Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 26
 
 
AFTER POSTMODERNITE
(J'AI DES QUESTIONS A TOUTES VOS REPONSES - WOODY ALLEN)
par Cécilia Bezzan

De quoi parle-t-on?
Le terme postmodernité est décidément fécond, au point que l'énormité accroît substantiellement la difficulté de compréhension1. Depuis sa mise en circulation, le terme employé à tire-larigot dans les circuits intellectuels se profile comme un mot valise, où chacun contribue à le développer décrivant les attributs de la pensée dans des domaines d'application aussi variés que les arts - architecture, arts plastiques, musique, littérature, théâtre -, la philosophie, la sociologie, la géographie, le droit, etc. Nonobstant l'existence d'un tronc commun, la postmodernité connaît des différences selon qu'elle se conjugue à l'européenne (Jürgen Habermas, Julia Kristeva, Jean-François Lyotard, Guy Scarpetta, Gianni Vattimo), à la nord américaine (John Barth, Ihab Hassan, Fredric Jameson), sans oublier les problématiques de la pensée postmoderne caractéristique d'autres continents, comme l'Amérique du Sud ou encore son expression dans les cultures dites postcoloniales (Bill Ashcroft, Diana Brydon, Gareth Griffiths, Helen Tiffin). A noter aussi le rôle moteur joué dans la réflexion par le Canada, commanditaire d'un Rapport sur le savoir dans les sociétés les plus développées effectué par Jean-François Lyotard, publié en 1979, mieux connu sous l'intitulé La Condition postmoderne, tandis qu'en 1994, la revue Etudes Littéraires, éditée par l'Université Laval à Montréal, faisait le point sur la question postmoderne avec Postmodernismes - Poïesis des Amériques / Ethos des Europes, un éventail de contributions internationales quadrillant les divers axes de réflexions. Si l'histoire de la pensée dominante, dont l'axe déterminé par les pôles nord américain et européen, demeure l'apanage des cultures (néo)libérales et capitalistes, elle ne peut prétendre être la référence dans d'autres grands pays et continents, où l'âge moderne - toujours selon la vision occidentale - n'est pas encore atteint, même par rapport à leur propre histoire.
Pour Jean-François Lyotard, Auschwitz est "le crime qui ouvre la postmodernité" parce que le "progrès" a aussi produit le fascisme et le totalitarisme. De plus, la postmodernité postule "l'incrédulité à l'égard des métarécits", dès lors il n'est plus envisageable de parvenir à une vérité ou à un point de vue définitif. En ce sens, la postmodernité se positionne comme une nouvelle forme de "relativisme". Dénonçant l'illusion moderniste, la postmodernité n'a-t-elle pas contribué à son remplacement par un autre mirage: (faire) croire que la subjectivité individuelle était d'une importance cruciale? Importance donnée aux modalités perceptives de chacun en privilégiant (paradoxalement?) des stratégies de mise à distance (cynisme, parodie, ironie, ambiguïté…), où le caractère ludique prédomine. Plusieurs constats à l'œuvre dans nombre de démarches artistiques permettent de soulever les questions suivantes: la transformation des enjeux collectifs en enjeux individualistes ne travaille-t-elle pas de manière contre productive? L'excès du doute, sa vulgarisation, n'ont-ils pas abîmé la pensée provoquant crescendo l'atermoiement, la perte de repères, le consensus, la résignation? La customisation n'entretient-elle pas l'illusion de liberté, de créativité? L'individu (le quidam, le chef d'entreprise, l'homme politique) n'est-il pas aliéné par l'éblouissement du profit, pourtant factice? La postmodernité, qui offrait l'impression de plus grande justesse dans le respect des différences de chacun, n'a-t-elle pas créé l'amalgame entre individualisme et subjectivisme, menant inexorablement à des dérives nihilistes? La grossièreté du leurre ne semble malheureusement pas caricaturale: l'émancipation de l'individu, comme son libre arbitre laissent à désirer.
Considérant volontairement le cours de l'histoire sans discontinuité, il est permis de positionner le débat sur l'après postmodernité2 en termes engageants. La postmodernité libérée de la finitude moderne serait le point de départ de questions tout azimut, qui s'organisent en termes de possibles. Dès lors, raffermie par le scepticisme, tirant les leçons de son excès, attentive aux dérives nihilistes auxquelles a sans doute contribué la pensée déconstruite, l'après postmodernité se veut ouverte aux alternatives, au tiers inclus, où la pensée et l'action travaillent à travers les champs des savoirs et - faut-il le préciser - à travers les cultures du monde. Si l'homme rêve du monde comme village global, son souhait d'humanité réunie prendra en compte - ou du moins tentera - les singularités essentielles qui le constituent. Rien ne serait plus stérile que de nier les particularités - non les particularismes. S'enrichir des différences, ne point les gommer accroît certes la complexité des échanges, mais assure le respect des démocraties. Aussi, est-il prometteur de voir que l'Art - sans pour autant nier la réalité de son marché, sans non plus nourrir excessivement l'utopie d'un Art salvateur -, est de plus en plus le lieu de débats prospectifs quant aux enjeux des mentalités.

