Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 25
 
 
Full phenomena. Maurizio Cattelan ou l’esthétique du ravissement.
par Cécilia Bezzan

Mascarade et mise en scène sont au rendez-vous à travers le filtre de “l’apparente légèreté” dans l’oeuvre de Maurizio Cattelan (Padoue, 1960). Aussi le phénomène peut-il s’expliquer par le parfum de provocation diffuse (ce qui laisse subodorer ce que sécrète le monde de l’art).

  
Maurizio cattelan, “A perfect day”, 1999
Rubans adhésifs. Courtesy Massimo de Carlo, photo: Linke.

De l’absence au vol. Transgresser les tabous.
MC n’en est plus à ses premières frasques, loin de là. Il ravit. Au propre comme au figuré. Il serait bien difficile de parler de ses premières apparitions sur la scène artistique, puisque justement il y est question de son absence : Sans titre - Certificato medico (1989), la mise en arrêt de travail signée par un médecin est envoyée au directeur du lieu d’exposition, Torno Subito (1989) est un petit panneau qui porte l’inscription “ je reviens tout de suite ” (Galerie Neon, Bologne), Il Supernoi (1992) consiste en 50 portraits robots de l’artiste réalisés par un service de police, d’après la description de ses proches, parents et amis, Sans titre – Police report (1992) est un procès verbal encadré, où Cattelan déclare le vol d'une oeuvre d'art invisible et inexistante, Una domenica a Rivara (1992) consiste en des draps de lit noués qui pendent à l’extérieur d’une des salles d’expositions du Castello di Rivara, simulation de l’évasion de l’artiste du lieu de sa première exposition thématique.
Ces quelques exemples traduisent un parti pris conceptuel, qui s’efface néanmoins devant l’évidence d’une posture recherchée, eu égard à la mise en scène avivée par l’élégance des pirouettes. Comment attirer le plus l’attention sur un travail, si ce n’est par la feinte de son absence ? Plus tard, d’autres œuvres afficheront de manière analogue l’attitude bouffonne, qui versera plus d’une fois dans le tragicomique, laissant parfois transparaître un certain mépris. Cette esthétique du ravissement applique à la réalité un des principes mis en œuvre par le Nouveau Roman, se singularisant par l’absence de héros. La modestie de MC est sans égal puisqu’elle se joue à l’extrême, jusqu’à l’effacement de la personnalité. Ce qui est effectivement brillant. Aussi fallait-il surenchérir et cambrioler la Bloom gallery (Amsterdam) pour présenter le butin  1 le lendemain comme contribution à l’exposition au centre d’art de Appel, situé à proximité, et le dénommer Another fucking ready-made (1996).
L’intelligence de la position artistique est manifeste parce qu’ambiguë. Visiblement assumée et dénuée de scrupule, elle joue sur le rire et s’affiche sans retenue. Manipulation et stratégie de conduite peuvent se lire comme l’exercice du pouvoir à l’égard d’un milieu, qui n’est toutefois pas en reste, cela s’entend. Attisé par la prise de risques, le milieu de l’art est séduit par les propositions artistiques. Aussi la saveur de la geste frondeuse est-elle d’autant plus appréciée et appréciable que MC amène le milieu à se nourrir de ses propres vices. En ce sens, il agit vis-à-vis de la “ communauté internationale de l’art ” comme un Monsieur Loyal. Il semblerait bien que le moteur d’une telle démarche réside en la violation de principes socioprofessionnels qui gouvernent les catégories du milieu de l’art. Cattelan ne se borne pas à chatouiller la susceptibilité de tel ou tel métier mais pousse le plaisir jusqu’à ce que les professionnels eux-mêmes participent “ en leur âme et conscience ” à la farce, dont ils seront le dindon. Puisqu’il y a consentement, il ne peut donc y avoir viol. Il apparaît que le dénominateur commun de la démarche artistique réside en l’expérimentation du sacro-saint principe de liberté. MC met à l’épreuve la dimension de respect social et le sens commun, qui normalisent les attitudes. Dans l’interview accordée à Hans Ulrich Obrist  2, MC se réfère à plusieurs “ utopies portables ” c'est-à-dire, des projets non réalisés qui fonctionnent avant tout comme des nécessités vitales, des idées dont l’incongruité consiste à créer “ les marges de liberté, qui fonctionnent comme ressources créatrices ”.

