différence. Deleuze dit: la carte c'est de la différence, le calque c'est de la ressemblance. Si l'on veut que la carte ressemble, on va tomber dans le calque. Chez Hwang, la cartographie proliférante devient un lieu en soi, une promenade labyrinthique sans labyrinthe.

A.M: S'agissant du "Boogie Woogie" de Mondrian, ne peut-on pas penser que davantage qu'une carte, il s'agisse d'abord d'une grille (au sens moderniste du terme)?
P.S: Une grille est un tissage, et la cartographie entretient un rapport au tissage. Le tissage, le textile, c'est la toile, le support même sur lequel la peinture va établir son propre réseau. Mais, en même temps, c'est du texte. Textile et texte, entremêlement de segments narratifs, ont le même radical. La grille de lecture serait donc à la fois plastique et narrative. Le network est aussi ce grand réseau qui fait circuler l'information dans tous les sens. C'est-à-dire dans le sens de la cartographie; tout cela se recoupe très bien.

A.M: A l'ère de la mondialisation, nombre d'artistes actuels œuvrent, à travers des données cartographiques, sur le terrain géo-politique.
P.S: Cela m'est assez étranger bien que cet aspect mériterait d'être développé. Ce qui m'intéresse par contre, et vous me mettez sur la piste, ce sont les cartes qui, gérées par satellites, n'ont plus aucune consistance. Or, jusque là, la carte était la peau de la terre. Nous sommes désormais entrés dans une époque où la virtualité est le schème dominant. Aujourd'hui, je ne peux considérer la carte que dans l'éphémère total. La déterritorialisation totale dans le repérage à 5 mètres près... Beau paradoxe! Que font les artistes face à cela ? C'est une belle question. L'une de mes grandes obsessions est de voir comment un artiste affronte le medium dominant, (actuellement les NTCI). Ce qui m'intéresse est la relation, lorsqu'elle s'apparente à une étreinte de lutte amoureuse, qu'il noue avec celui-ci, tel Seurat avec la photographie couleur, Léger avec le cinéma et le gros plan, Warhol avec la télévision… Là réside mon intérêt pour Hwang, ce jeune Coréen qui a l'air de faire de l'art computer et ne touche pas un seul ordinateur pour faire ses tableaux. C'est le signe d'une divergence, qui lui fait chercher le bon angle de déviance.



A.M: A considérer la cartographie comme instrument d'intellection du monde, quels sont les enjeux pour les artistes à l'ère de la mondialisation, des NTCI, de l'immédiateté de l'info et de l'abolition des distances ?
P.S: J'aime me pencher sur des cas singuliers. Prenons Wim Delvoye qui déclare "faire du folklore" alors que "Cloaca" est une machine abstraite mondialiste qui excrémente à New York comme à Tokyo! L'on va être dans des paradoxes comme jamais vus, entre le territorial local et le déterritorialisé mondial. Je sens cette nouvelle équation prendre du terrain. Les cartes de Wim Delvoye sont totalement imaginaires mais traversées d'une véritable obsession sexuelle. Or, mais en apparence seulement, ce sont des cartes d'instituteur au caractère très local. Il faut aujourd'hui, et plus que jamais, pister et travailler les singularités. Dubuffet, qui est un cartographe schizo, est un cas d'une singularité extrême. Que vient-il faire dans la peinture française des années 50? Quel sens cela produit-il alors que l'on ne l'attendait pas à l'horizon?

A.M: La cartographie se fait aussi vectrice de mondes fictionnels…
P.S: Effectivement. Mais là encore prenons appui sur des singularités. A la Renaissance, l'on cartographiait le ciel, la terre mais aussi le corps humain. L'on songe aux très beaux dessins de de Vinci du circuit sanguin mis en analogie avec le réseau fluvial. Lorsque Delvoye regarde le corps humain, il le scrute aux rayons X ; à nouveau, il le cartographie. Une fois radiographié, il unit la mort et le sexe. La cartographie du corps permet de montrer une fellation entre deux squelettes… Magnifique paradoxe d'une aberrante singularité!

 

1. L'Art de dépeindre, Gallimard, 1983
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* Pierre Sterckx est critique d'art et professeur à l'Ecole nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris. Dans le cadre de l'exposition Le dessus des cartes. Art et cartographie, il donnera une conférence intitulée "Histoire de cartes. Cartographier la peinture" les jeudis 27/05 et 3/06/04 à 20h30 à l'ISELP.

 

 

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