Expansion et problématiques exploratoires.
De manière explicite, la modernité, appréhendée selon une trajectoire faite de "microrévolutions" œuvrant à l'évolution, a contribué à alimenter l'idéologie d'un progrès apparent. Les postulats caractéristiques tels que le progrès de la raison et de la science, comme les valeurs humanistes et universelles qui leur étaient associées, sont remis en cause, suite à la seconde guerre mondiale. Les énoncés plastiques se pensant en termes de finitude, de recherches de vérités unanimes dans un mouvement perpétuel de balancier, où un terme chasse l'autre visant à la suprématie, ont contribué à une constellation de recherches s'additionnant les unes aux autres3. Une fois leur autonomie acquise, les différentes "disciplines" (peinture, sculpture, procédés graphiques) pouvaient dès lors frayer entre elles, s'occasionnant dans l'échange des modes opératoires, travaillant dès lors à l'élaboration de leur redéfinition respective. Des théoriciens de l'art, tel que Rosalind Krauss4, par exemple, ont entériné la conséquence de ces rencontres entre disciplines, comme le signifie l'expression générique "Expanded Field", qui s'appliquera aux différents champs constitutifs de l'art : peinture, installation, photographie, vidéo, cinéma, etc.
Il est acquis aujourd'hui que les expérimentations artistiques ne se cantonnent plus à des critères fixes d'élaboration. Plus qu'une mode (et donc une fin), les chassés croisés entre disciplines sont une méthode (un moyen).
Le travail de collecte réalisé par l'artiste s'opère dans une attitude décomplexée, qui lui permet d'aller piocher dans ce qui lui semble digne d'intérêt pour mener à bien le propos de sa démarche. L'artiste et son art transcendent les catégories. Toutefois, l'interdisciplinarité (la rencontre des disciplines constitutives d'un même savoir) et la transdisciplinarité (la rencontre de savoirs différents) ne sont pas des principes spécifiquement postmodernes. Le cursus du Bauhaus, par exemple, fonde la spécificité de son enseignement dans les recherches conjointes entre art, art appliqué et industrie. Ou comme le préconisait déjà Alexander Dorner (1893-1957): "Nous ne pouvons saisir les forces en jeu dans la production visuelle d'aujourd'hui, si nous ignorons les autres champs de la vie.5"
La puissance libertaire des œuvres de Robert Filliou (économiste de formation, fonctionnaire de l'ONU en Corée) ou encore de Marcel Broodthaers (littéraire de formation, poète) s'est jouée aux confins des dites frontières de l'art en incluant dans le champ artistique une série de paramètres jusque-là extérieurs à son domaine, le mettant en scène par le biais de ce qui faisait (ou non) autorité. Ce que ces artistes - le mot n'est-il pas défaillant ? Ne serait-il pas plus juste de les appeler: penseur, ingénieur, chercheur, créateur ? - ont apporté à l'Art est énorme.
En termes critiques, sans doute parce qu'ils étaient éveillés à d'autres manières de voir et de comprendre le monde contrairement au modus operandi propre à la sphère interne de l'art. Aussi est-il moins étonnant, aujourd'hui, de voir des pratiques comme celles de Jota Castro (juriste de formation, diplomate ONU et UE) enrichir la chose de l'art. Cette capacité à questionner différents "champs de savoirs" (économie, politique, urbanisme, social) et "champs d'application" (médiatique, publicitaire, design), mettant en branle plusieurs "champs de la pensée" se retrouve dans nombre de pratiques, dont celle d'Andreas Siekmann constitue un exemple parmi d'autres. Par le biais du voyage au cœur des neufs cercles de l'Enfer (première des trois pérégrinations de La Divine Comédie, 1321), "The Exclusive. On the Politics of the Excluded Fourth" (2003)6 propose une réflexion sur les dérives consuméristes du monde occidental, l'usage économique de l'espace public et les modes opératoires du pouvoir qui les préside. Faisant irruption dans notre contemporanéité, Dante et Virgile dressent le constat d'une répartition croissante de territoires en zones d'exploitation (camps de production d'objets de consommation à l'exportation tels que les fabriques de vêtements de marque à Woomera, en Australie) et en secteur d'exclusion ("a-territoires" dans les aéroports, couloir-frontière