Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 27
 
 
TYPOLOGIE DE L'IMAGE
par Cécilia Bezzan

Oscar Wilde a dit qu'il y a deux manières de ne pas aimer l'art. La première est de ne pas l'aimer, la seconde de l'aimer rationnellement. Dès lors, traiter l'art par la typologie est acte de désamour. Ainsi soit-il. Cependant, il est quelques fois utile, pour ne pas dire nécessaire, d'ordonner les choses pour y voir clair. Et précisément, en ce qui concerne notre époque prolixe en images, le bordel visuel ambiant qui en résulte occasionne la perte de repères. D'autant plus que les "nouvelles technologies" incitent à la capture d'images; pensons, par exemple, à la facilité avec laquelle il est aujourd'hui possible de photographier, de filmer depuis son téléphone portable. Dès lors, notre statut iconophage, conséquent à l'omniprésence de l'image dans notre quotidien urbain et domestique, pose question.



  
Benoit Platéus, vue de l'exposition galerie Baronian-Francey, nov. 2004 - jan. 2005

Quelques éléments contextuels - Images de l'interdit et interdit de l'image

Images have an advanced religion they bury history
Alfredo Jaar
Lieux de débats contradictoires, les problématiques de l'image sont au cœur de plusieurs pratiques artistiques, dont celle d'Alfredo Jaar (1956, vit et travaille à New York). Le regard et la parole de l'artiste, liés aux conflits politiques, notamment aux massacres du Rwanda ("The Eyes of Gutete Emerita", 1996, dans le cadre de The Rwanda Project, 1994-1998), tentent de montrer les difficultés d'expression réelle de l'image dans nos sociétés et posent la question de sa validité dans le phénomène de décontextualisation systématique dont elle fait l'objet. L'enchaînement insensé des sujets dans leur contexte de parution (presse écrite ou télévisée) dénature l'essence du contenu. Saturation et banalisation du sens sont les dérives conséquentes de leur nombre toujours croissant: "les images ont une religion de pointe, elles enterrent (oublient) l'histoire".
La question de l'iconoclasme par le biais de l'image sacrilège, qui ne peut (doit) exister, a été envisagée par plusieurs auteurs, dont les études révèlent différentes conceptions religieuses de l'image (chrétienne-byzantine, juive et islamique) et aboutissent de facto à des conclusions divergentes: Alain Besançon, L'image interdite. Une histoire intellectuelle de l'iconoclasme (Fayard, 1994) et Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l'imaginaire contemporain (Le Seuil, 1996).
En février et en mars 2005, des voix se sont élevées en Italie et en France à la parution de l'affiche de la campagne publicitaire de la marque de prêt-à-porter Marithé et François Girbaud représentant la Cène, d'après la peinture de Leonardo da Vinci. Des mannequins femmes remplaçaient Jésus et ses apôtres, tandis que Marie Madeleine était campée par un modèle masculin torse nu, vu de dos. Suite aux protestations cléricales, la justice des deux pays a interdit l'affichage du billboard. Qu'en fut-il, quelques années auparavant, de la publicité pour le journal De Morgen montrant le Christ en croix lisant le quotidien? L'image a été sélectionnée par Harald Szeemann et est exposée au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles dans La Belgique visionnaire - C'est arrivé près de chez nous.

Ce que l'on entend par "image"
Bien qu'il ne soit pas question de se livrer à une énième définition de l'art, on admettra que le propre de l'art est aussi de fabriquer de l'image. Soit un matériau symbolique qui élabore depuis une réalité - éprouvée ou non -, et auquel l'artiste insuffle parfois son imaginaire. Outil de falsification du réel, une image informe en partie sur son contexte - elle en est tout au plus la valeur indicielle. L'image s'occasionne dans la tension de sa relation spécifique au regardeur. Dès lors, lui prêtera-t-on un caractère symbolique, voire iconique, quitte à ce que celui-ci produise de la dangerosité dans sa capacité, sa potentialité à unir, à relier les foules. On dira de ce caractère qu'il "religionne", selon l'étymologie des termes latins relegere, qui rassemble et religare, qui relie. La typologie proposée prend le parti de se limiter à l'image bidimensionnelle et exclut l'image en mouvement, l'objet et son dispositif. D'un point de vue axiomatique, envisager la question depuis le médium comme critère discriminant, c'est-à-dire parler de l'image "peinte", de l'image "photographique", etc., s'est révélé être peu opportun. Dès lors, l'interrogation des préoccupations plastiques émergentes a permis d'établir une classification selon plusieurs ensembles types, relatifs à plusieurs champs de savoirs (sémiologie, signalétique, psychanalyse, sacré, etc.), où ont pris source les termes qui les caractérisent (image détour, logo, miroir, émotion, etc.)1.