  
Maurizio cattelan, “Hollywood”, 2001
Echafaudage, aluminium.
Installation à Palerme pour la 49e Biennale de Venise. Photo: Linke

Voyons comment l’orgueil des catégories se retrouve molesté. Avec les critiques d’art, MC déjoue l’argument, lequel ne peut avoir prise. Evoquée plus haut, on retrouve maîtrise dans l’attitude, ainsi que le motif de l’absence dans la parole de l’artiste. Lorsque MC accorde une interview, en chair et en os – ce qui n’est pas toujours le cas – il se fait accompagner d’un assistant au verbe, par exemple, en l’occurrence le talentueux Massimiliano Gioni  3. A la manière d’un produit semi-fini, l’interview est l’occasion de copier coller de la part des complices de sorte que, une fois la déroute orchestrée, la parole du critique accuse le coup de la mascarade, ressent même la prétention de sa présence. Une manière empathique de pointer la dérive commentatrice de la critique d’art aujourd’hui ?
Quelques habits de travail, costumes allégoriques, destinés à être portés lors de la durée de l’exposition furent pensés à l’attention très particulière des galeristes. Affublés de l’habit peluche de lions, Umberto Raucci et Carlo Santamari jouaient les grands fauves napolitains sous l’intitulé Tarzan e Jane (1993), tandis que le donjuanesque galeriste parisien Emmanuel Perrotin incarnait Errotin le vrai lapin (1995) sous la forme d’une grosse bite en peluche rose avec deux grandes oreilles. Pas de costume pour le milanais Massimo De Carlo scotché au mur par de larges bandes argentées. On hésite à y voir le résultat d’une mise en scène psychopathe ou la métamorphose d’un insecte bizarre emmailloté dans les bandelettes d’un gros cocon, A perfect day (1989). Un costume demeure cependant au stade de projet, Ileana I love You (New York, 1996), conçu pour Stefano Basilico, protégé de la très illustre Ileana Sonnabend.
L’histoire raconte que lors de sa première exposition personnelle dans une galerie new-yorkaise, suite à l’impossibilité financière et technique d’une conciliation satisfaisante avec son galeriste Daniel Newburg, MC décide de présenter un âne vivant dans l’espace d’exposition et de le remplacer le lendemain par un chapelet de saucisse, laquelle pièce s’intitule Warning ! Enter at your own risk, do not touch, do not feed, no smoking, no photographs, no dogs (1994). L’âne aurait été choisi en vertu des traits de caractère communément reconnus à l’animal, métaphore de l’artiste en la situation  4. MC n’hésite pas à endosser le rôle apparenté de galeriste  5 avec la Wrong Gallery, créée en 2001, avec la complicité de Ali Subotnik et Massimiliano Gioni. Comme son nom l’indique, la “ fausse ” ou la “ mauvaise ” galerie joue sur l’apparence. La Wrong Gallery se réinvente à chaque fois avec des énergies et des subsides à trouver et vient d’ailleurs d’être désignée pour la direction artistique de la 4e Biennale de Berlin, en mars 2006. Comme le précise Cattelan : “ c’est la back door de l’art contemporain ”. Le lieu correspond au plus petit espace d’exposition new-yorkais, vitrine d’un mètre carré, existe autant par sa localisation que par sa structure, une association d’amis, comité porteur de différents projets  6. Si elle revendique de ne pas vendre et de ne pas représenter d’artistes en particulier, elle était cependant présente lors des deux dernières éditions de la Frieze Art Fair.
Les “ camarades ” artistes ne sont pas laissés pour compte. Les Zorro, Z paintings (1996) sont des répliques de Fontana auxquelles ont été ajoutés deux traits pour former le Z du justicier, tandis que la même année, pour une exposition sur les cabines de bain, Fribourg accueille les répliques des installations présentées par Paul Armand Gette et John Armleder, signées Cattelan. Moi-même, Soi-même (1997) est le titre de l’exposition à la galerie Emmanuel Perrotin, où sont proposées des répliques exactes des nouvelles pièces de Carsten Höller. Ce jeu d’appropriation, plus complexe qu’il n’y paraît, est très bien expliqué par Nicolas Bourriaud dans Postproduction  7. Ajoutons qu’en ce qui nous concerne plus précisément, ces effets miroir sont “ en tout état de chose ” le concept du ready made appliqué aux œuvres elles-mêmes et repose sur l'usurpation, le vol de personnalité.
Les curateurs, comme le monde institutionnel, en prennent également pour leur grade. Cattelan avoue avoir voulu créer une université de l’échec : “ Peut-être était-ce juste une manière d'insuffler un peu de faiblesse dans un système obsédé par le succès et la réussite ”  8, - ce qui rappelle fortement l’institut de l’art stupide lizénien, crée en 1971. L’université dévolue à la culture de l’échec n’a jamais vraiment existé, si ce n’est un avatar, la Fondation Oblomov (1992). Celle-ci intrigue tant par son intitulé que par son mode de fonctionnement. Il semblerait que le nom fasse référence à l’antihéros du roman de Gontcharov, - qui découle lui-même du russe “ oblom ”, qui signifie “ cassure ” ou “ oblomok ”, “ tesson ”, “ débris ”  9 -. Destinée à aider la jeune création via la remise d’un prix, la condition sine qua non pour en bénéficier consiste en l’engagement du jeune artiste à ne pas exposer pendant un an. Perversité facétieuse qui ne pouvait que séduire de rares prétendants à l’inactivité, ce qui dans la carrière naissante d’un jeune artiste est pour le moins fâcheux. Personne ne participa donc. Néanmoins, Cattelan fit réaliser une plaque de marbre en l’honneur de l’ensemble des donateurs et l’apposa illégalement dans la rue de l’Académie de Brera, tandis que les 10.000 $ collectés servirent à son déménagement new-yorkais.

