Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 25
 
 
L’art allégé des œuvres L’œuvre d’art, le spectateur, son aura et ses experts
par Éric Dem et Tristan Trémeau  (*)

“Convaincre est infécond”
(Walter Benjamin, Sens unique, 1928)

Un pan très important des pratiques artistiques contemporaines visibles dans leurs principaux lieux d’exposition et de légitimation, qu’ils soient marchands (galeries, foires), institutionnels (musées, biennales, centres d’art et fondations), publics (Nuit blanche ou Lille 2004) ou “alternatifs” (associations d’artistes et squats), s’est départi de l’œuvre d’art comme visée du travail, objet d’exposition et pivot de l’expérience esthétique.

En lieu et place d’œuvres d’art, nous rencontrons de plus en plus aujourd’hui des situations artistiques et des événements qui incluent les spectateurs sur un mode convivial et participatif, ludique et festif, dans un univers proche du quotidien, ou des ensembles décoratifs à mi-chemin de dispositifs d’expositions, de modèles de décoration d’intérieur et d’étalages de boutiques où son assemblés des objets, des images et des sons empruntés au design, à la mode, à l’art et aux industries culturelles de masse.
Nous pouvons aussi pénétrer dans des cabines où sont proposées soit des immersions dans des bains de vapeurs colorées, de remous lumineux et de vagues sonores, soit des objets, du mobilier et des projections d’images susceptibles de raviver chez les spectateurs des souvenirs sentimentaux (les joies et peurs de l’enfance, tous ce(ux) qu’on a aimé dans la vie ou au cinéma, les comptines et chansons de notre enfance et de notre adolescence, voire la douceur amniotique du ventre de maman) ou de faire naître, comme par magie, des “ images mentales ” doucement auratiques.
Se pose une question : pourquoi les œuvres d’art sont-elles, de la part de nombreux artistes et de leurs experts, l’objet de rejets et de remplacements, dans les lieux qui leur étaient destinés, par ces “ situations artistiques ” accueillantes  1 ? Au-delà d’une analyse critique des raisons sociales, culturelles et économiques avancées par les discours de légitimation de ces dispositifs, nous émettrons l’hypothèse selon laquelle ces artistes et ces experts ont inventé un spectateur idéal auquel ces productions s’adressent. Qui est ce spectateur auquel on “ offre ”, on “ donne ”, on “ permet ”, qu’on “ accompagne ”…? Quel est ce visiteur que l’on couve de tant d’égard, de sollicitude bienveillante, d’attention et d’apparente considération ? Nous tenterons d’identifier le modèle abstrait qui permet de comprendre le mécanisme de ce spectateur idéal, en remontant à ce qui constitue le grand refoulé ou non-dit des discours des experts : le refus de toute confrontation problématique avec des œuvres d’art complexes.

Processus d’indistinction
Parmi les principales composantes des discours d’expertise et de légitimation des actuels dispositifs participatifs, décoratifs, interactifs ou fusionnels, nous rencontrons des références réitérées aux exemples historiques des environnements, performances et événements néo-dadaïstes, de l’entreprises pop d’abolition des hiérarchies entre high and low, beaux-arts, cultures populaires et industries culturelles de masse, ou encore des situations minimalistes, marquées par une recherche d’indistinction entre les conditions spatio-temporelles de l’expérience esthétique des objets mis en scène et celles de la vie quotidienne, enfin des pratiques de déconstruction critique des rapports entre l’artiste, l’œuvre, les spectateurs et les contextes de production et d’exposition (Marcel Broodthaers, Daniel Buren, Dan Graham, Michael Asher…). Au-delà de leurs différents esthétiques et politiques et de leur irréductibilité variable à l’aplatissement historique de ces discours, tous ces exemples auraient conduit à la destitution de l’autorité de l’artiste et de l’aura des œuvres d’art, par l’abolition des frontières entre les arts, entre les objets d’art et les objets communs, entre l’art et la vie. Bref, entre, d’une part, l’espace supposé sacré des œuvres produites par des artistes présentés comme démiurges, autoritaires, représentants de l’ordre bourgeois et distincts de la masse et, d’autre part, l’espace communément et quotidiennement vécus par “ les gens ”.