Typologie, donc.
L'image "détour" ou les dialogues de l'image.

Nombre de démarches artistiques travaillent l'image selon les procédés du montage et du démontage et emploient les techniques du copier/coller, de la déformation, du flou, de l'agrandissement de la trame, etc. pour produire les effets escomptés. Le matériau visuel est l'objet de manipulations qui le distinguent du "document normatif" livré par la réalité, de sorte que la dimension narrative en est presque toujours une résultante. Le besoin interprétatif prend le pas sur l'image, qui révèle un caractère intrinsèquement relationnel. L'image est le lieu de la parole. Précisément, l'image chez Patrick Everaert (1962, vit et travaille à Mont-sur-Marchienne) "acte" dans la polysémie. Déjà, les pistes de la dite "pureté" du médium photographique sont brouillées: composée par ordinateur mais révélée sur papier photo, l'image met à l'épreuve le médium. Ensuite, la dénomination collective et indifférenciée, 'sans titre', qui accompagne chaque tirage photographique est déjà incitation à la parole pour se substituer à l'absence d'intitulé. Le regard s'active devant cette "Trahison des images" orchestrée sous le filtre d'une inquiétante étrangeté, fil conducteur de l'exposition du même nom organisée par Laurent Jacob lors de la 49e Biennale de Venise a latere (2001). Sans pour autant enfermer le travail dans le carcan des "choses connues depuis longtemps et de tout temps familières", une autre référence au roman de James Joyce, Stephen Le Héros, cette fois livrée par l'artiste, éclaire sur la jubilation à introduire du doute dans la découverte des composantes de l'image: "Partant d'un postulat de Saint Thomas d'Aquin, Stephen développe les phases successives de perception, qui aboutissent à l'épiphanie d'un objet ou d'une image. Premièrement, l'integritas où l'image esthétique s'appréhende comme un seul tout, dans son intégralité. Ensuite, la consonantia où l'image se révèle complexe, multiple, somme de différentes parties. Enfin, la claritas où l'image se donne pour ce qu'elle est et se révèle dans son identité propre. (…) Mon travail consiste en grande partie à introduire de la durée entre ces phases d'appréhension de l'image. Je tente de différer le moment où l'image va se révéler, se donner, se définir"2. Si ces références apportent de la matière au tissu de la lecture, le regard qui en serait dépourvu est tout de même invité aux voyages utopiques et uchroniques proposés par les énigmes. Les propositions de Benoit Platéus (1972, vit et travaille à Bruxelles) offrent un regard particulier sur le mouvement de (dé)construction visuelle, où le dialogue s'établit en vertu de la potentialité des rapports d'analogie contenus dans les images. Place est faite au processus de révélation de l'image, lorsque l'artiste agrandit la photocopie d'une image trouvée dans un journal et en fait disparaître certains points ou intervient à la foreuse à même une cimaise, un mur d'exposition. Face aux œuvres, on se sait plus si l'image apparaît ou disparaît. Elle se (dé)forme, possède quelque chose de fluide comme une tache de mercure qui hésite à glisser ("L'apparition détaillée", 1998, vinyl miroir autocollant), un liquide qui ne coule pas mais se détache et s'épanche par amas. Le regard cherche à reconstruire les repères. Aussi n'est-il pas étonnant de constater que l'artiste met à l'œuvre l'optotype, grille optique de référence, pour jauger la justesse visuelle. Cependant, peu importe que le regard soit ajusté ou non lorsque dans d'autres photographies c'est le reflet, l'écart de vision qui est capturé à un instant précis. Les photographies non retouchées correspondent aux instants d'intimité volée entre un rayon lumineux et quelques arbres ("sans titre", 2001): des rencontres fortuites qui participent du voyeurisme poétique. Plus récemment, lorsque la photographie contrecollée se soulève depuis le support, elle simule le méandre cérébral et renvoie au cratère ou à la gangue, qui enserrerait quelque matière précieuse (mines de plomb sur papier, 2004).

