Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 26
 
 
SIMPLEMENT HUMAIN (VOILA LE PROGRAMME AUQUEL JE ME CONFORMERAIS, SI J'ETAIS UN GRAND ARTISTE)
par Caroline Corbetta*

Les contradictions sautent aux yeux de tous. Aujourd'hui le monde est fragmenté, incohérent, en perpétuel changement et, en même temps, il tend à l'homologation. Il se caractérise par l'affirmation de diversités de genre ethnique, économique, religieux et sexuel qui tendent cependant à être assimilées dans le courant hégémonique et homogénéisant du marché, qui s'alimente de cette fluidité et variété, en y trouvant toujours de nouveaux consommateurs.



Olafur Eliasson, "Frost activity", installation, Reykjavik art museum, 2004

Parmi les multiples réactions que les artistes élaborent en réponse à la complexité d'une telle réalité, on peut discerner deux tendances.
D'un côté, certains artistes ressentent la nécessité de pénétrer - par des stratégies mimétiques - des structures sociales et économiques en essayant de les saboter de l'intérieur. L'ambiguïté de ces pratiques réside dans le risque qu'encourent certaines actions dissidentes de se faire institutionnelles dès l'instant où elles pénètrent les institutions qu'elles voudraient critiquer, voire même supprimer.
De l'autre côté, se situent par contre ceux "qui voient les choses non comme elles devraient être, mais bien comme elles sont." Ainsi Oscar Wilde définissait-il les cyniques, une catégorie d'esprits lucides et libres de préjugés dans laquelle il s'incluait bien évidemment. Définition heureuse mais aujourd'hui incomplète. De nos jours, les cyniques qui critiquent les conventions sociales via l'arme subtile de l'ironie - et parfois avec celle bien plus grossière de la dérision - en deviennent souvent les supporters (inconscients?). Wilde lui-même ne tint-il pas ce discours: "Peu importe qu'ils parlent bien ou mal de moi, l'important c'est qu'ils en parlent", anticipant ces cyniques stratégies de promotion auxquelles aujourd'hui la plupart des personnages publics (y compris beaucoup d'artistes) ont recours?
De plus, l'autarcie d'une existence stratégiquement vécue dans le présent et dans le soi des cyniques (qui, par définition, ne croient en aucune valeur, et donc n'adhèrent à rien en dehors d'eux-mêmes), pourrait par contre être liquidée en la définissant de "datée" dans le champ artistique. Si, à la fin des années 80, il fallut une bonne dose de cynisme pour absorber le contrecoup de la fin des idéologies, actuellement les artistes et intellectuels qui méprisent les valeurs morales et spirituelles ne semblent guère être appréciés en dehors de leurs cercles culturels blasés et souvent auto-référentiels. Les deux tendances esquissées ci-dessus paraissent marginaliser, voire même nier, l'être humain comme point central dans le monde. La première parce qu'elle considère le sujet comme une des composantes des structures socio-politiques, voire même comme une de ses entités dérivées. Et la deuxième puisque tout simplement, elle ne croit pas en l'être humain.
Erwin Panofsky, apôtre de la figure de l'humaniste, a classifié certaines catégories antagonistes. "Les 'insectuels' qui proclament l'absolue prééminence de la ruche (qu'il s'agisse du groupe, de la classe, de la nation ou de la race) [...]. Dans le champ opposé se trouvent ceux qui nient les limites humaines pour une sorte de libertinisme intellectuel ou politique [...]. Pour les 'insectuels' [l'humaniste] est un individualiste inutile, pour le libertiniste ce n'est finalement qu'un timide bourgeois." Attitudes différemment anti-humanistes qui, pour Panofsky, sont mises à niveau "par une aversion commune aux idées de responsabilité et de tolé-rance." (Meaning in the Visual Arts, 1955) Certes, il ne s'agit pas ici d'associer les défenseurs des minorités opprimées aux racistes, mais dans la vaillante défense de certaines catégories sociales, il est possible de reconnaître une attitude d'intolérance envers ce qui est en dehors d'elles. Si la revendication d'une identité se produit en opposition à d'autres identités, de nouvelles barrières s'élèvent là où l'on combat pour en détruire d'autres.