Selon la logique de ces discours, se présentent désormais au croisement de ces deux espaces des dispositifs et des situations artistiques, dont le seul démarquage par rapport à la réalité et au continuum spatio-temporel de l’existence commune se réduirait au fait qu’ils trouvent place dans des espaces d’exposition (donc de représentation). C’est ce que l’on peut déduire, par exemple, de la démonstration proposée en 2003 par Michel Gauthier, dans un article intitulé Une banquette contre l’aura  2. Le critique y salue un dispositif convivial d’Angela Bulloch, constitué d’une banquette circulaire qui entoure une tablette (Table loop, 1996), parce qu’elle s’exempte radicalement “ des pouvoirs de l’aura ” : “ sachons, conclue-t-il, rendre justice à ces œuvres qui poussent à bout la logique, active dans tout le siècle passé, d’un art qu’embarrasse toujours davantage son passé religieux – et pour cela finit par transformer le tableau ou la sculpture que l’on contemple en une banquette sur laquelle s’asseoir ”. Ce dispositif n’aurait-il d’autre fonction que de manifester une exemption désirée de l’aura, une notion entendue ici comme ce qui confèrerait à l’œuvre un pouvoir sacré, lequel soumettrait le spectateur à son autorité et le maintiendrait dans une distance contemplative quasi apoplectique, garantie par sa distinction physique d’avec l’espace commun ? Non, il y a plus, cette banquette offre au spectateur la possibilité, en s’y asseyant, de “ regarder l’espace alentour ” et de “ se détendre en cédant à la rêverie ou bien en conversant avec d’autres visiteurs de l’exposition ”. Un tel dispositif est formaté pour un contexte d’exposition et pour outiller les musées en appareils ou mobiliers mi-fonctionnels mi-médiateurs à destination des visiteurs. De nombreux artistes, tels Jorge Pardo, Rirkrit Tiravanija, Tobias Rehberger ou Michael Lin sont ainsi devenus, pour certaines de leurs propositions plastiques, des fournisseurs opportunistes de dispositifs destinés à l’aménagement des espaces d’exposition, le tout en se prévalant, par le discours interposé des experts et des commanditaires, d’une dimension critique et d’une conscience historique : pour se départir de toute trace d’aura et de toute soi-disant autorité de l’artiste, l’œuvre d’art devient fonctionnelle, conviviale, disponible et démocratiquement partageable  3.

Banques de donnés
Ce type de démonstration et ces dispositifs se nourrissent également de l’idée postmoderne selon laquelle toute production humaine serait l’objet d’un processus fatal de réification marchande et culturelle. Malgré leur prétention à être uniques, les œuvres du passé lointain ou récent n’y échapperaient pas plus que n’importe quel objet, image ou musique produits en masse. De l’intégration de la reproduction d’un tableau de Mondrian dans la représentation d’un intérieur américain par Tom Wesselman au sampling de formes, sons et images, des ready-mades de Duchamp à partir d’objets extérieurs au champ de l’art aux tableaux et sculptures réalisées par Bertrand Lavier à partir d’images tirées de bandes dessinées de Walt Disney, tout l’art serait désormais inclus dans une banque de données. Les artistes y piocheraient des images qu’ils agenceraient avec d’autres images, signes et objets importés d’autres banques issues des industries culturelles de masse, de la mode et du design (certaines, d’ailleurs, en produisent, comme Bénetton avec sa revue Colors). Ainsi réduites à leurs circulations, à leurs reproductions et à leurs utilités sociales, culturelles et économiques, les œuvres seraient atteintes dans leur unicité (autre stade de destitution de l’aura), converties en ready-mades (aidés) et appartiendraient désormais à tout le monde.
Ce processus de réification ne peut être présenté comme une fatalité historique qu’à condition que les œuvres soient considérées uniquement au travers de leurs dimensions utilitaires (par exemple, leur usage décoratif chez un collectionneur), réduites à leurs médiations, à leurs citations partielles et strictement fonctionnelles, et donc détachées de tout ce qui constitue leur unicité complexe et problématique, de ce qui fait l’épaisseur et la matérialité de leur langue  4. Dès lors, Nicolas Bourriaud peut écrire dans Postproduction que les DJs sont les nouveaux modèles de l’art et des pratiques artistiques liées à cette économie de la conversion des œuvres en ready-mades puis en “ donnés ” intégrés au régime global de la marchandise  5. D’autres modèles pourraient être convoqués, du graphiste publicitaire au décorateur de boutiques de mode, du designer sonore d’espaces lounge à celui d’intérieurs kitsch pour hôtels intercontinentaux. Tous ces modèles ont d’ailleurs concouru à l’apparition d’une nouvelle forme auto-proclamée d’auteur, l’auteur d’exposition (position revendiquée par Éric Troncy à propos, notamment, de son exposition Coollustre qui s’est tenue à la Fondation Yvon Lambert à Avignon en 2003).