  
Maurizio cattelan, “Novecento”, 1997
Cheval empaillé, sellerie en cuir, cordage, poulie.
Installation au Castello di Rivoli, Museo d’Arte Contemporaneo, Turin. Courtesy Massimo de Carlo, photo: Pellion.

La Biennale de Venise sera plus d’une fois la scène d’interventions “ catellanesques ” : Lavorare é un brutto mestiere (le travail est un dur métier) (1993), l’artiste loue à une nouvelle marque de parfum l’emplacement qui lui est destiné dans la section Aperto de Harald Szeeman lors de la 45e édition de la Biennale. En 1997, Germano Celant l’invite à participer à l’hommage rendu aux grands noms de l’Arte Povera, comme Gilberto Zorio, Mario Merz ou encore Giulio Paolini : Tourists consiste en l’installation de dizaines de pigeons empaillés placés sur les tirants métalliques du pavillon italien et sur les cimaises de l’œuvre de Ettore Spalletti, par exemple. Cattelan justifie son installation en témoignant de sa modestie par la tentative de reproduire au mieux ce à quoi ressemble le pavillon hors biennale : déserté, cependant peuplé de volatiles. Tout comme en Espagne, le “ gabacho ” est le vocable péjoratif employé pour traiter le touriste de pigeon, ici le petit animal ailé est le messager idiot au sein du vaste événement institutionnel. Cette pièce est effectivement très équivoque, car en tant que jeune artiste de nationalité italienne, Cattelan adresse une critique aux tenants historiques de l’art de son pays : d’une part, les artistes aux côtés desquels il expose et d’autre part, Germano Celant, théoricien auteur du manifeste de l’Arte Povera. L’ensemble se passant dans le contexte très convoité et spécifique de la Biennale d’art de Venise, fraîchement centenaire. D’autres travaux à connotations politiques plus cinglantes vis-à-vis de son pays d’origine s’entendent également sur le mode critique  10.
Au Museum of Modern Art de New-York (1998), un acteur vêtu du célèbre t-shirt marin que portait Picasso arbore une tête de taille démesurée en papier mâché aux traits accusés de l’artiste et anime çà et là les allées de l’institution, pose pour la postérité devant les flashs ou serre la pince des visiteurs. Cette intervention ravale Picasso au rang de mickey de l’art  et critique le traitement au rabais de l’art, devenu produit de consommation culturelle, généralement prôné par les politiques muséales des grands établissements. La 6e Biennale des Caraïbes (10-17 nov.1999) est une duperie sans nom. L’ensemble des préparatifs fut pensé dans les règles de l’art avec comme il se doit : communiqué de presse, pleines pages couleurs dans les revues, et bien sûr les rumeurs qui accompagnent ce type d’événement international. Invitation fut également faite aux critiques de revues très prisées telles que Artforum et Frieze. Le canular, avec la complicité du curateur Jens Hoffman, s’explique dans les faits par l’invitation lancée à 10 artistes  11 à venir prendre une semaine de vacance sur l’île St Kitts aux frais de la princesse.