entre le Mexique et les USA, ou les Red zones - zones de sécurité, lors des sommets mondiaux). Ce que Siekmann appelle "exclusif" serait le 4e pouvoir venant s'ajouter aux trois autres: législatif, exécutif et judiciaire. Aussi, l'enjeu de l'œuvre actionne des questions politiques à résonance philosophique, fait simultanément écho à Surveiller et Punir (1975) de Michel Foucault et à Empire (2000) de Toni Negri et Thomas Hardt. D'une part, Foucault traite de "l'art de la répartition des individus dans l'espace apte à différencier, hiérarchiser, homogénéiser et exclure" pointant les stratégies du système capitaliste mondial, productrices d'effets sur la constitution des mentalités, qui incluent les conséquences des chassés-croisés entre politique sécuritaire et les stratégies de communication sur la vie sociale. D'autre part, l'Empire, caractérisé par une agressivité étatique, militaire, économique, culturelle, raciste vis-à-vis des nations pauvres (lesquelles, sous rapports "coloniaux", convoitent le profit capitaliste), procède à la mise en place de dispositifs de contrôle, qui régulent les différents aspects de la vie et les transforment "à travers des schémas de production et de citoyenneté correspondant à la manipulation totalitaire des activités, de l'environnement, des rapports sociaux et culturels".
Dès lors que le principe d'interaction des éléments au sein de l'œuvre dégage une fonction dynamique, les contenus de l'œuvre se démultiplient de concert - les significations n'étant plus univoques, mais équivoques - et en appellent subséquemment aux enjeux d'analyse critique et de monstration. Fort de cette praxis, l'artiste n'a-t-il pas insufflé à la critique et à l'exposition les changements dans leur manière d'opérer, provoquant leur état de crise7?
"Le réel, c'est quand on se cogne." J. Lacan
L'expansion, à laquelle il vient d'être fait écho, n'est pas sans connaître plusieurs écueils, dont la perte de repères provoquée notamment par le chevauchement des significations. Comme le font remarquer respectivement Vito Acconci et Olaf Breuning dans leur réponse à l'enquête, l'e-communauté peut être une connexion aux savoirs du monde alors qu'elle s'organise paradoxalement dans l'égarement. Faisant écho à la condition postmoderne de Lyotard, le rapport au savoir global - cette bibliothèque universelle que constitue le réseau internet -, a été radicalement modifié sur ces dix dernières années. Il y est moins question d'accès aux informations que de tri, mais rien ne remplace le travail d'assimilation des connaissances, qui ne peut s'effectuer sans apprentissage.
Par ailleurs, la facilité avec laquelle il est aujourd'hui possible de se connecter et de se déconnecter à une réalité autre que celle de notre quotidien permet de basculer dans la fiction. Si le livre puis le cinéma nous y avaient déjà habitués, le virtuel en accroît les possibilités par le jeu, les scenarii offerts par le web, et permet à quiconque de quitter l'espace d'un instant la réalité: prendre la tangente pour et par un coup de sensation, une montée d'adrénaline, se glisser dans la peau de quelqu'un d'autre afin de s'étranger. Cette déconnexion est avant tout plus probante que l'évasion provoquée par une lecture, parce qu'elle s'éprouve physiquement, non encore totalement, mais elle y tend. Aussi, cette réalité qui fictionne est-elle souvent qualifiée d'être un "ailleurs", elle permet de fuir ce que l'on appelle la morosité, le banal, mais embrasse les curiosités. Quelques fois aussi, la fabrication de l'imaginaire dans la réalité obtempère aux manœuvres économiques déclinées en autant de stratégies marketing, comme les notions "organiques" insufflées au monde des objets nous habituent à "l'esprit d'une marque" - on achète pas une montre, mais de la sensualité. Sans oublier la folie engendrée par la bulle internet, où était "consommé" ce qui n'était même pas encore conçu.
Aux portes de la fiction, il est quelquefois rassurant, si ce n'est sain, de se rappeler le mot de Lacan parce que à force de gloser sur le réel, de parler de ses "signes", on oublie qu'il concerne avant tout un état physique avec ses lois. Quoiqu'il est vrai que le seuil franchi par la terreur en septembre 2001 a fait mieux que Spielberg.

