Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 25
 
 
Un art léger faute que le monde puisse l’être
par Paul Ardenne

Il y a maintes façons d’appréhender la “légèreté”. En termes de physique, comme une victoire sur la gravité. En termes de psychologie, comme une disposition du sujet à n’investir ses actes qu’en surface, en dilettante. En termes d’esthétique, comme un pied de nez à la surcharge plastique. En termes philosophiques, comme la récusation du matérialisme, ancré dans un réel engluant, au profit des concepts essentialistes et idéaux, ceux entre autres dont serait peuplé, exemple majeur s’il en est, l’éther platonicien.

  
El Greco, “'l'enterrement du comte d'Orgaz”, ca 1586-88, Tolède, Santo Tomé

La légèreté en ses temps

Quel que soit le domaine où il s’exerce ou se repère, le léger se définit toujours par l’arrachement. Ne pas peser trop, c’est pouvoir s’élever, se dissoudre jusqu’à cette limite dont le dépassement anéantit d’office toute légèreté, celle de la disparition. La légèreté parfaite est gazeuse. Accomplie, elle jouxte l’inexistence, forte de son “ presque rien ” de différence physique ou ontologique. Presque plus rien de palpable en elle, presque plus rien à soupeser, tout juste le squelette de la forme. La qualité du “ léger ”, pour autant, est moins affaire de rapport comptable au poids des choses, poids que le “ léger ” défie, dégrade ou périme, qu’une question de dégagement. La légèreté se mesure-t-elle ?, elle gagne à être vécue, éprouvée comme un geste. Par son truchement, il s’agit de sortir de la condition lourde, d’évacuer la pesanteur des substances, des corps, des mouvements, des vécus. De là cette équivalence, que chérit le sens commun : apesanteur égale liberté.
L’appétence humaine à l’apesanteur est, on le sait, immémoriale. Toutes catégories confondues, du rêve icarien à l’assomption chrétienne, du libertinage donjuaniste au marivaudage, de la conquête de l’espace à l’architecture high tech. Elle est aussi devenue, en Occident, une norme, à travers la culture du light et son prodigieux développement récent. Alimentation, loisirs, pensée, engagements..., il n’est ainsi dorénavant à peu près rien qui doive peser, inscrire, durer ou aliéner. La culture du light, que maudissent partisans, idéologues et planificateurs, a sa légitimité. Culture du renoncement à l’ingurgitation débridée (contre l’hypercalorisme, alimentaire ou autre), elle résulte aussi de la lassitude de l’encombrement (contre le trop-plein des choses, des signes), sans oublier la méfiance à l’égard des valeurs trop fortement instituées ou assénées. La culture light ? Une des formes symptomatiques de l’esprit postmoderne, dont on sait la prudence quant à donner crédit aux systèmes, la répugnance à l’égard des idéologies, fort à propos, dites “ lourdes ”.

 