Crise de la représentation
Dans le fond, ceci ne serait que la résultante actuelle de la crise de la représentation, de la perception des œuvres et de la réalité dominée par “ l’information symboliquement médiatisée ”, comme pouvait l’écrire dès 1959 le sociologue Erving Goffman  6. Profondément ancrée, cette crise affecte autant les représentations de l’art que la représentation du moi, dans le “ théâtre de la vie quotidienne ”. Comme l’écrit Christopher Lasch, dans la continuité des recherches de Goffman (inventeur du concept du “ moi-acteur ”, auquel on pourrait identifier, aujourd’hui, le “ moi-auteur ” d’artistes, de créatifs et de certains commissaires d’expositions) : “ Pour le moi-acteur, la seule réalité est l’identité qu’il parvient à construire à partir de matériaux fournis par la publicité et la culture de masse, de thèmes de films et romans populaires, de fragments arrachés à une vaste collection de traditions culturelles, et qui tous apparaissent comme également contemporains à l’esprit moderne ”  7. Cette crise a profondément marqué les artistes pop et leurs contemporains. Certains, comme Öyvind Fahlstrom, Guy Debord ou Jean-Luc Godard, ont su problématiser de façon remarquable dans leurs œuvres cette crise, en intégrant ces matériaux dans des processus picturaux, filmiques ou littéraires qui, jamais, ne se défont de l’histoire et ne considèrent une forme, une image ou une parole comme “ également contemporaine ” aux autres.
À l’inverse, Nicolas Bourriaud affirme aujourd’hui que les artistes qui le retiennent (de Lavier à Pardo) travaillent uniquement sur la base de matériaux détachés de leur histoire et de leurs auteurs, partagés démocratiquement grâce à l’instauration progressive d’un “ communisme des formes ”. Leurs dispositifs artistiques empruntent essentiellement leurs formes, matières, couleurs, images et sons aux années cinétiques et pop, marquées par un processus d’intégration et de normalisation conventionnelle des formes modernistes destinées à un public qualifié, au Etats-Unis, de middle-brow (“ les gens un peu cultivés sans être des intellectuels ”  8). Le visiteur peut alors naviguer dans le déjà connu et entendu, au milieu d’espaces et d’objets imprégnés de sentimentalisme kitsch, ou se prélasser dans des espaces composés de formes et de couleurs simplement vécues comme belles parce que reflétant le goût moyen de l’époque (Stéphane Calais). D’autres dispositifs, comme la Jetée de Jorge Pardo réalisée pour Skulptur project à Munster en 1997, se présentent comme disponibles et désengagées. Le visiteur “ doit inventer des fonctions et piocher dans son propre répertoire de comportements ” (Bourriaud) pour remplir le vide. Ces fonctions et ce répertoire sont toutefois médiatisés et contrôlés par Pardo, qui puise “ dans la réalité sociale  (…) un ensemble de structures utilitaires, qu’il reprogramme en fonction d’un savoir-faire artistique (la composition) et d’une mémoire des formes (la peinture moderniste) ” 9 . Ce dispositif ne se propose donc pas comme le moteur éventuel d’une augmentation de l’expérience esthétique et/ou de la réalité, ni d’une croissance potentielle du langage et de la connaissance, il rabat le visiteur sur ce qui constituait déjà, avant même qu’il n’y pénètre, son répertoire de comportements sociaux présentés comme relevant de son libre-arbitre mais soumis depuis longtemps à “ une certaine bureaucratisation de l’esprit ” (Erving Goffman).

