Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 26
 
 
"PENSEZ-VOUS QUE LE CONCEPT DE POSTMODERNITE SOIT TOUJOURS EFFECTIF DANS L'ART D'AUJOURD'HUI EN GENERAL ET DANS VOTRE TRAVAIL EN PARTICULIER?"
 

En adressant cette question à une série d'artistes menant des pratiques représentatives de l'art d'aujourd'hui mais dont l'ancrage postmoderniste demeurait de l'ordre du possible tout en étant loin d'être évident, il s'agit de prolonger la réflexion entamée dans ce numéro de l'art même sur l'après-postmodernité.
Plutôt que décréter une fois de plus le début d'une nouvelle ère (au choix du hard ou du soft thinking, selon la position de tout un chacun), il convenait de prendre quelques avis qui ne sont pas les plus anodins. Il est généralement entendu que la rupture postmoderne s'accompagne d'une déflation de la recherche théorique menée par les créateurs eux-mêmes. Cette enquête se présente donc comme un clin d'oeil à ce phénomène tout en répondant à la nécessité de vérifier l'effectivité du penser postmoderniste auprès de ces interlocuteurs de premier plan souvent oubliés que sont les artistes.
Si certaines des réponses suivantes peuvent prendre le contre-pied de la double question qui était suffisamment ouverte pour le permettre, d'autres la traiter avec plus de sérieux, ou encore rire de la vanité des théories sur l'art, il est révélateur qu'aucune parmi celles reçues ne se positionne en faveur de la postmodernité. Pas de conclusion hâtive à en tirer : ceux qui ont répondu ne pourraient bien sûr en aucun cas constituer à eux seuls un panel et cette enquête ne saurait prétendre à une quelconque légitimité statistique. Si ce n'est que l'idée de l'après semble bel et bien rôder dans les esprits.
C.B/F.M.



 

Je crains que des concepts tels que la postmodernité ou le modernisme ne soient plus l'affaire des critiques et des historiens que celle des artistes. Je ne me suis jamais considéré comme un individu postmoderne. Et je ne pense pas que beaucoup de gens se sentent postmodernes en faisant leurs courses ou en tombant amoureux. On peut se sentir inquiet ou anxieux, ce qui revient peut-être à dire postmoderne. Mais la crainte et l'anxiété ne sont-elles pas, après tout, des émotions universelles que les gens ressentaient déjà au Moyen Âge?
Mais c'est peut-être justement de cela qu'il s'agit: en tant qu'artiste, on a toujours l'ambition ou la naïveté d'essayer de travailler sur l'essentiel, sur quelque chose qui puisse capturer le moment tout en le rendant, d'une certaine façon, universel ou éternel. Puis quelqu'un d'autre arrive et dit : "ça, c'est pop", "ça, c'est expressionniste" ou "ça, c'est postmoderne". Je n'attache pas beaucoup d'importance à cela : je me sentirais exactement pareil - confus et enthousiaste, que je sois pré-quelque chose ou post-quelque chose. Et n'oubliez pas, le "post-man always rings twice." [le facteur sonne toujours deux fois]
Maurizio Cattelan

"La postmodernité", si jamais cela signifiait quelque chose, n'aurait de sens (comme son nom l'indique, comme son nom l'admet, comme son nom insiste) que pendant très peu de temps; un âge, une époque ne peut pas être indéfiniment un parasite d'une autre époque - après un certain temps, il faut qu'il se définisse autrement que par le fait de suivre/renier/contredire une autre époque; il faut qu'il trouve sa propre voix, sa propre dénomination et qu'il se construise. Notre époque a parlé depuis un bon moment, bien que son discours soit facile à effacer, son discours est remplaçable et en même temps, auto-régénérateur et modificateur de forme. Comment appeler cette époque? "Électronique", bien sûr; "numérique", oui; ou peut-être juste "e" (pour électronique comme pour élémentaire/élastique/élaboré/extatique/élégant, mais probablement pas pour énervant/exaspérant/ ennuyeux).
Vito Acconci