Avec ces prémisses, une attitude néo-humaniste apparaît aujourd'hui comme une "troisième voie" souhaitable, non seulement dans le domaine artistique, par laquelle reconnaître, certes l'influence des structures culturelles, sociales et symboliques sur le sujet, mais surtout par laquelle affirmer que c'est dans l'individu que se trouvent des idées et des significations de portée universelle. Ne pas vouloir considérer le sujet comme une entité auto-consciente, équivaut à s'autoriser à anéantir l'individu à des fins instrumentales. Un peu comme le font, suivant des modalités différentes, les religieux fondamentalistes et les multinationales. Pour tous deux, le triomphe de l'idéologie (religieuse ou économique) est l'objectif suprême auquel la subjectivité doit être sacrifiée. Jusqu'à présent, c'est le préjugé envers le terme "humanisme" qui a entravé la récupération d'une pensée humaniste; pendant des années, ce mot a retenti à l'oreille de beaucoup d'intellectuels comme la scabreuse antithèse des théories "politiquement correctes" soutenant la diversité, tels le marxisme, le féminisme, le post-structuralisme, le post-colonialisme...
En 1994, par exemple, dans le catalogue de l'importante exposition Cocido y Crudo, conçue pour le Centro Reina Sofia de Madrid, Dan Cameron écrivait: "La vision humaniste de l'esprit humain (…) affirme que la lutte pour formuler clairement les besoins spirituels se trouve à l'origine même de l'art. (...) le détournement ultérieur de l'art au service des institutions, et par la suite, son utilisation en tant qu'argument pour la promotion de l'individualisme occidental, sont tous deux par nature suspects puisqu'ils ont soumis une expression créatrice afin de parvenir à un but prédéterminé." La relation que Cameron trace entre "vision humaniste" et la propension de l'Occident à exclure, ou même écraser, "l'Autre de soi", a été cependant mise en discussion plus récemment, et cela à partir d'une position plus radicale. Michael Hardt et Antonio Negri dans le livre Empire (2000) réhabilitent la "révolution de l'humanisme de la Renaissance (qui) consiste dans la [...] mise en valeur de la singularité et de la différence." C'est une réévaluation de l'anthropocentrisme que le grand visionnaire Olafur Eliasson conçoit à travers son art qui, comme l'a remarqué Gunnar B. Kvaran directeur de l'Astrup Fearnley Museum de Oslo, "condamne la dissolution post-moderne du sujet." Pour Eliasson, la compréhension de la réalité - qui doit passer à travers sa représentation - peut, voire doit, être subjective mais doit être à l'origine d'une "idée collective". Au cours d'une interview de 2001, Eliasson explique comment le partage de signes collectifs constitue la prémisse de l'affirmation d'une authentique subjectivité: "Aborder une œuvre d'un point de vue subjectif nous en donne chaque fois une lecture unique tandis qu'une idée universelle ne serait possible que si nous commencions dans l'autre sens, c'est-à-dire partir de la mémoire pour ensuite essayer de définir la subjectivité." Ainsi le bénéficiaire de ses installations ne risque pas de tomber dans le piège tendu par beaucoup de pratiques artistiques socialement engagées où serpente une "tendance totalitaire", comme la définit Eliasson, en ce qu'elle "objectivise l'expérience et les individus." Bien au contraire, sa recherche "porte littéralement sur les gens au sens large du terme. C'est une discussion pour tenter de déterminer si l'individualisme ou la vision individuelle est possible ou non. Naturellement, je pense que ça l'est et que c'est important. Mais je pense également que parfois, je suis le seul à être de cet avis."