L’apesanteur comme crise

Le beau spectacle d’un insecte si léger qu’il peut marcher sur l’eau, d’une résille de métal vitrée coiffant les parties hautes d’un bâtiment, de l’envol sans effort d’un cerf-volant ou d’un ULM, des circonvolutions aériennes des danseurs ou des gymnastes de haut niveau... La claire beauté sonore de la poésie verlainienne, celle du vers “ impair ”, “ sans rien en lui qui pèse ou qui pose ” (Art poétique), comme de la musique impressionniste... La plastique si parfaitement aérienne du corps d’Yves Klein dans ce photomontage où l’artiste se présente à nos regards conquis comme celui qui endosse le rôle enviable du “ peintre de l’espace [qui] se jette dans le vide ”... Autant de figures de l’apesanteur heureuse. Autant de figures, aussi, de son contraire, l’apesanteur problématique.
Cultiver le light, sans doute, vaut pour la part de libération que procure toute adhésion à ce qui pèse peu. À cela, rien de répréhensible. Où toutefois le bât blesse, c’est au regard de la valeur dont créditer la culture light, sans conteste sujette à caution — en l’occurrence, aussi agonistique que désespérée, l’expression caricaturale de notre civilisation occidentale au bord de l’asphyxie métaphysique, cherchant plus que jamais à conjurer son déficit de foi et de convictions essentialistes. Car notre goût de la légèreté n’est pas tout bonnement mercurien, fruit de notre amour plus que modéré de l’autorité nous faisant aimer porter des ailes aux talons. Il est aussi l’effet d’un fantasme de désasservissement, fantasme au demeurant traditionnel que vivait sans doute pareillement, avant nous, l’humain occidental des sociétés “  disciplinaires ” (Foucault). Le fond, c’est ici la conscience d’échec, avouée ou non, la propension au bonheur bafouée par le principe de réalité. Alice Chalanset en fait la remarque avisée, à propos de cette légèreté devenue, dit-elle, “ l'objet d'un nouveau culte ” : “ Le ‘light’ se vend bien. La légèreté fait rêver et bien au-delà de ce qu'elle nous promet... ”. Or, corrige-t-elle, cette aspiration à la légèreté n’est en rien d’originale, elle se révèle de manière invariable “ contemporaine de la chute ”. De même que tout document de culture, écrivait Walter Benjamin, se désigne dans le même temps comme un document de barbarie (Versailles symbole de l’absolutisme monarchique), toute convocation du “ léger ” connote un rapport en tension avec la pesanteur du réel. Icare s’élève-t-il vers l’azur ? Il tombe, aussi. Don Juan, vers le plaisir accompli à force d’indifférence ? Lui de même. Tout comme l’élégant et arachnéen Terminal 2E de l’aéroport de Roissy, au toit ajouré au point de sembler être, avant effondrement, un hommage rendu au ciel par l’architecte Paul Andreu, évocation tardive du chœur de Saint-Pierre de Beauvais, le plus haut à son heure du monde gothique. Par terre aussi, comme son illustre prédécesseur médiéval, pour cause d’assujettissement de la technique à une esthétique soucieuse de s’alléger à l’extrême 1 . Alice Chalanset : “ Le projet de "perdre du poids" n'est pas sans ambiguïté. Quand tout cesse d'être grave, le sujet lui-même se trouve exposé au risque de la dissolution (...). La légèreté dont nous souffrons aujourd'hui apparaît comme le symptôme d'un "manque de poids". 2

 