Plus fort que Lourdes Ces dispositifs étaient déjà retenus en 1998 par Nicolas Bourriaud, dans son livre sur l’esthétique relationnelle. D’apparence légère, ludique, participative et interactive, cette esthétique est fondée sur des environnements d’objets qui doivent inspirer aux visiteurs une réitération de leurs gestes quotidiens (manger, boire, s’asseoir, rêver, danser, chanter, lire...), selon des procédures simples (troc, dialogue, échange, négociation…). Elle est censée, selon Bourriaud, proposer aux spectateurs des “ modèles de socialité ” au sein d’un monde saturé “ d’autoroutes de la communication ” où s’engouffrent “ les contacts humains dans des espaces de contrôle qui débitent le lien social en produits distincts ”  10. Sans doute conscient de la faiblesse de son argumentation sociologique, Bourriaud décide alors de faire appel à une parodie de discours humaniste et messianique aux fins d’une propagande marketing altruiste : “ coprésence  ” au monde des œuvres et des spectateurs, “ inclusion de l’autre ”, “ vision tout simplement humaine ” de l’artiste dont la “ vertu morale ” est saluée, “ effet communautaire dans l’art contemporain ”, etc. L’art ne serait désormais que don bienveillant et gratuit, l’artiste un parangon de vertu et le spectateur une merveille de pureté car, selon Bourriaud, l’aura se serait déplacée vers lui, “ au sein de la forme collective que (l’œuvre) produit en s’exposant ”, le tout dans un contexte éclatant de bonté institutionnelle désengagée  11. Certains dispositifs auraient ainsi pour objectif de manifester et d’organiser la “ survivance des émotions les plus impalpables ” (la vie, la mort, l’amour, la naissance, la beauté du ciel, la pureté de l’air, etc.), sur le mode, notamment, de cabinets à l’intérieur desquels des visiteurs, en quête d’un état de bonheur et de bien-être, pourraient méditer et projeter leurs images mentales et émotions intérieures (Gonzalez-Forster). Ils en ressortiraient ainsi auréolés, restaurés dans leurs rapports avec eux-mêmes, la réalité et les autres. De là à la “ magie collective ” de la Nuit Blanche parisienne, il n’y a qu’un pas que ce type de discours a préparé. Cette année, les autorités ont recensé, esbaudies, un peu plus d’un million d’apparitions miraculeuses d’auréoles au-dessus des têtes des visiteurs. L’hypothèse d’un spectateur idéal : quel modèle ? Tous ces discours de légitimation sont truffés de justifications sociales, culturelles et économiques qui, selon nous, font écran pour masquer des attitudes opportunistes sous couvert de conscience critique, ou d’un devenir fatalement industriel et spectaculaire de l’art et de ses images, ou de nécessité de proposer des pansements symboliques bienveillants à notre spectateur éprouvé quotidiennement par la violence des rapports sociaux et économiques. Ne peut-on pas émettre une hypothèse interne à l’art, peut-être plus compliquée, qui reprendrait ce processus de substitution des œuvres par ces dispositifs à sa racine, c’est-à-dire la confrontation problématique aux œuvres d’art complexes ? Face à la croissance des projets et discours d’intégration des spectateurs, nous nous sommes demandé si ces artistes et ces experts n’ont pas inventé et introjecté dans l’art le modèle d’un spectateur idéal auxquel les dispositifs évoqués dans cet article sont destinés ? De là a découlé une autre question : quel modèle permettrait de comprendre les mécanismes de ce spectateur idéal ainsi que l’environnement nécessaire à son existence ? Comme cette hypothèse n’a jamais été avancée en dehors de toute volonté de qualifier et de quantifier sociologiquement, culturellement et économiquement ce spectateur, et comme l’idée de modèle est toujours inféodée à un processus d’abstraction, la nature de notre travail et “ l’absence d’un langage approprié à son approche ”, pour reprendre les mots du psychanalyste W.B. Bion,  nous “ obligent à utiliser des modèles dont nous connaissons parfois, ou soupçonnons souvent l’impropriété, mais c’est inévitable, il n’y a pas mieux ”  12. Nous avons passé préalablement au crible de la vérification différents modèles empruntés à la psychanalyse (mélancolie, théories des névroses, perversion…), avant de nous rendre compte, à notre grande surprise, que le plus pertinent était celui de l’identification projective, théorisé par les psychanalystes anglo-saxons Mélanie Klein et, surtout, W.B. Bion. Quels sont les mécanismes de l’identification projective ? Que se passe-t-il lorsque ces mécanismes dominent la personnalité d’un individu ? En quoi peuvent-ils aider à penser des composantes essentielles de l’expérience esthétique ? Enfin, pourquoi les dispositifs participatifs, conviviaux, interactifs et fusionnels sont-ils indispensables à ce spectateur idéal ? Frustration, clivage et substitution Une des composantes essentielles de l’expérience esthétique face à une œuvre est la frustration, due au sentiment d’un langage inapproprié ou inexistant pour dire et partager cette expérience. De cette frustration