And last but not least, les collectionneurs. Palerme - Sicile, 8 juin 2001, lors des journées professionnelles de la 49e édition de la Biennale de Venise, Bellolampo, la plus grande décharge publique de l’île, est la scène d’un spectacle pour le moins phénoménal. MC avec la complicité de Szeeman fait affréter un avion, loue deux cars pour les 150 VIP, convives répartis entre collectionneurs, institutionnels parmi les plus convoités et une poignée de journalistes. Le beau peuple est invité à une petite sauterie très chic afin de vernir la dernière sculpture en date, Hollywood. Pour ce “ Plateau de l’humanité ”, intitulé générique de la Biennale, Cattelan propose une réplique de 23 x 270m des hautes lettres blanches qui ornent la colline éponyme, allusion frémissante au contexte mafieux, source d’inspiration pour le cinéma US, comme en rend compte Harry Bellet dans son article  12 , ajoutant : “ Maurizio Cattelan est un spécialiste de ce genre de gags énormes. (…) Un peu étourdi, le groupe s'est jeté sur le buffet, et on a assisté à une union sacrée, une trêve dans la lutte des classes entre les milliardaires et les ouvriers de la décharge, venus en connaisseurs et en voisins boire un petit coup de blanc. (…) On a vu cette responsable très chic de Creative Time, entreprise new-yorkaise spécialisée dans l'organisation d'événements, se faire photographier dans les bras solides des employés des lieux, assez émoustillés. On a vu enfin une des plus importantes fortunes de Floride, collectionneuse considérable et sexagénaire, poser topless devant ce symbole du cinéma et des starlettes. ”

Abstract / A posteriori ces paroles résonnent  13:
Everybody comes to Hollywood
They wanna make it in the neighbourhood
They like the smell of it in Hollywood
How could it hurt you when it looks so good ?


Aussi, Hollywood aurait-elle pu s’appeler Fuck me I’m famous, tant la théâtralité des relations des pouvoirs se joue en live, sans masque aucun. D’une autre manière, l’œuvre pointe-elle plus ironiquement dans l’histoire de l’art, la section peu convoitée des œuvres traitant des rapports (propres ou figurés) entre merde et art ? Cattelan ajoutant ici un épisode, à la lignée des Jarry, Müller, Duchamp, Schwitters, Manzoni, Lizène et Gasiorowski sur fond d’équivalence symbolique établie par Freud entre l’or et l’étron.
Hannah Arendt définit le pouvoir en tant qu’aptitude humaine à agir de manière concertée. Dans le cas présent, il y a enjeu de pouvoir dans les relations que noue MC avec le public, qu’il soit professionnel ou non. Si les personnes avec lesquelles il négocie par le biais de la farce n’entrent pas dans le jeu, l’œuvre ne peut dès lors prétendre à la légitimité.
L’adage dit : “ le ridicule ne tue pas ”. Or si l’on considère le modus vivendi de notre société du spectacle avide de performance et d’extravagance en tous genres, justement le ridicule tue. On n’est jamais assez cool, assez moqueur de soi-même, il faut sans cesse repousser les limites pour être encore plus ‘fun’. En d’autres termes, il y a production d’aliénation à assumer par le rôle à endosser. C’est évidemment ce qui se passe lorsque MC invite (toute la duplicité se situe dans l’invitation) ses galeristes à revêtir l’habit, métaphore costumière de leur personne. Cattelan magistral parvient à nous faire admirer la production de notre propre suffisance.


  
Maurizio cattelan, “Now”, 2004
Musée d’Art moderne de la Ville de Paris/ARC
à la Chapelle des Petits Augustins de l’École nationale supérieure des beaux-arts. Courtesy Galerie Emmanuel Perrotin, Paris © André Morin.