Oscillations artistiques

Selon que l’on voudra bien se souvenir ou pas que le réel est lourd, se confronter à la légèreté générera en nous deux perceptions différentes de celle-ci. La première, abonnée à la fascination, verra le “ dégagement ” et lui seul, en une valorisation inconsciente de l’assomption : beauté, grâce, pureté de figures qui se meuvent sans dépense d’énergie apparente et qui toutes semblent se mouler dans la configuration libre, le freestyle, la fuite au plus loin de toutes les pesanteurs imaginables. Une seconde perception de la légèreté, abonnée, celle-là, à la dialectique, posera au contraire pour préalable mental à toute consommation du “ léger ” qu’il n’y a légèreté que parce qu’il y a pesanteur. Dans ce second cas, le sentiment formé de la légèreté se lie à ce que celle-ci vient corriger, à ce qu’elle permet d’extraction vers le light en termes physiques, psychiques ou métaphoriques. Le Greco, dans son tableau “ L’enterrement du comte d’Orgaz ”, fournit l’illustration littérale de cette correspondance (mariée s’il en est aux représentations judéo-chrétiennes du monde, manichéennes en diable) voyant les termes de la copule léger-lourd indéfectiblement enchaînés l’un à l’autre. Porté par ses pairs, le cadavre du comte, incurvé et ployé vers le bas, comme lesté, autorise sans la contrecarrer la montée de l’âme, qui s’élève au-dessus de la tête du défunt par un chenal étroit menant au paradis. Debout, ce même corps eût contenu l’âme, le matériel pris dans l’immatériel et vice versa, au lieu d’en permettre la libération.
La légèreté, qu’unifie l’idée élémentaire de l’absence ou de la perte du poids, se révèle dans les faits un concept relatif, d’usage et de réquisition variables. Pour les uns, décervelés mais joyeux, on l’utilise comme stratégie d’oubli. Pour les autres, autrement portés au doute, comme alternative factuelle à la situation existentielle la plus courante qu’il nous revient d’endurer, sauf la mort ou d’épisodiques échappées, une vie d’êtres contraints venus au monde pour expérimenter l’attachement. Dans le premier cas, être “ léger ” c’est se soustraire enfin au poids, ne plus avoir à se peser. Dans le second, c’est se soustraire pour un moment seulement au poids, sans méconnaître l’empire de la gravité, son implacable domination. Ce rapport clivé à la légèreté, non sans logique, parcourt l’histoire de l’art. Tantôt, on aura soin de célébrer en celle-ci l’apesanteur euphorique (Chardin, Boucher, leurs escarpolettes, leurs modèles aux expressions graciles), et tantôt son contraire, la pesanteur extrême et entravante (les souliers de Van Gogh, qui inspireront à Heidegger de fumeux développements plombés sur l’Être). Élévations baroques d’un bord, à l’instar des flottements de la matière sculptée chez Le Bernin, austérités classiques de l’autre, que déclinent les paysages posés de Canaletto ou du Lorrain. Vaporisations de la substance solide d’un côté : Watteau, Turner, Monet, Boccioni..., et mise en coupe réglée de cette même substance de l’autre : Cézanne et son obsession à faire de l’impressionnisme un art “ solide et durable comme l’art des musées ”, le cubisme. Avec parfois, comme il se doit, le deux-en-un, cette formule agrégative qui dit tout à la fois une chose et son contraire. Voir, à propos, ce fameux court-métrage — le spectateur y passe de la joie profuse aux larmes amères — où Gerry Schum filme l’artiste italien Gino de Dominicis tentant de faire l’oiseau (c. 1970). Premier temps, l’artiste s’élance en battant des bras, tandis que semble l’appeler à y voler, comme l’albatros baudelairien l’air marin, un superbe paysage romantique. Second temps, de Dominicis vole, comme maintenu en l’air par ses bras en mouvement faisant office d’ailes. Troisième temps, la nature reprend ses droits, l’artiste chute.

  
Dennis Adams, “Enough”, 103 x 137 cm. Courtesy Lumen Travo

 