peut naître, chez le spectateur, un désir aventureux d’élaboration, d’apprentissage et d’augmentation du langage et de l’expérience. Peut toutefois aussi se manifester une intolérance à la frustration et un rejet de ce qui apparaît comme trop complexe, hermétique, obscur, élitiste, en dehors du sens commun. Il peut s’en suivre qu’un spectateur qui ne tolère pas sa frustration projette sur l’œuvre tous les éléments de sa personnalité qu’il juge indésirables (jalousie, envie, agressivité, désir, plaisir, amour…). Le mécanisme de l’identification projective s’enclenche dès lors que ce spectateur exige une fusion adhésive et demande à l’œuvre de traiter ses sentiments indésirables, d’en proposer une métabolisation bienveillante et apaisante qu’elle (l’œuvre) réintrojecterait chez le spectateur (un peu comme une mère qui remâcherait les aliments de son enfant avant de les lui remettre dans la bouche). Comme l’écrit Bion, “ l’identification projective ne peut exister sans sa réciproque, à savoir une activité introjective destinée à produire une accumulation de bons objets internes ”  13. Or, une œuvre d’art, tout en produisant et en intégrant son mode d’exposition (c’est-à-dire son mode de structuration du visible et de sa perception, qui peut inclure de façon critique et radicalement transformée, divisée et atomisée une dimension spéculaire et donc projective), ne renvoie au bout du compte qu’à elle-même  14. Une œuvre d’art ne peut en aucun cas devenir un support convenable d’identification projective, car il lui faudrait pour cela ne plus en être une. Une personnalité dominée par l’identification projective demande en effet la fusion car, comme l’analyse Bion, il ne fait plus la distinction entre sujet et objet : “ la prédominance de l’identification projective trouble la distinction entre le soi et l’objet externe. C’est ce qui explique l’absence de toute perception “ d’être deux ”, puisqu’une telle prise de conscience repose sur la reconnaissance d’une distinction entre sujet et objet ”  15. Comme une œuvre ne peut répondre à cette demande d’introjection et de fusion, et comme cette situation peut devenir insupportable pour ce spectateur, celui-ci en vient à cliver ses sentiments indésirables en les attribuant définitivement à l’œuvre et lui tourne le dos. Toutefois, comme l’explique Bion, “ si l’intolérance de la frustration n’est pas assez forte pour déclencher des mécanismes de fuites mais devenue trop forte, apparaît l’omniscience, qui vient se substituer à l’apprentissage par l’expérience, à l’aide de l’activité de pensée ”. Dans ce cas, poursuit-il, “ L’omniscience substitue à la discrimination du vrai et du faux l’affirmation victoriale qu’une chose est moralement bien et l’autre mal ”. Bion en conclut qu’il y a, au cœur de ce clivage, “ un conflit virtuel entre l’assertion de la vérité et l’assertion de l’ascendant moral ”  16. Selon ce mécanisme de l’identification projective, le spectateur clive radicalement l’œuvre, renvoyée au mal en raison de tous les mauvais sentiments qu’il y a projetés et laissés, et se figure du côté d’un bien omniscient et omnipotent. Au cœur de ce clivage, un autre procédé peut être le remplacement de l’objet qui ne répond pas à la demande d’identification projective par un substitut qui satisfasse son désir et le rassasie en bons objets et sentiments. Bion évoque ainsi le cas d’un patient, qui “ maintient violemment un état exclusivement primitif d’omnipotence impuissance ” et parle d’une “ vision d’un sein absent ” : “ le problème se porte sur le fait que le sein absent, le “ non sein ”, est différent du sein. Si cette différence n’est pas acceptée, sa signification est donc celle d’un sein qui a été réduit à une simple position : la place où le sein était. Aux yeux du patient, cet état pourrait être la conséquence, soit de son avidité qui a tari ou vidé le sein, soit du clivage qui a détruit le sein pour n’en plus laisser que la position ”  17. Dans le cas qui nous intéresse, le tarissement ou le clivage affecteraient l’œuvre et appelleraient à sa substitution par une “ non œuvre ” qui justifierait le clivage et n’exciterait en rien l’intolérance à la frustration. Elle proposerait un simulacre de métabolisation bienveillante et d’introjection “ destinée à produire une accumulation de bons objets internes ” chez le spectateur. Bilan clinique ! Venons-en au dénouement de notre petite fiction théorique. Le spectateur idéal est une personnalité dominée par l’identification projective, avide et omnipotente, sûre de son bon droit et de sa vertu, soucieuse de normalité, qui vit avec une forte intolérance sa frustration lorsqu’il est confronté à un objet complexe qui ne peut satisfaire son attente de métabolisation bienveillante de ses sentiments indésirables. La solution pourrait donc être de substituer aux œuvres des “ non œuvres ”, tels les dispositifs conviviaux, participatifs, décoratifs et fusionnels. Ils limitent en effet la sensation de frustration chez ce spectateur, ils l’exemptent de