La séduction. La Beauté. Contempler la Mort face à face.

C‘est un des privilèges prodigieux de l’Art que l’horrible, artistement exprimé, devienne beauté.
Charles Baudelaire


On penserait la formule baudelairienne écrite pour Cattelan tant l’attrait psychologique des pièces – qu’il s’entende comme justement attrayant ou répulsif- est indéniable. MC se considère comme héritier de la culture de masse des années 80. Parmi ses artistes favoris figurent Jef Koons et Damien Hirst, dont on reconnaîtra aux œuvres une capacité particulière à créer l’impact iconique, ainsi qu’à jouer de la fascination pour exprimer le culte de l’objet. De la même manière, voire plus encore, la plasticité chez Cattelan est sans appel. L’impact visuel foudroie, résultat de la technicité offerte par les mannequins et les animaux naturalisés. Présente dans les relations de pouvoir inhérentes aux propositions artistiques, la perversité s’insinue également dans l’intensité esthétique des “ tableaux ”  14 proposés. Pourtant, bien que spectaculaire, la mise en scène demeure minimale. Nette, précise, elle ne déborde jamais d’attributs superflus. Perversité donc lorsque Cattelan crée la stupeur face aux mises en scènes, qui appellent pourtant la contemplation : Ballad of Trotsky (1996) est un cheval naturalisé accroché à 4 ou 5 mètres du sol à l’aide d’une corde et d’une poulie, retenu par une sangle de cuir. Il diffère quelque peu de Novecento (1900), réalisé l’année suivante, où les jambes du cheval ont été allongées pour acquérir plus d’élégance, encore. L’image immarcescible défie la Mort, elle lui survit.
On ne sait pas très bien comment réagir devant de telles pièces, gêné par la beauté magistrale qui s’exprime malgré la violence scénique et la morbidité. Lorsque l’on voit des pièces de viande non encore apprêtée chez le boucher, suspendues au crochet, il est plus difficile de s’émouvoir. Parce qu’il y a adéquation entre le lieu et son activité, ou son contenu, la fascination s’exercerait donc d’autant plus du fait de l’incongruité d’une situation. Récemment, Now  15 présentait John Fitzgerald Kennedy, intact et rajeuni, reposant dans un cercueil. Ici, l’effigie reconstituée dans la veine idéaliste de la statuaire étatique en vogue depuis l’Antiquité, mais aussi dans la représentation des gisants, falsifie effectivement la réalité pour mieux honorer l’Histoire.
Quelques fois le morbide prête à rire, Bidibidobidiboo (1996) est le titre donné à l’installation émouvante d’un écureuil suicidé dans sa petite cuisine, attablé, le revolver entre ses pattes, qui n’a pas eu le courage de terminer la vaisselle sale dans l’évier. On rie devant l’incongruité de la situation, mais on rie aussi devant la mort. Et pas n’importe laquelle. Celle offerte avant l’heure fatidique. S’il s’agissait de la même scène, jouée par un cartoon, par exemple, la réaction face à la fiction ne se traduirait pas de la même façon. Franchement moins désolant, la famille souris à la plage (Untitled, 1997) où papa, maman et bébé souris naturalisés s’offrent un peu de repos dans un transat à proximité d’un parasol. On a l’impression de ressentir avec eux les bienfaits d’un tel moment de détente, avec le soleil et les vagues pas loin. A l’instar de Bidibidobidiboo, on se rend compte de la facilité à se projeter dans la scène, en prêtant facilement nos sentiments anthropomorphes aux animaux placés en situation humaine.

  
Maurizio cattelan, “Sans titre”, 2001
Mannequin en cire, résine de polyester.
Installation au Musée Boijmans van Beuningen, Rotterdam. Courtesy Marian Goodman, photo: Maranzano.