L’oxymore contemporain

Plus que conquête, la légèreté est désir. L’art le plus récent, adulte et averti s’il en est, ne dit pas autre chose. Les figures “ légères ” y abondent-elles, jusqu’à celle, récurrente, de l’envol, d’un corps humain se faisant aérien, c’est moins pour décliner la conquête de l’éther que le désir d’extase, cette Ek-stasis dont l’étymologie renvoie à l’idée de déplacement, de changement de condition, de translation vers un lieu autre, délocalisant le sujet. Ou pour mettre en abîme, derrière la séduisante autant que confondante figure du “ léger ”, ce que le réel recèle d’insupportable. Juste après les tragiques événements new-yorkais du 11 septembre 2001, Dennis Adams photographie dans Manhattan journaux, documents ou linge flottant dans l’air brassé par l’effondrement des Twins towers (série “ Airborne ”, 2002). Signes légers, à l’état de suspension, paradoxaux mais pourtant signifiants, dont l’apesanteur vient comme conclure une catastrophe née, eut dit Peter Handke, du trop grand “ poids du monde. 3 Dans son documentaire Fahrenheit 9/11, Michael Moore retiendra à la sonorisation près cette leçon de nature oxymorique, familière aux artistes d’aujourd’hui, lorsqu’il lui faudra évoquer le “ 11S ” : vue des poussières et des matières diverses que charrie l’air soufflé par l’explosion, les images de la catastrophe, trop diffusées, devenues iconiques à force de répétition médiatique, se voyant dans le même temps mises au rencart. Le contrepoint, plutôt que le spectacle.
Traîter en artiste de la légèreté, sauf à s’y prendre de manière naïve, est devenu ambigu. La tactique de nombre d’artistes, aujourd’hui, ce sera la réversibilité sémantique, l’offre du sens qui peut ou sait en cacher un autre, en une constante mise à distance du pur sensible et de l’émerveillement bienheureux. Être “ léger ” absolument tandis que prospère le monde râté et foncièrement décevant qui nous sert de cadre de vie, voilà bien ce qui est devenu inadmissible, quand bien même l’on épousera par mondanité ou par faiblesse de caractère la légèreté ambiante, dernier avatar en date de la culture du narcissisme 4. Où l’art actuel, on le mesure bien, entend se positionner pour une légèreté “ de poids ” (on voudra bien nous passer cette expression, évidemment quelque peu incongrue...). Et ne plus souhaiter relayer les illusions en la matière qui purent être celles de certains de ses aînés modernes. Celles, nommément, de mouvements tels que Dada, Fluxus ou la Libre Expression, pulsés en leur temps, plus optimiste, par un projet de désaliénation globale et de libération du corps, et usant de la légèreté comme d’un principe ami. Celles, encore, du Yves Klein promoteur de l’“ architecture de l’air ”, que motivait un généreux délire idéaliste, entre autres (l’“ aéropeinture ” que les futuristes promeuvent dans les années 1920, encore, où l’homme libéré de la pesanteur voit et représente le monde d’en haut, depuis le siège d’un avion 5). De même qu’il faut a minima s’entourer de murs sous peine d’être livré corps et biens à la sauvagerie du réel (ne serait-ce que climatique), le corps contemporain, otage de puissants conditionnements (dont celui de la libération impérative...), ne saurait prétendre pouvoir se libérer absolument de toute pesanteur. Avoir cru possibles l’émancipation globale, physique y compris, et l’homme défait de sa pesanteur, voilà qui fait certes la gloire des modernes, qu’auréole leur beau désir d’un avenir radieux où les hommes toucheraient enfin l’éther après qu’ils aient été “ les premiers à voir ”, comme le chanta Louis Aragon, “ les nuages plus bas que nous ”. Cette disposition utopique, pour autant, signe leur échec, faute d’une correcte pesée du monde concret.
Se colletant au “ léger ”, l’art contemporain, pour sa part, traîte plutôt de la difficulté d’un décollage — plus exactement dit : de la difficulté d’un redécollage symbolique que porterait l’idée du monde à la fin dominé et soumis à notre volonté de puissance et de libération. On peut toujours, sur un mode romantique ou utopiste, imaginer le réel éthéré, proche de l’insubstance, peu agressif, espace où se mouvoir sans difficulté ni dépense. C’est oublier cependant que l’imagination, seule, a des ailes.

 

1. Cet article reprend, dans ses grandes lignes, l'argumentation d'une lecture donnée lors du colloque international “Situations de l‘esthétique contemporaine” qui s'est déroulé au Musée d‘Art Contemporain de Montréal, les 5, 6 et 7 novembre 2003.
RETOUR

2. Alice Chalanset dir., Légèreté. Corps et âme, un rêve d'apesanteur, Paris, éditions Autrement, mai 1996, introduction.
RETOUR

3. Peter Handke, Le Poids du monde: un journal, novembre 1975-mars 1977, Paris, éditions Gallimard, 1980.
RETOUR

4. Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, Paris, éditions Climats, 2000.
RETOUR

5. Une obsession de Marinetti, soit dit en passant. Le montre déjà, quinze ans avant la ferveur “aéropicturale”, le préambule du Manifeste de la littérature futuriste, que ce dernier déclare déclamer depuis un avion, dans l’axe d’une hélice, en survolant une usine…
RETOUR

 

Texte publié dans le catalogue des “Semaines européennes de l’Image” portant sur le thème de l’”Apparemment léger”, éditions Café Crème, octobre 2004.

 

| Accueil | Sommaire n°25 |