tout mouvement de pensée complexe, ils réduisent toute possibilité d’expérience à la reconnaissance et au partage de lieux communs (jusqu’à la fusion, dans le cas des dispositifs d’immersion). Ils se situent, enfin, du côté de la morale et des bons sentiments. Le spectateur idéal est paré de toutes les vertus, on lui confère une majuscule (l’Autre) digne de son sentiment d’omnipotence morale : on peut de nouveau croire en l’homme ! On lui donne enfin raison de tourner le dos à ce qui pourrait accroître sa frustration. Ainsi, selon Bourriaud, la première question que doit se poser un spectateur devant une œuvre est celle-ci : “ Me donne-t-elle la possibilité d’exister en face d’elle, ou au contraire me nie-t-elle en tant que sujet, se refusant à considérer l’Autre dans sa structure ? L’espace-temps suggéré ou décrit par cette œuvre, avec les lois qui la régissent, correspond-elle à mes aspirations dans la vie réelle ? Critique-t-il ce que je juge criticable ? Pourrais-je vivre dans un espace-temps qui lui correspondrait dans la réalité ? ”  18. Un désir de normalité se manifeste en effet dans ces dispositifs par une relative absence de rupture dans le continuum de l’existence. Ils sont d’une mesure humaine, non seulement en raison de leurs dimensions, mais parce qu’ils prétendent réifier l’aura (une petite loupiote au milieu d’un grand espace vide ou des vapeurs colorées suffisent pour produire un effet sacré non religieux) et font usage de standards esthétiques qui permettent de fabriquer de beaux et bons objets susceptibles de répondre avec bienveillance à l’attente du spectateur idéal. Ce retour des trois B vertueux de l’esthétique classique (le beau, le bien, le bon) dans la littérature propagandiste de ces dispositifs vient au terme de démonstrations qui voient en l’œuvre d’art un objet saturé de mauvais objets - aura, autorité, pouvoir sacré -, d’où il découlerait pour le spectateur une attitude de soumission. Comme l’écrivait Carl Einstein en 1934, la “ doctrine de la mesure ” est une “ croyance masquée en la démesure (..), née de la peur devant les Dieux vengeurs ; elle est l’expression d’un sentiment d’infériorité et de résignation de l’homme ”  19. Une réponse à cette peur des œuvres peut être l’élaboration d’une doctrine esthétique qui aboutit à une “ standardisation optimiste ” de la réalité, des objets, de l’homme, des sentiments et de l’art : “ dans des régions agréables on gambade avec plaisir, s’identifier à des entités d’un optimisme rose bonbon est flatteur et distrait agréablement du danger et de la chute. Plus on est inhibé dans le domaine moral ou social, plus on aura besoin de cette lâcheté falsificatrice pour calmer sa mauvaise et très chrétienne conscience ”. Les mécanismes de l’identification projective, décrits jusqu’à présent sous leurs aspects cliniques les plus radicaux lorsqu’ils dominent la personnalité d’un individu, ne sont donc pas étrangers à toute expérience esthétique ou autre. Ils sont même très familiers. Carl Einstein évoquait alors les réponses esthétiques proposées au visiteur idéal des Salons du XIXème siècle où dominait l’académisme standardisé et kitsch des “ non œuvres ” des peintres pompiers. Pourquoi “ non œuvres ” ? Parce que les “ œuvres d’art sont l’exception, la chose la plus rare ”, quand l’esthétique, lorsqu’elle est considérée comme une standardisation morale du goût et des sentiments vertueux, est la chose la plus répandue. De fait, la séduction des dispositifs actuellement proposés à notre spectateur repose sur l’absence de discernement critique et de discrimination, car s’y substitue l’omnipotence : toute évaluation s’exerce sur le mode quantitatif. Par ailleurs, cette séduction agit comme une captation de la part mystique de la personnalité par un simulacre de messianisme : un monde où le langage est communication, les langues transparentes entre elles, l’intraduisible enfin liquidé, ainsi que toute différenciation entre vérité et morale, droit et justice, sens et information, etc. Ce monde clos est un simulacre pastoral d’une humanité enfin rédimée et ready-madée (l’existant, les gens, les gestes, la réalité, l’art, c’est selon). Ce simulacre peut-être aussi, de façon plus familière dans le champ cinématographique, une réponse au “ besoin de cette lâcheté falsificatrice ”, souvent revendiqué par des spectateurs pour échapper à la dépression, grâce à la consommation de marchandises qui véhiculent des morales pseudo-humanistes et pseudo-fabuleuses qui entendent dédouaner producteurs et consommateurs de toute “ honte d’être un homme ”  20 (le pire exemple de métabolisation bienveillante étant La vie est belle de Roberto Benigni). De façon générale, cette illusion n’est autre que celle, pour reprendre les mots de Debord, d’une “ survie augmentée ” (La Société du Spectacle, thèse 47). Pas plus que n’importe quelle marchandise, les dispositifs artistiques participatifs, décoratifs, conviviaux et fusionnels ne comblent le sujet et ne le départissent totalement de son sentiment