Le bestiaire élaboré par Cattelan recèle jusqu’à présent : souris, pigeon, poule, chat, chien, autruche, âne, cheval, éléphant -Not afraid of Love (2000), modèle en résine polystyrène. Aussi, l’artiste propose-t-il un pas supplémentaire dans le regard adressé à la Mort, lorsqu’il nous convie à regarder des squelettes animaliers : Love doesn’t last forever (1997) - pendant squelettique de Love saves Life (1995), où âne, chien, chat, poule sont superposés les uns sur les autres la gueule béante-, Sans titre (1998), le squelette d’un chien tenant en gueule, soit une charentaise, soit un journal et Felix (2001), le squelette d’un chat fâché prêt à bondir.
La pièce avec laquelle Cattelan touche au sublime et qui s’énonce sans doute le mieux dans le principe du ravissement s’intitule Mother (1999). Présentée lors dAPERTutto (48e Biennale de Venise), la pièce ne circule aujourd’hui que par sa reproduction, où deux mains d’un homme de couleur noire, jointes en signe de prière, émergent d’une surface de sable. L’arrêt sur image est à la fois atroce lorsque l’on sait qu’il s’agit d’une photographie de l’action où MC a fait ensevelir un fakir –dont les capacités de résistance sont reconnues- pendant quelques heures. Cette mortification publique sur arrière fond d’humanité correspond pourtant à un moment de grâce iconique. .
La Mort s’exprime via d’autres motifs, tel que celui de la tombe, qui prend tour à tour différents aspects. Soit un trou que fait creuser Cattelan dans les salles d’expositions, sans rien à l’intérieur (Consortium de Dijon, 1997) ou garni d’un mannequin à sa propre effigie, un “ mini moi ” (Sans titre, Boijmans Van beuningen, 2001). Au sujet de cette pièce, MC explique : “ Peut-être suis-je tenu en otage au musée, ou simplement suis-je très petit, supporté par les épaules des géants aux alentours  (allusion aux toiles des grands maîtres hollandais)  16”. Quelques fois, la référence morbide n’est rien moins prosaïque qu’une pierre tombale : Piumino est la pierre tombale d’un chien trouvée et installée dans les jardins de la Villa Médicis à l’occasion de l’exposition La Ville, Le Jardin, La mémoire (Rome, 1998), tandis que Pourquoi moi (2000) est l’épitaphe gravée dans la pierre oblongue, qui résonne ironiquement face à l’inéluctable.

A propos de l’idiotie de Cattelan et de son apparente légèreté. Effets de doublure.

L’Art c’est la sincérité du mensonge
Jacques Lizène. Petit maître liégeois de la seconde moitié du XXe siècle. Artiste de la médiocrité.


A l’issue d’un projet, MC et ses différents complices propagent généralement des rumeurs, voire de fausses informations relatives aux pièces qui seront présentées. La réalité est brouillée car toutes les rumeurs échafaudées depuis les œuvres viennent les agrémenter et en deviennent partie intégrante. C’est ce qui se passe également pour les interviews : MC, par personne interposée, fait évoluer le public dans le mensonge. Il n’y a plus de vérité, mais des vérités. Roi de la confusion, parasite à temps complet, son art nourrit différents degrés d’interprétation. Cattelan réordonne la réalité en l’ajustant à ses propres inclinations, l’accorde à sa propre expérience, avec intuition. Il est assez étonnant de voir comment, par le principe même de mystification, MC agit sur la démystification de l’objet d’art.

  
Maurizio cattelan, “A Sunday in Rivara”, 1991
Installation pour le Castello di Rivara, Italie.
Courtesy of the artist