Les vidéos, installations (photographiées ou non) d'Olaf Breuning déroutent, possèdent à la fois quelque chose d'hilarant et de vertigineux. Les tableaux composés évoquent des reconstitutions bien plus insolites que celles des musées Tussaud et Grévin. Ajustés à l'environnement sonore et lumineux, ils s'occasionnent dans un "too much". Le soin et l'apprêt des mises en scène orchestrent néanmoins l'incohérence : saturation dans le télescopage des informations visuelles et sonores, chassés-croisés des significations. C'est précisément là que l'art de Breuning joue de l'explosion des repères avec subtilité, où profusion d'images et de sensations décrit un état psychotique de la société. Comme si la leçon magritienne n'avait jamais eu lieu, et qu'au contraire, avaient été exploitées au maximum les "trahisons des images", amalgames entre la réalité, sa représentation et ses interprétations.
Dans un registre moins chaotique, mais tout aussi perturbant, l'incongruité inhérente à l'œuvre de Cattelan signe manifestement sa folie des grandeurs, laquelle puise directement dans l'imaginaire du cartoon, de l'anime. Le jeu d'échelle joue du grand écart entre les mini et les maxi : Mini ascenseurs (2001, Triennale de Yokohama - Japon, Galerie Emmanuel Perrotin, Paris), les mini moi (1999), la mini porte (2000, ArtPace, San Antonio- Texas), dont la fente au bas de la porte laisse s'échapper un rai de lumière et à proximité de laquelle est sortie la minuscule poubelle, comme si là derrière il y avait un monde vivant, de souris, ou de gnomes; tandis que la démesure est à l'œuvre dans d'autres installations : un olivier présenté dans plusieurs mètres cubes de terre ("Untitled", 1998, Castello di Rivoli, Turin et Casino de Luxembourg-Manifesta 2), un arbre entier d'une hauteur approximative de 5 mètres, suspendu tête en bas, depuis le plafond (2000, Zietwenden, Rheinisches Landesmuseum und Kunstmuseum, Bonn) ou encore l'audi noire transpercée de part en part par un arbre qui aurait grandi précipitamment (Hanovre, 2000). Le fait que les scènes soient en prise directe avec la réalité bouleverse assez, la puissance persuasive des œuvres faisant chavirer un moment dans la fiction.
Mais comme le rappelle l'artiste en début de texte, le facteur sonne toujours deux fois, il pré-vient, c'est-à-dire qu'il arrive avant quelque chose d'autre, comme la recherche consiste à voir ce que chacun a vu et à penser ce que personne n'a pensé.

 

1. A différentier du postmodernisme. Pour un relevé chronologique des apparitions des mots dans l'histoire de la pensée, ainsi que leurs différentes acceptions, se reporter à Bertrand Westphal, professeur de littérature générale et comparée, Université de Limoges, in Dictionnaire International des Termes Littéraires (www.ditl.info)

2. Lire à ce propos l'angle d'analyse assurément ouvert développé par Gary B. Madison, in Postmodernismes et moralités postmodernes, Galilée, Paris, 2003.

3. Voir à ce sujet, Always look at the right side of Art, in L'art même # 19, p.10-12.

4. Sculpture in Expanded Field, Printemps 1979, October, number 8.

5. La citation est reprise de Traversées, Arc, 2001-2002. Commissariat: Laurence Bossé, Hans Ulrich Obrist. Dorner est historien de l'art, conservateur au Musée d'Hanovre dans les années 20 et début des années 30. Immigré aux Etats-Unis, développe des idées prospectives quant au rôle dynamique que doivent jouer les expositions et les institutions artistiques.

6. Dont une version était présentée à l'occasion de ForwArt II (2002), Bruxelles (org. BBL-ING)

7. Voir les dossiers de L'art même #15, #19 et #21.

 

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