Hier, j'étais en route vers un restaurant à Soho où j'avais prévu de prendre un verre avec un de mes meilleurs amis. Assis dans le métro, je réfléchissais au fait que j'étais malheureusement un être humain sans grandes convictions. Pour moi, les significations sont dénuées de fondement (bien sûr, je pense qu'Adolf était très méchant). Par conséquent, il m'est difficile d'avoir un avis fort sur un sujet. Non seulement parce que, dans mon passé littéraire, j'ai lu la Condition postmoderne de Jean-Francois Lyotard et d'autres livres, mais aussi parce que la perception de notre époque s'apparente à entrer un mot dans Google sur l'Internet. Après avoir réfléchi à tout cela, j'étais agacé parce que je me connais et que je sais que j'aime avoir des discussions animées avec les gens, au cours desquelles j'émets des points de vue très, très forts. Enfin, avant d'arriver à Prince Street Station, j'ai dû admettre qu'en général, je disais probablement la bonne (ou la mauvaise) chose au bon (ou au mauvais) moment, selon mon humeur. C'était peut-être une pensée un peu à la va-vite mais il fallait que je sorte du métro et je ne pouvais plus y réfléchir parce qu'il y avait trop de monde qui essayait de sortir du métro et normalement, cela me donne mal à la tête!
Olaf BREUNING
Traduits de l'anglais par Bénédicte Delay

La post-modernité a rejoint la post-antiquité, les fruits du modernisme tendent la main à la periode pré-nucléaire conduite par la soif effrénée de sciences exactes et de techniques. L'art même moi non plus.
François Curlet

S'il y a du postmodernisme chez mes contemporains artistes, je le situerais plutôt dans le recyclage, brut ou sophistiqué, du résidu postmoderne lui-même : "le monde des images", "le monde de l'art", "le musée" ou quelqu'autre auto-référent. Cela semble occuper encore beaucoup de monde et exclut paradoxalement la possibilité d'un art détaché de ses contingences. Dans un esprit ignorant ou cynique, produisant des pièces regrettables ou brillantes, cette frange de l'art d'aujourd'hui, ses rythmes, ses rituels, restent, pour moi, enracinés dans le postmodernisme. J'ai passé les deux dernières décennies en observateur de cette queue de comète : j'y trouvais l'ambiance inhospitalière. De nouvelles poches d'invention se dégagent récemment, et j'y constate chaque jour des connivences inspirantes pour mes propositions. Mon travail se fonde sur des dialogues aux sujets intemporels, qui prennent place ailleurs que dans l'univers cloisonné de l'art contemporain, et donc, d'après moi, ailleurs que dans le postmodernisme. Jamais période n'a été à la fois si ouverte et si obscurcie par les filtres et les commentaires qu'elle génère aussitôt incoerciblement. C'est en pensant aux noyaux passionnants de notre époque, mais dégagés de leurs filtres, que je cherche mes sources et trouve un moteur à ma production.
YVES CHAUDOUËT

Le postmodernisme, même expliqué aux enfants, nous a toujours paru assommant. Nous sommes tombés dedans tout petit, c'est sûr. Suspicion à l'égard de toute idéologie, de tout dogme; de toute étiquette aussi. Restait au fond une nostalgie de l'aventure intellectuelle collective des avant-gardes. Pour exemple, cette action réalisée à 17 ans: faire une grève de la faim pour rien. Une révolution technique nous a remis en piste. Internet, en offrant un espace où les positions n'étaient pas déterminées à priori, nous a donné l'occasion de réintroduire de l'utopie dans nos pratiques, des utopies douces, des révolutions au long cours, puis des luttes à mesure que le marché posait sa griffe sur la toile. C'est là peut-être que nous avons retrouvé le goût de dresser le poing en construisant notre propre "grand récit" à partir de la libre circulation des idées. Avec ce goût retrouvé, l'envie de rejoindre d'autres luttes comme celle pour la libre circulation des personnes. Et de là, mener parallèlement une activité artistique et une activité militante sans que l'une asservisse l'autre ou ne lui serve de prétexte; mais pour qu'elles se nourrissent l'une l'autre; que la possible complexité de la première permette de supporter le nécessaire manichéisme de la seconde et qu'à l'inverse, l'engagement dans le réel ôte toute velléité de s'en foutre*. Ne pas faire fi de la complexité du monde mais ne pas en être paralysé non plus.
OLIVE MARTIN et PATRICK BERNIER

 

* Une propension au dillettantisme donnant la disponibilité nécessaire au passage d'une activité à l'autre.

 

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