Lorsque Erasme fait parler la Folie, il use du masque comme moyen pour éviter la censure, tout comme le fou du roi feint l’idiotie pour mieux faire passer la critique ou le conseil. MC participe de cette connivence d’esprit, retors aux normes, et demeure le garnement pour qui l’école était supplice, le jeune adulte pour qui le “ travail est un dur métier ”. Être stupide ou prétendre l’être, permet de dire ce que l’on pense, tout au moins de l’insinuer. C’est une façon détournée de dire la vérité, tout en évitant le châtiment des révélations. Et lorsque l’on convoque Hollywood, le cynisme qui caractérise l’entreprise ne peut être le fruit d’une stupidité avérée.
A fortiori la figure du mannequin et le recours à la taxidermie travaillent la réalité. D’un côté, le modèle duplique la réalité, de l’autre, l’animal naturalisé, la nie, en introduisant l’idée de faux. Bien que l’animal soit réel, il est cependant hors la réalité puisqu’il est mort. La duplicité, l’enjeu du double, se retrouve également dans la réplique de l’artiste, sans parler des Spermini (Petits spermes, 1997, masques autoportraits en latex), où Cattelan s’occasionne une descendance fulgurante. Lorsqu’il se met en scène avec Mini-me (1999), avec Charlie don’t surf (1997) ou Charlie (2003), par exemple, il ne s’agit pas à proprement parler de répliques de Cattelan enfant, mais de mannequins autoportraits de petite taille. MC se défend d’une référence unique à sa propre enfance  17, mais préfère parler du monde de l’enfance, comme thématique. Il définit le recours à sa propre image comme un masque, un support, afin de faire naître une certaine sympathie, voire empathie chez le spectateur  18.
Le recours à la cire ou la résine pour la réalisation des mannequins confère aux figures un accent hiératique, qui intime un idéal, alors que les pièces se racontent comme des contes, des fables, qui souvent laissent une morale à la fin de l’histoire. Aussi s’agit-il de proposer l’exemplum  19, un récit qui apporte un enseignement, comme grille de lecture du travail, sauf qu’avec MC la définition vaut aussi à contre sens, à savoir que l’enseignement génère le récit. C’est en ce sens que s’élaborent les pièces : Cattelan commence toujours à partir d’une image, jamais depuis un sens. Le contenu et le sens se génèrent au travers d’un processus de réflexion –généralement les pièces sont l’objet de discussions entre amis-, ils ne sont jamais des éléments donnés à l’avance. L’image doit être suffisamment forte pour résister. A la fin, bien qu’il y ait toujours enjeu de plusieurs lectures, s’impose un résultat simple et direct. MC explique que chacun de ses projets implique un échange, partant d’une situation ouverte, il est question de tenter d’évaluer leur pertinence dans le contexte de l’exposition. Une des questions récurrente est de savoir comment arriver à impliquer les gens autour d’un projet et par extension comment impliquer le public  20 ? Par la recherche de significations multiples, Cattelan s’évite l’ennui et maintient son enthousiasme au beau fixe, tandis qu’il déstabilise le public à la réception de ses pièces. La concertation des proches au sujet des différents projets est une manière collective de travailler. Ce mode opérationnel, caractéristique de l’œuvre, se retrouve depuis l’élaboration des pièces jusqu’à leur réalisation, tout comme la Wrong Gallery et Permanent Food sont des structures collectives. Ces dernières sont, de plus, l’enjeu de parasitage : analogies avec les structures types, d’une galerie, d’un magazine, mais n’en conservent que la forme, l’apparence.
Au regard de l’actualité, les oeuvres de Cattelan ne sont pas provocatrices. La vie de tous les jours éructe son lot de misères, d’abrutissements en tous genres et anesthésie petit à petit les relents de sensibilité humaine. Mais la provocation en art est si bourgeoise et tellement décadente. Aussi, l’acuité dont témoigne l’attitude de MC dénote une parfaite compréhension du monde de l’art, de ses rouages, de ses stratégies, de sa paranoïa. Dans leur enjeu commun d’appropriation, la copie, le vol, la falsification et le mensonge permettent de multiplier les perspectives de l’œuvre et de son contexte. Quel que soit l’enjeu des citations présentes dans le travail de Cattelan (Allighero e Boetti, Duane Hanson, Jannis Kounnellis, etc.), le profil de l’œuvre semble assez bien s’articuler avec les différents attributs postmodernes, ainsi que les différentes stratégies qui les composent tels que l’opportunisme, le cynisme, l’hybridation et la morbidité. Ces notions organiques insufflées à l’art, en réaction aux obsessions formelles, autonomistes et auto définitoire promues par la modernité, sembleraient-elles arriver, au terme de leur course effrénée face au sublime, lequel dégagé, ici, par plus d’une œuvre ?
Puisque l’art est affaire de malentendus et de tensions, qu’il est un creuset où s’articulent forme et pensée. Alors…
The show just goes on.

