Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 26
 
 
LE MAUSOLEE DE LA POSTMODERNITE
par Frédéric Maufras

Quadrature du cercle. La Russie demeurait l'un des rares grands pays du monde à ne pas avoir sa giga-exposition d'art contemporain. La tenue de la première Biennale de Moscou (28 janvier-28 février 2005) permettant de réhabiliter la Russie en tant que pôle créatif de premier plan (jusqu'alors relativement discret dans la sphère internationale), devrait réjouir tout un chacun.



Olga Kisseleva, Sans titre, Moscou, 2005 Texte des panneaux: "02: ton coup de fil peut lier les mains des terroristes / Numéro de confiance FSB Fédération de Russie: 914 22 22 - e-mail: fsb@fsb.ru"

Pourtant il y aurait beaucoup à redire sur cette manifestation hautement symbolique dont l'exposition principale se tient sur la Place Rouge, dans l'ancien musée Lénine rouvert pour l'occasion. En effet, la Biennale de Moscou, d'accrochage fourre-tout en quasi-absence de propositions esthétiques fortes, est un ratage monumental1 (ce qui est certes parler brièvement, mais son compte-rendu n'est pas le propos de cet article). Il est vrai qu'un des principes établis par ses commissaires (Joseph Backstein, Daniel Birnbaum, Iara Boubovna, Nicolas Bourriaud, Rosa Martinez et Hans Ulrich Obrist), "L'art est chaotique et la situation dans laquelle les artistes réalisent leurs œuvres est celle d'un monde complètement bombardé par les images, les signes et les formes: une réalité de celluloïd2", semble en donner une explication. Mais la raison pour laquelle ce texte, initialement destiné à traiter d'autres sujets, s'arrête sur celui-ci se trouve ailleurs.
L'enjeu était considérable pour le public moscovite peu habitué à voir des expositions d'une telle ampleur, d'autant plus qu'il s'agissait aussi pour lui d'exorciser le passé en déambulant dans un lieu fantomatique à plus d'un titre. Quel est le postulat de la Biennale de Moscou ? Celui qu' "Une des conséquences les plus fragrantes de la stabilisation politique et économique en Russie est l'intérêt croissant de la société russe pour la culture contemporaine et plus précisément pour l'art contemporain3". Les commissaires auront-ils servi de faire-valoir aux institutions organisatrices (ce qui est, après tout, une situation plus que courante pour une Biennale d'art)? Ils n'auront sans doute pas suivi l'actualité internationale des derniers mois, ni vu les affiches qui se répandaient au même moment dans les rues de Moscou, proposant, sous couvert de lutte contre le terrorisme, de rester en contact avec le FSB (ex-KGB) par téléphone ou par e-mail? À moins que les vœux curatoriaux appelant à ce que "la Biennale constitue un modèle pour la démocratie et l'intégration et porte une nouvelle attention à ce que ces valeurs difficiles mais importantes représentent4" fassent écho à l'intitulé de l'actuelle manifestation moscovite, Dialectiques d'espoir. Tout un programme en soi, résolument postmoderniste.
Le paradoxe est que des artistes se soient faits désavouer dans leurs expérimentations par les autorités de l'U.R.S.S (jusqu'à la censure et la persécution pour certains d'entre eux), alors qu'aujourd'hui, sur les mêmes lieux, des curators font le choix de cautionner un nouveau régime (lequel parvient à faire passer le message de sa "banalité", en montrant qu'il est enclin à exposer à grands frais de l'art contemporain, sur le modèle d'états occidentaux). Vraisemblablement dans le but de le "démocratiser" de l'intérieur, mais la Biennale de Moscou permet-elle de réaliser un tel espoir?
Seconde quadrature du cercle. Terriblement moins réjouissante que la première.