 

Sylvie Macias Diaz, "Femme d'intérieur", 2003, collage Courtesy nadja Vilenne galerie, Liège

L'image "logo" ou ce que la pub et le graphisme ont fait à l'image.
Ici, l'héritage du popular art est indéniable. Londres, 1952, les membres de l'Independent Group et parmi eux, le critique Lawrence Alloway (1926-1990) mènent des discussions informelles sur le potentiel créatif contenu dans la technologie, les communications et la culture populaire, dont le fameux collage de 1956 de Richard Hamilton, "Just what is it that makes today's homes so different, so appealing?", devient l'expression consacrée. Tandis que l'alternative proposée à l'expressionnisme abstrait made in US avec Jasper Johns et Robert Rauschenberg (qui travailla aux côtés de John Cage au Black Moutain College, héritier de la conception globale de l'œuvre véhiculée par plusieurs artistes européens émigrés aux US après la fermeture du Bauhaus, en 1933) est le terreau très fertile des échanges entre d'une part, le matériel à portée de main fourni par le quotidien du loisir et de la consommation, et d'autre part le reflet partisan ou critique, qui aboutiront à l'intermède warholien. Le formalisme légué par le Pop se définit par l'image archétypale, qui aujourd'hui continue d'être l'objet de recherches et d'agréments graphiques. Ses applications populaires dans les clips vidéo ou les spots publicitaires visibles sur les chaînes spécialisées de musique et de mode font écho ou sont la chambre d'écho des recherches plastiques. Cette perméabilité, phénomène de transfert d'informations visuelles d'un champ d'application à l'autre, n'est pas nouvelle mais s'intensifie. L'exemple d'assimilation pop et de son métissage avec la mode, qui de surcroît se combine à l'attrait de l'imagerie "kawaii" japonaise est l'œuvre très graphique de Takashi Murakami (Tokyo, 1962 / "Superflat jellyfish eyes", 2003), invité par Marc Jacobs à réinterpréter le logo de la Toile Monogram du célèbre maroquinier Louis Vuitton, dès 2002. L'assimilation des modes visuels et graphiques: mise à l'honneur des compositions de grands aplats, linéarité, traits filigranes, stylisation formelle, figures stéréotypées, etc. se retrouvent dans beaucoup de pratiques contemporaines3. Les collages de Sylvie Macias Diaz (1968, vit et travaille à Verviers) présentés au Muhka (Anvers, 2004) et à la galerie nadja Vilenne (Liège) participent de l'attrait vintage, décalques de femmes d'intérieurs intégrés sur une page de magazine de décoration des années 50. Derrière l'apparence ingénue qui se donne un air de rien, ne serait-il pas également question d'une architecture des langages formels, comme dans l'assemblage des cageots à claire-voie de ses installations? Quelque chose de rigoureux et de faussement fragile, où la détermination de la ligne préside à la charpente du décorum de la vie, amène à réfléchir sur la codification de l'image, qui outre son aspect décomplexé, questionne les normes et les valeurs socioculturelles ambiantes. Dans un autre registre, la peinture de Walter Swennen (1946, vit et travaille à Anvers) présente aussi les signes apparents de stylisation, à mi-chemin entre le tatouage et la décalcomanie. Les images possèdent quelque chose de puissamment signalétique. Elles sont terrifiantes de justesse alors que leur peinture semble se moquer du façonnage avec un côté bad painting, où les giclures aspergent le 'support'. Difficile de parler de tableaux, de toiles ou de jantes de voiture: il n'y a pas un support qui résume la peinture chez Swennen. La peinture mène la danse, pourvu qu'il y ait rencontre, adéquation. Les images communiquent, c'est-à-dire qu'elles ont la grande qualité de cerner le contenu et de le livrer ipso facto. Les images se donnent dans l'immédiateté, tandis que la peinture demande du temps.

 

Charley Case, "Arbre de Vie" (vue d'installation à la Verrière Hermès, Bruxelles), 2004. Fresque murale 500 x 1200 cm. Courtesy galerie Aeroplastics, Bruxelles. photo: Fabien de Cugnac