 

1. À savoir quelques cartons emplis de l’ensemble du contenu de la galerie, y compris le petit matériel de bureau. Lire à ce sujet la discussion avec Robert Nickas, extraits, in Maurizio Cattelan, Phaidon, réédition, Londres, 2003, p.128-129.
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2. In Interviews, Charta/Fondazione Pitti Immagine Discovery , 2003, p. 141-154.
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3. Directeur artistique de la Fondation Trussardi à Milan, co-curateur de Manifesta 5, Donostia - San Sebastian, juin-octobre 2004, et curateur de La Zone, lors de la dernière édition de la Biennale de Venise, en 2003.
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4. De la même manière, pour l’exposition Fatto in Italia (Made in Italy) présentée à l’ICA, Londres, Cattelan propose un autoportrait à l’autruche, la tête dans le sol. Une façon ironique d’exprimer le complexe d’infériorité face aux très chers Young British Artists.
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5. De manière analogue, il endosse le rôle d’éditeur avec Permanent Food : un magazine très “ style ”, reflet d’une structure “ collective et parasite ”, où avec Paola Manfrin (les deux premiers numéros furent réalisés avec Dominique Gonzales Foerster) Cattelan collecte des pages déjà existantes et ce, tous azimuts, un peu comme s’il s’agissait d’un objet de seconde main. L’intense intérêt de Cattelan pour l’image transparaît dans le magazine, qui ne possède pas de personnalité propre du fait même de son principe d’élaboration, tout comme à l’image de la mode vestimentaire aujourd’hui, qui mixte étoffes et tissus en tous genres, intègre le revival dans les coupes et modèles typiques des tendances du XXe siècle, tout en jouant sur les couleurs chatoyantes.
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6. La Wrong Gallery édite par exemple une rubrique mensuelle, El topo, dans Domus, revue internationale d’architecture, design et art.
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7. Lukas & Sternberg editions, New-York 007, 2002, et plus précisément au sujet de Cattelan, p. 53-56.
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8. In Interviews, ibidem.
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9. N’a rien avoir avec l’Onéguine de Pouchkine ou du Petchorine de Lermontov, c’est un antihéros à part entière : il ne se bat pas, ne voyage pas, ne séduit pas, il est gourmand, aime sa robe de chambre et l’alcool.
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10. Parmi quelques exemples : Campagna elettorale (1989) est l’inscription, “ Votre vote est précieux. Gardez-le ”, parue dans le quotidien La Repubblica, au moment des élections électorales, Stadium (1991), où Cattelan fait se rencontrer, autour d’un super baby foot conçu pour 2 x 11 joueurs, une équipe de sans papiers sénégalais portant des maillots de foot inscrit RAUS et une équipe du championnat régional italien, I found my love in Portofino (J’ai trouvé l’amour dans le Portofino, 1994) présente des rats en cage se nourrissant du fameux fromage italien Bel Paese et peuvent être vendus comme multiple de l’artiste, ou Lullaby (Berceuse, 1994) où des sacs contiennent des gravats récoltés après l’attentat perpétré à Milan contre le PAC, Pavillon d’art contemporain (Laure Genillard Gallery, Londres, et L’Hiver de l’amour, ARC, Paris).
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11. Olafur Eliasson,, Douglas Gordon, Moriko Mori, Chris Ofili, Gabriel Orozco, Elisabeth Peyton, Tobias Rehberger, Pipilotti Rist, Wolfgang Tillmans, Rirkrit Tiravanija.
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12. Le Monde, 11 juin 2001.
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13. Madonna, Hollywood, in American Life, 2003.
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14. “ Tableau ” est employé dans le sens de composition, d’arrêt sur image, tellement soutenu qu’il s’impose à nous.
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15. Chapelle des Petits-Augustins / ENSBA, Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, octobre 2004
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16. Free For All, Interview avec Alma Ruiz, 2002, in Phaidon, op. cit., p. 151.
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17. Cattelan enfant aurait, de colère, enfoncé un stylo dans la main d’un de ses condisciples, in Francesco Bonami, Phaidon, op. cit, p. 66.
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18. Free For All, idem, p. 148-156.
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19. Exempla ou récits exemplaires sont de petites histoires qui divertissent et qui font appel à la fable ou à la vie quotidienne, dont le but est de transformer l'auditeur, pour l'amender. La prédication y aura de plus en plus recours, au cours du XIIe siècle, sous l'impulsion des ordres mendiants.
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20. In Interviews, ibidem.
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