de frustration puisque le choix est “ déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire ” (Debord, thèse 6). Au sortir d’un musée ou dans son enceinte même, il peut retrouver et acquérir dans les boutiques ou les galeries les mêmes objets environnementaux, leurs dérivés ou leurs modèles. Une fois le sujet sorti de la boutique et rentré chez lui, la frustration est toujours présente. Les objets acquis s’avèrent très vite étrangers, insatisfaisants, voire superflus. La dépression qui en résulte peut devenir intenable mais détournée, par exemple, par la télévision, internet ou toute sorte de festivités communicationnelles. La réalité de ce chantage Cette dépression, tout comme le clivage excessif, ne seraient-elles pas les symptômes de l’impossibilité d’accepter une position dépressive comme moyen d’augmentation du langage et de la personnalité ? Cette position dépressive est féconde si le sujet peut créer des liens et une réelle interlocution avec des œuvres. Il faudrait pour cela qu’il dépasse la crainte de l’effondrement de soi lors de la prime réception de l’œuvre d’art (“ les œuvres d’art provoquent d’abord l’infériorité du contemplateur réceptif ”, écrit Einstein) ou qu’il reprenne les parties non souhaitables de sa personnalité qu’il a déposées dans l’œuvre et se mêle de ce qui vient de sa “ forêt mentale ”, pour reprendre le mot d’Annie Lebrun  21. Il faudrait donc qu’il prenne le risque de s’engager dans un processus d’augmentation qualitative de l’expérience vécue, qui est loin d’être un continuum sans faille, sans chute, sans histoire ni lutte. Or, le spectateur idéal conçu par les dispositifs échappe, lui, à toute interlocution, à tout lien et à tout risque d’accroissement de l’expérience, au profit d’une illusion de rencontre et d’une apparente fusion sensible excitée par des stimuli conventionnés et répétitifs qui ne font, en fait, qu’augmenter le clivage, la scission ou la séparation dans une illusion d’unification produite par des objets pseudo-sacrés. Tout ce vocabulaire, proche des analyses cliniques de Bion, scande la critique de la Société du Spectacle par Debord. Il n’est donc pas étonnant que nous le retrouvions ici, d’autant plus qu’il se réfère précisément aux mécanismes de la réification et de l’indistinction entre sujet et objet, présents dans les cas cliniques de patients shizo-paranoïdes étudiés par Joseph Gabel dans son livre intitulé La fausse conscience (1962), qui s’inscrit dans la continuité des analyses de Ludwig Binswanger qui soigna dans sa clinique Aby Warburg : “ La désinsertion de la praxis, et la fausse conscience dialectique qui l’accompagne, voilà ce qui est imposé à toute heure de la vie quotidienne soumise au spectacle ; qu’il faut comprendre comme une organisation systématique de la “ défaillance de la faculté de rencontre ”, et comme son remplacement par un fait hallucinatoire social : la fausse conscience de la rencontre, “ l’illusion de la rencontre ” ” (thèse 217). Il s’en suit que “ la conscience spectatrice, prisonnière d’un univers aplati, borné par l’écran du spectacle, derrière lequel sa propre vie a été déportée, ne connaît plus que des interlocuteurs fictifs qui l’entretiennent unilatéralement de leur marchandise et de la politique de leur marchandise ” (thèse 218). Tout ceci pourrait excuser le spectateur idéal et les artistes qui produisent ces dispositifs si on les percevait (et s’ils se percevaient) tous comme dominés par un processus historique (la Société du Spectacle) qui les aliène entièrement et ne leur laisse aucune chance de résistance (“ chacun sait qu’il lui faut s’y soumettre ou mourir ”, thèse 47). Il s’agit, de fait, d’un autre argument régulièrement avancé pour dédouaner tout le monde de toute responsabilité politique et de toute prise de risque. Cet argument masque difficilement une abnégation à la banalité mâtinée d’ironie comme seule distance critique possible et des attitudes opportunistes. Couplé aux autres justifications sociologiques, culturelles et économiques émises par les artistes et experts des dispositifs, ce chantage contribue à assigner toute proposition artistique considérée comme légitime à n’être que fondée sur ces justifications dont elles sont la validation fondamentalement tautologique : “ ce qui apparaît est bon, ce qui est bon apparaît ” (thèse 12). Résultat, les œuvres complexes sont exclues des espaces de visibilité par cet appareil de discours et de dispositifs. Il en découle, pour les artistes qui œuvrent, une situation d’isolement, une absence de confrontation nécessaire sur le terrain des discours et des débats, voire une exclusion économique. Quant à ceux qui veulent voir des œuvres, ils doivent aujourd’hui considérablement augmenter leur tolérance à la frustration, savoir attendre la rencontre tout en étant vigilants et en s’outillant pour ne pas passer à côté.

 

(*) Eric Dem est musicien et metteur en scène spécialiste de l'esthétique baroque. Il a notamment travaillé avec Eugène Green, auquel il a consacré un film.