Hypothèse générale: et si la postmodernité n'était que le pendant soft de la modernité, son récit second?
Comme le rappelle Jean-François Lyotard, dans un entretien publié à l'occcasion des Immatériaux (l'exposition qu'il organise à Paris en 1985, au Centre Georges Pompidou): "Personne n'est encore capable de définir cette rupture postmoderne dans un sens qui ne soit pas lamentable et éclectique (commentaires d'art, architecture…). Nous sommes convaincus qu'elle va durer des décennies. Elle est inévitable. La tâche devant nous est d'essayer de fournir une légitimité pour la société à venir5". Nulle historicité précise de la postmodernité, nulle définition exhaustive possible: une conclusion qui ressort aussi de la discussion menée sur internet en octobre 2001 par Maurice Berger et faisant intervenir de nombreux historiens d'art, théoriciens, artistes, conservateurs et critiques6.
Dans tous les cas, qu'elle remonte au début des années 1960 (voire déjà à Duchamp comme le proposent, entre autres, certains participants de la discussion sus-mentionnée), qu'elle culmine dans la décennie 1980, cette postmodernité ne se présente comme rien d'autre qu'un amendement d'une modernité à redéfinir. Laquelle est chahutée par l'émergence de nouvelles préoccupations intellectuelles : concernant notamment la différenciation sexuelle, les questions environnementales, la créolisation (plus tard la globalisation), ou encore un changement dans l'organisation et la perception des techniques, comme le montre Lyotard 7. Si pour ce dernier, elle se caractérise par "la fin des grands récits" et par un déclin de la narrativité du savoir, force est de constater que la "rupture postmoderne" peut elle aussi générer son propre récit utopique (alors, à l'extrême pendant de ce qui est à récuser, en premier lieu la cosmogonie de groupes modernistes ultra-radicaux, tel Socialisme ou Barbarie dans lequel Lyotard a pu s'illustrer précédemment) comme celui que tente d'échafauder Élie Théofilakis: "Et nous ne sommes plus seuls, ni maîtres à bord; peut-être pas dans l'univers, et certainement pas chez nous : les dispositifs technologiques font déjà partie intégrante de notre propre outillage de connaissance et de notre système nerveux. L'homme se partage ainsi l'humain et, du coup, pour la première fois de son histoire, il sera peut-être 'humanisé' (…)" Il y a une poétique dans l'air: une sensibilité secrète avec ce monde démesuré où il n'y a plus de mesure. "Nous sommes à l'aube de nos sens et nous sommes déjà Autres", disent-ils. Le nouveau Sphinx lance déjà son défi. L'âme des choses se bat pour devenir la nôtre. "Nous autres postmodernes avides, amoureux de ce monde, nous ne reconnaissons à personne le droit de dire que notre époque ne vaut pas notre vie 8". "Le messianisme d'une position largement contredite ces vingt dernières années par l'évolution des sciences ne devrait plus soulever de nombreux enthousiasmes aujourd'hui, mais il est étrange de constater que le penser postmoderne relève encore aujourd'hui d'une norme communément admise dans le champ des arts visuels. Ce qui est loin d'être le cas dans un milieu proche, celui de l'architecture, où le postmodernisme a commencé à être mis de côté il y a presque dix ans (mais il est vrai que la problématique de la postmodernité architecturale a émergé dès la fin des années 1960, avec les théories du symbolisme architectural qui s'opposaient alors à l'ordre moderne9).


Olaf Breuning, "We only move when something changes", 2002 C-print contrecollé sur aluminium, 122 x 155 cm, © Air de Paris
Or la petite mythologie de l'art postmoderniste occupe désormais paradoxalement un espace prescriptif souvent amalgamé à la nécessité du remake10 et de l'ironie (si ce n'est d'un cynisme ambiant) en tant que contradiction des assertions d'une modernité obsolète. Voire encore d'un débordement dans la sphère du politique dont le seul mot d'ordre serait le principe de résignation (la préface du catalogue de la Biennale de Moscou en serait d'ailleurs la dernière illustration en date11). À cela, il convient d'ajouter un contresens quant à la multiplicité des modernités dont une certaine doxa postmoderniste voudrait qu'elles convergent toutes vers celle que T.W Adorno et Max Horkheimer puis Jürgen Habermas firent leur. Celle d'un projet d'émancipation de l'humanité dont les fondements intellectuels remontent aux Lumières12. Mais si plusieurs postmodernités existent de manière concomitante, les modernités sont encore plus nombreuses. Alors que certains artistes rhénans décrètent ironiquement un "réalisme capitaliste", sans provocation aucune on pourrait déceler parallèlement une modernité pro-marchandise. Son mot d'ordre pourrait être celui de l'intertitre apparaissant après le générique des Temps modernes de Charlie Chaplin: "La grandeur de l'industrie et la beauté de la libre entreprise. L'humanité à la poursuite du bonheur.". La non-prise en compte de cette autre modernité aura d'ailleurs mené à ce que certaines propositions soient considérées comme critiques, alors qu'elles ne l'étaient pas nécessairement. Ainsi le mode discursif des œuvres de Jeff Koons est plutôt celui de la "célébration", comme l'a récemment montré Dorothea Von Hantelmann 13. Si l'on part de l'hypothèse du malentendu dans la réception de ce travail (pourtant considéré comme un repère dans l'opposition modernité/postmodernité au début des années 1980), par extension, certaines approches ne seraient pas aussi postmodernistes qu'on l'a généralement compris. À commencer par certaines œuvres de la jeune scène britannique des années 1990 ou encore, par exemple, la chanson de Boris Achour ("Let's get real/Let's get poetic/Let's get mainstream /Entertainment dans ta face!/Je veux Ann Lee sur mon iBook/Je veux Ann Lee dans la vraie vie…") qui a soulevé tant d'émois en France il y a deux ans 14.