L'image "miroir" ou le portrait.
Bien que dans la relation subjective, la surface réfléchissante du miroir renvoie de manière directe à l'autoportrait, elle sera ici évoquée au sens large du portrait. Le portrait photographique établit un rapport de confrontation, qui oppose le regardeur au sujet regardé et dans lequel s'effectue une translation: je me regarde à travers l'autre. Je suis ici et là, en projection. Aussi serait-il utile pour densifier la réflexion d'aller voir du côté de Lacan et des problématiques relatives au sujet, notamment développées dans La formation du concept de sujet4, dont le célèbre Stade du miroir dans le processus de construction de l'identité. Rineke Dijkstra (1959, vit et travaille à Amsterdam)5 met à l'honneur la tranche de l'âge dit ingrat dans des portraits à la plage, réalisés sur plusieurs années de 1992 à 1996 aux Etats-Unis, en Pologne, en Ukraine et aux Pays-Bas. Adolescence mise à nu, dénuée d'attributs et d'artifices, sans doute parce que la personne est déjà le lieu étriqué où transpirent et se démêlent questions et problèmes. Le détachement des sujets du fond et la lumière ambiante accrochée par un coup de flash accentuent la maladresse des corps. Les poses qui expriment le sentiment "d'être planté là au milieu de nulle part", ajoutent à l'aspect esseulé et solitaire, synonyme d'une incompréhension, qui provoque la sollicitude, l'empathie. La frontalité des modèles accentue encore la vulnérabilité qui se dégage de leur personne. Dijkstra a également suivi quelques jeunes gens sur plusieurs années en les photographiant à intervalles, par exemple la série consacrée à Olivier Silva, légionnaire, débutée en 2000. La simplicité de présentation fait-elle que les composantes affectives impactent plus directement et en appellent au sentiment d'introspection? Il est plus d'une fois dérangeant de se sentir scruté par le sujet photographié. L'intensité dégagée par le face-à-face au modèle comme la franchise de leurs regards opèrent le renversement des rôles: on bascule dans le regard de l'autre. S'agit-il de prendre en compte ce que le sujet laisse (entre)voir de vrai, même si ce vrai n'est pas là où on le croit? L'échafaudage de scénarii préside dès lors à la relation regard - image.

L'image "émotion".
Alors qu'ils n'ont jamais cessé d'être associés (même dans la radicalité d'un certain reniement conceptuel), il est à nouveau permis aujourd'hui de prononcer dans une même phrase les mots "art" et "sentiment", sans que cela soit jugé inconvenant6. Cette catégorie reprend donc le prisme varié des émotions (joie, tristesse, honte, désir, dégoût, etc.) jusqu'à la provocation de l'image, qui agresse le regard, le moleste, quitte à interrompre le dialogue. Sexualité, pornographie, violence, morbidité aux univers conjoints de Sade et de Bataille font le lit des psychanalystes. La peinture de Jenny Saville (1970, vit et travaille à Londres et à Palerme) est époustouflante et impitoyable. Elle s'étale en couches épaisses, comme les corps obèses s'étalent sur la toile gigantesque dans une palette qui oscille du rose chair au violacé de la chair meurtrie ("Knead", 1995), en passant par la pâleur moribonde de laquelle émaneraient presque les relents de décomposition ("Fulcrum", 1999, 261 x 488 cm). Face aux œuvres, quelle que soit la nature de l'émotion ressentie (dégoût, admiration, peur, stupéfaction, etc.), le cœur se soulève, son rythme s'accélère, on perçoit la vigueur de la peinture et la douleur de certaines scènes. La série des c-print, "Closed contact" (1995-1996) réalisée avec Glen Luchford (photographe de mode et réalisateur), montre plusieurs poses de l'écrasement d'un corps féminin nu sur une vitre se pinçant les bourrelets graisseux, dessinant de la sorte un paysage bosselé et sinueux. La figure obsessionnelle définit plusieurs œuvres de Charley Case (1969, vit et travaille à Bruxelles), parmi lesquelles les autoportraits (encres sur baryté, 2004). De petits personnages hybrides, homme-animal-végétal, dont les corps se tordent et se délient, comme possédés, ombres de papier qui se plient et se soulèvent, entraînées par le flux d'un torrent imaginaire, flottent sur les zones des yeux, de l'arête nasale et des lèvres. Cette pluie de démons anime la surface floue d'un visage au demeurant anonyme. "L'Arbre de vie" (projet pour la Verrière Hermès, Bruxelles 2004), dont le feuillage constitué par des centaines d'êtres rampants qui grouillent et s'enfantent les uns les autres, dessine un crâne, métaphore de vanité. Certains, déchus, tombent dans le vide oculaire.