Heureusement, aujourd'hui les artistes semblent plus nombreux à s'engager dans une redéfinition de la subjectivité au sein de la réalité actuelle, qui ne passera peut-être pas à travers la perception de l'espace comme chez Eliasson mais par l'expression d'états intérieurs. Il y a deux ans, Francesco Bonami enregistrait déjà l'émergence d'une "nouvelle dimension romantique de la conscience intérieure", une nouvelle réalité, baptisée "Glomanticism", "située entre la Globalité et le Romanticisme, dans laquelle l'économie et l'information se recoupent finalement avec la complexité des identités et des émotions de l'individu."
Un autre exemple de cet anthropocentrisme (ré)émergent en art, est donné par la déclaration recemment diffusée pour ARS 06, exposition qui ouvrira ses portes en janvier 2006 au Kiasma d'Helsinki. On y lit: "L'art est perçu comme une forme centrale de l'activité humaine. L'humanité est explorée sous des perspectives différentes telles les expériences émotionnelles, la sensualité et la sexualité. Les œuvres suscitent de nouvelles façons d'expliquer le monde et réfléchissent les structures sociales que les hommes ont construites."
Il y a quelques semaines au cours d'une conversation, l'artiste Marcello Maloberti a déclaré sans hésitation, mais avec beaucoup de pudeur, que son modèle était Pier Paolo Pasolini. Comme le grand poète et réalisateur, Maloberti observe le prolétariat, comme se serait exprimé Pasolini, à la recherche de la beauté dans la diversité. Il la trouve dans le monde agricole et ouvrier d'où il provient, en peignant les visages caractéristiques, presque archaïques, des personnes âgées et des adolescents de la basse Plaine du Pô. Mais la beauté il la rencontre aussi dans d'autres plis de la société: des images de mondes en voie d'extinction se tressent aux représentations de mondes émergents. Si d'un côté Maloberti cultive la nostalgie, comme forme privée de la mémoire, à la manière de Pasolini, de l'autre (différemment de l'intellectuel qui face aux changements en acte dans la société de son temps, avait réagit avec un profond pessimisme, un cupio dissolvi, conséquence d'une adhésion totale à l'humanité), il produit une lecture empathique des changements socio-anthropologiques en œuvre au travers de la transfiguration de la réalité dans la représentation poétique.
Tout en étant très différents, les travaux de Olafur Eliasson et Marcello Maloberti sont exemplaires d'une optique anthropocentrique de l'art (même si au lieu de "centre", il serait plus adéquat de parler de position spécifique) qui privilégie deux éléments: l'empathie (pour Maloberti à l'égard du sujet, pour Eliasson, du public) et l'imagination.
Parler d'empathie, de l'adhésion de l'artiste au sujet ou aux spectateurs et vice-versa, implique une récupération de l'émotion dans le champ de la pratique artistique, et culturelle plus en général. Comme l'a observé avec finesse Terry Eagleton en analysant notre actualité tourmentée: "Avec l'émergence d'un nouveau discours global du capitalisme (...) il est bien probable que le mode de pensée que l'on connaît sous le nom de postmodernisme touche désormais à sa fin. Ceci (...) procure un nouveau défi à la théorie culturelle(...) Elle ne peut plus se permettre simplement de rabâcher les mêmes discours sur les classes, les races et la question du masculin/féminin, aussi indispensables que soient ces sujets. Elle a besoin de risquer le tout pour le tout, de se libérer d'une orthodoxie assez suffocante et d'explorer de nouveaux sujets, en particulier ceux qu'elle a déraisonnablement redoutés jusqu'à présent." (After Theory, 2003).