Toujours est-il que fermer la parenthèse de la postmodernité permettrait certainement aussi de tourner la page moderniste. Sans pour autant oublier ce qui aura pu se dire ou se faire pendant ces deux périodes imbriquées l'une dans l'autre : certaines démarches pourraient encore être éclairantes aujourd'hui 15. Mais en la libérant d'un épilogue qui aura pris de plus en plus les traits d'un nouveau récit normatif (par le biais de ces figures imposées que sont le remake, le déni de proposition ou encore le cynisme), il s'agit d'offrir un ballon d'oxygène à une création actuelle de plus en plus en crise. Il ne reste plus qu'à lui souhaiter désormais qu'elle évite le double écueil du formalisme et du dogmatisme, en ayant conscience que toutes les propositions esthétiques ne se valent pas nécessairement. Le reste est son histoire: personne ne pourra la prédire.

 

1. Ce qui heureusement ne retire en rien à la pertinence de certaines expositions parallèles, lesquelles témoignent de la vitalité de l'actuelle scène russe.

2. " Introduction ", par les commissaires sus-mentionnés, du catalogue de la première Biennale d'art contemporain de Moscou, Dialectics of hope (version anglaise), 2005, p.24.

3. Rubrique "About the project" du site internet officiel de cette Biennale financée par la Fédération de Russie et principalement par son Ministère de la Culture.

4. Op cit, p.27.

5. "Les Petits récits de chrysalide. Entretien Jean-François Lyotard. Élie Théofilakis", in Modernes et après. Les Immatériaux, Paris, Autrement, 1985, p.9.

6. Postmodernism. A Virtual Discussion, Edited by Maurice Berger, Issues in Culture Theory, Center for Art and Visual Culture University of Maryland Baltimore Country, Georgia O'Keefe Museum Research Center Santa Fe, 2003.

7. La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Paris, Minuit, coll. "Critique", 1979.

8. "Éditorial" d'Élie Théofilakis, in Modernes et après. Les Immatériaux, op. cit., p.9-11.

9. Robert Venturi, Denise Scott Brown et Steven Izenour, L'Enseignement de Las Vegas ou le symbolisme oublié de la forme architecturale (1971), Liège, Pierre Mardaga, coll. "Architectures + Recherches", 1978.

10. En tant que réponse à la présupposée impossibilité de l'invention aujourd'hui. Ce remake est le plus souvent calqué sur un malentendu à propos du statut du remix et du sample dans les musiques électroniques de masse.

11. Il est intéressant à ce propos de lire le paradoxe que souligne Hal Foster, théoricien de l'art moderne et enseignant à l'Université de Princeton : "This apocalyptic belief that anything goes, that the "end of ideology" is here, is simply the inverse of the fatalistic belief that nothing works, that we live under a "total system" without hope of redress-the very acquiescence that Ernest Mandel calls the "ideology of late capitalism"". Hal Foster, "Introduction ", in The Anti-aesthetic. Essays on postmodern culture, New York, The New Press, 1998, p.11-12.

12. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison (1947), Paris, Gallimard, coll. "Tel", 1983. Jürgen Habermas, "La Modernité: un projet inachevé", Critique n°413, octobre 1981, Paris, Minuit.

13. "CCCCCCEEEEEELLLLLLLLLLLLLLEBBBRAAAAAATTTTTTTTTTTTION", Newspaper Jan Mot n°37-38-39, Bruxelles, octobre 2004, p.5-6.

14. "Il est fini le temps des cathédrales", Trouble n°3, Paris, p.48-52.

15. Une actuelle tendance serait de renoncer à tout l'héritage (post)moderniste au prétexte de l'échec des divers projets d'émancipation de l'être humain et/ou de l'œuvre d'art. Comme cela était sous-entendu dans un article précédent, de régressions esthétiques en prescriptions formelles diverses contenues dans certaines prises de position récentes, Jean Clair doit hélas se sentir bien moins isolé depuis quelques années.

 

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