L'image "absente".
Si l'histoire nous a fourni l'exemple de l'art conceptuel en tant qu'art sans image, elle a aussi démontré que la boucle s'est bouclée sur elle-même: le courant artistique recélait en lui sa semence mortifère dès son apparition. Derrière l'argument anecdotique charrié, l'absence comme nullité, le "rien à voir", pointe parfois un malaise. La délimitation d'une surface à même le sol à laquelle recourt quelques fois Joëlle Tuerlinckx (1958, vit et travaille à Bruxelles) pour signifier la mise à distance du point de vue de l'artiste avec une situation d'exposition (Densité +/- O, ENSBA, Paris, 2003), en est un exemple. Ce rectangle dans lequel le visiteur de l'exposition est invité à prendre place par une marque au sol, est le lieu du regard, du dialogue qui se serait amorcé avec l'environnement, si l'œuvre avait effectivement été présente. Un autre exemple serait la récente rétrospective de Rirkrit Tiravanija (1961, vit et travaille à Berlin, New York, Chang Mai) au Couvent des Cordeliers (Paris) où s'agissant d'une exposition sans œuvre, il était avant tout question d'une exposition sans image. Si on retient de l'artiste sa réputation à mettre en œuvre (en situation) l'aliment cuisiné, comme outil sociabilisant, Tiravanija fut en un temps et en un lieu donné cet "artiste sans œuvre", dont d'autres attitudes analogues sont racontées par Jean Yves Jouannais dans l'ouvrage Artistes sans œuvres (Hazan, 1995). S'il n'était pas tout à fait question d'absence totale d'œuvre - en l'occurrence, les seules œuvres étant les images mentales élaborées par le visiteur de l'exposition à l'écoute des commentaires des guides-acteurs-, l'exposition opposait au travail la résolution paradoxale de non visibilité de l'œuvre. Le "rien à voir" est également à chercher dans l'excès d'images7, lorsqu'il y en a tellement qu'il devient peu aisé de les discerner. Permanent Food, le magazine édité par Paola Manfrin et Maurizio Cattelan, est un exemple particulier d'objets de seconde main, comme le dernier né, Permanent Foam8, qui, appliqué au web, fonctionne de manière semblable. Le principe d'élaboration repose sur la collecte d'images, de liens, déjà existants récupérés tous azimuts. Mais que penser devant la débauche d'images si l'on confronte le magazine must à la position générique d'Alfredo Jaar? La nature de l'ouvrage serait-elle à rapprocher de l'idée développée par l'Independent Group, selon laquelle "il est concevable qu'en 1958 il y ait une plus grande force d'imagination dans un magazine de science-fiction provenant des faubourgs de Los Angeles que dans l'une de nos petites revues (londoniennes) quelconques" (interview de Eduardo Paolozzi par JG Ballard)? Et que répondre à la question duchampienne "y a-t-il une image qui ne soit pas d'art?". D'un côté, Permanent Food ne se donne-t-il pas avec générosité, diffusant une masse d'images, sources de couleurs et de formes, d'attitudes, d'ambiances? Si aujourd'hui sa nature agit tel un cocktail vitaminé, demain, cette compilation n'invitera-t-elle pas rétrospectivement à l'analyse du regard sociologique sur le condensé du tout à l'image? D'un autre côté, l'appel à la responsabilité éthique lancé par plusieurs démarches artistiques et plusieurs intellectuels incite à une gestion plus civique d'un corpus imagé en mal de contexte car l'image est un matériau de langage presque universel. Les deux axes soulevés ici relèveraient-ils d'une proposition indécidable, à l'instar de celle pointée par le logicien Gödel dans son théorème d'incomplétude? A savoir qu'au sein d'une théorie, on qualifie d'indécidable une relation dont on ne peut dire, au moyen des axiomes de la théorie, si elle est vraie ou fausse. L'image, matériau commun d'élaboration dans les deux cas, s'organise selon deux logiques d'action différentes, cœxiste en deux mondes distincts et cohérents.

 

1. La définition des relations entre les préoccupations plastiques et les champs de savoirs, d'une part, et d'autre part, un échantillon plus important des démarches artistiques, appellent à des développements ultérieurs.

2. Interview par Eline Ducarme, in Magasin, n°2, 2002, p. 3. Trimestriel de la Direction générale des Affaires culturelles du Hainaut.

3. Il s'agit bien de "manières" de représenter car les procédés techniques varient: surface autocollante, techniques graphiques, dessin au trait, sérigraphie, infographie, etc. On retrouve cette veine dans beaucoup de pratiques de jeunes artistes comme Virgine Barré (1970, vit et travaille à Paris) ainsi que le trait de Paul Chan (1973, vit et travaille à New-York) ou de Kota Ezawa (1969, vit et travaille à San Francisco), mis à l'honneur dans le premier volet de l'exposition Dessins sans papier, I still believe in miracles, ARC, Couvent des Cordeliers, Paris, avril - mai, 2005.

4. Bertrand Ogilvie, PUF, 1987.

5. L'exposition du Jeu de Paume à Paris continue de tourner au Fotomuseum Wintherthur jusqu'au 22 mai, à La caixa de Barcelone (4 juin - 21 août), et au Stedelijk Museum Amsterdam (4 novembre-6 février 06)

6. L'exposition, Emotions pictures, illustre pour le mieux le propos, au Muhka jusqu'au 29 mai 2005. Curateur: Dieter Roelstraete.

7. Pour questionner le propos, voir l'ouvrage de Marie José Mondzain, Le commerce des regards, Seuil, Paris, 2003.

8. http://adaweb.walkerart.org/context/pf/foam/

 

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