DAMIEN HIRST, "A thousand years", 1990, Courtesy Jay Jopling/WhiteCube, London
En somme, est-il envisageable de recommencer à parler sans embarras de thématiques existentielles dans le domaine artistique?
En réalité, il y a des artistes comme Damien Hirst qui ont toujours centré leur œuvre sur de semblables thématiques. L'effronterie triviale qui caractérise ses attitudes et imprégne encore ses oeuvres ne doit pas être confondue avec du cynisme ; Hirst a en effet affirmé tant de fois que son travail doit être "the real thing". Une adhésion totale, une "foi" dans la vie et dans l'art qui l'a porté à réaliser des allegories très efficaces, traductions symboliques de la "chose vraie".
Tout son travail est un procédé de réduction, une réorganisation et une condensation du réel dans lesquelles sa violence chaotique, et même sa fragile beauté, sont transfigurées en images pures et puissantes de la condition humaine.
Des artistes comme Hirst démontrent que l'imagination n'est pas du tout disjointe de la participation au réel.
L'intensité de l'imagination, considérée comme le produit du monde intérieur de l'artiste, est portée par l'intérêt de celui-ci pour le monde extérieur, ce qui en accroît encore l'intérêt de même que sa compréhension parmi le public.
La sensibilité de l'artiste, c'est-à-dire sa subjectivité (qui doit comprendre des valeurs partagées avec d'autres sujets), lit les signes du réel et les traduit en images.
Pour ceux qui objectent que le monde est déjà saturé d'images, on pourrait avancer la fondamentale spécificité des images artistiques, et leur effet conceptuel, en employant les mots d'Alfons Hug, le directeur de la Biennale de Sao Paulo de 2002 et de 2004: "Les médias et le design génèrent des idées et des concepts qui ne remettent pas en question les conditions réelles ou leurs valeurs, mais qui les confirment et les perpétuent. Ils produisent des images superficielles, tandis que l'art crée des images profondes, complexes et chargées de sens. Le design se comporte d'une façon affirmative vis-à-vis de la société alors que l'art est subversif. Le design affirme, l'art interroge." (Territorio Libre, 26e Biennale de Sao Paulo, 2004).
La force politique de l'acte artistique réside précisement dans sa dimension esthétique, dans sa capacité à traduire la réalité en une synthèse lyrique.
Si l'art décide de se transformer en action sociale (comme nous l'avons plusieurs fois remarqué ces dernières années), il perd en effet sa spécificité anti-utilitariste. La puissance imaginative de l'artiste - en préfiguration du monde comme cela devrait se passer quand il traduit le chaos du réel en une image lisible - est d'autant plus forte qu'elle est déliée de tout but idéologique/pratique.
Dans une réalité dominée désormais par des intentions à caractère instrumental, où l'homme n'est pas la fin mais le moyen, l'art, qui, à l'inverse, emploie les énergies humaines comme des fins et non des moyens, réalise son potentiel humaniste.
"Je ne suis pas un libéral, je ne suis pas un conservateur, je ne suis pas un progressiste, je ne suis pas un moine, je ne suis pas un indifférentiste. Je voudrais être un artiste libre, rien d'autre (...) Le côté pharisien, obtus et arbitraire ne règne pas uniquement dans les maisons des marchands et en taule; je les reconnaîs dans la science, dans la littérature, parmi les jeunes... Pour la même raison je ne nourris de grande prédilection ni pour les gendarmes, ni pour les bouchers, ni pour les scientifiques, ni pour les écrivains, ni pour les jeunes. L'enseigne et l'étiquette je les tiens en compte de préjugés. Mon sancta santorum c'est le corps humain, la santé, l'intellect, le talent, l'inspiration, l'amour et la liberté la plus absolue, être libre de la violence et du mensonge, quelque soit l'aspect sous lequel ils se manifestent. Voilà le programme auquel je me conformerais, si j'étais un grand artiste." (lettre d'Anton Cecov à Aleksej Plescev, Moscou, le 4 octobre 1888). Texte traduit de l'italien.

 

* Critique d'art et curateur indépendant. Commissaire de "Momentum, the Nordic Festival for Contemporary Arts" (2004).

 

| Accueil | Sommaire n°26 |