Tristan Trémeau est docteur en histoire de l'art, critique d'art et commissaire d'expositions. Dernière publication : "Penser en peintre", in Miquel Mont, Arnhem, éd. Roma.
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1. Les œuvres ont aussi été remplacées par d'autres types de dispositifs qui peuvent être des appareils de médiation pédagogique ou sociale, ou simplement des expositions conçues comme œuvres d'un artiste ou d'un commissaire. Pour une analyse critique de ces dispositifs, voir : Tristan Trémeau, " L'artiste médiateur ", Artpress, n° spécial 22, " Écosystèmes du monde de l'art ", novembre 2001, et id., "L'art contemporain entre normalisation culturelle et pacification sociale", L'Art Même n°19, 2ème trimestre 2003.
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2. Michel Gauthier, " Une banquette contre l'aura ", Vacarme, n°25, automne 2003.
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3. Il y aurait beaucoup à dire sur ces postulats et ces représentations mythologiques d'une séparation a priori de l'art et des artistes, dont les discours que nous critiquons ici ont besoin pour, sous prétexte de lui offrir des conditions de choix et de " libre-arbitre ", asseoir et contrôler le spectateur dans une représentation illusoire de sa libération et d'une unification du monde. Ce n'est pas le lieu, il y en aura d'autres.
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4. Ce processus de réduction des œuvres touche aussi les œuvres théoriques citées par les experts de ces dispositifs (exemple : Benjamin = fin de l'aura). Nicolas Bourriaud est ainsi le champion du copier/coller des phrases sorties de leurs contextes, affaiblies dans leurs potentialités subversives à l'égard de la " langue commune " (d'Althusser à Deleuze, de Debord à Foucault. Jamais il n'en fait usage, au sens que prête la théorie à cette valeur. Ils ne sont pas utilisés comme des outils, car cela demanderait un travail sur le langage. Or, celui-ci est uniquement considéré par Bourriaud sous l'angle de la valeur d'échange : aura, spectateur, communauté, don, etc., sont l'objet d'un " pseudo-usage ", parce que réduits à une utilisation marketing et publicitaire des concepts. Ceci n'est pas neuf, Guy Debord stigmatisait déjà ce processus dans la thèse 46 de La Société du Spectacle.
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5. Nicolas Bourriaud, Postproduction, New York, 2001, Dijon, Les Presses du réel, 2003.
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6. Erving Goffman, The Presentation of Self in Everyday Life, New York, 1959, trad. fr. La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
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7. Christopher Lasch, La culture du narcissisme, Castelnau-le-Lez, Climats, 2000 (1979), p.128.
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8. Définition proposée par le critique Saul Ostrow, en marge de son entretien avec Clement Greenberg, " Clement Greenberg : l'indéfinissable qualité ", paru dans le hors-série n°16 (Où est passée la peinture ?) d'Artpress, en 1995.
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9. Nicolas Bourriaud, Postproduction, p.68.
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10. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 1998, p.8.
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11. Cf. Amar lakel et Tristan Trémeau, " Le tournant pastoral de l'art contemporain ", in L'art contemporain et son exposition 2, actes du colloque qui s'est tenu au Centre Georges Pompidou en octobre 2002, Paris, L'Harmattan, 2004.
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12. W.B. Bion, Aux sources de l'expérience, Paris, P.U.F., 1979, p.102.
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13. Ibid., p.43.
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14. Cette affirmation appelle évidemment des développements que nous ne saurions ici proposer. Quelques pistes cependant sont exposées par deux artistes contemporains, dont nous suggérons ici la fréquentation des œuvres et la lecture des écrits : Christian Bonnefoi, Écrits sur l'art (1974-1981), Bruxelles, La Part de l'Œil, 1997 ; Daniel Dezeuze,"Notes de carnets", 1967, Textes et notes 1967-1988, éd. énsb-a, Paris, 1991. Voir aussi, pour contextualiser les débats, l'essai de Christian Besson, "Ventilation", paru dans le catalogue Daniel Dezeuze, gazes découpées et peintes, Frac de Bourgogne, 2004.
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15. W.B. Bion, Réflexion faite, Paris, P.U.F., 1983, p.128.
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16. Ibid.
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17. W.B. Bion, Transformation, Paris, P.U.F., 1982, p. 65.
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18. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, p.59.
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19. Cette citation et toutes celles qui suivent de Carl Einstein proviennent de son Georges Braque, Bruxelles, La Part de l'Œil, 2003 (1934).
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20. Gilles Deleuze et Félix Guatttari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.
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21. Annie Lebrun, Du trop de réalité, 2000.
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