Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 27
 
 
L'IMAGE D'ART CONTEMPORAINE: IMPOSIBLE DEFINITION ET STRATEGIES DE RECOMPOSITION
par Paul Ardenne*

Iconique ou déceptive, descriptive ou purement esthétique, documentaire jusqu'à l'engagement ou simulatrice de façon déclarative, ouvertement spectaculaire ou à dessein ennuyeuse, critique ou indifférente à toute inflexion critique, spontanéiste ou au contraire réflexive et mettant en scène un processus d'abîme (liste non exhaustive)…: l'image d'art, en ce début de 21e siècle, adopte des tours multiples et protéiformes. Cette richesse esthétique, pour autant, est son talon d'Achille, et n'a d'égale que l'indécision de son statut. Jusqu'à ce constat, que l'on tente de préciser en ces lignes: l'absence même, la concernant, d'un "être" tangible ou crédible.


Occupe-t-elle une part infime dans la fabrique contemporaine de l'image par rapport au cinéma, à la TV ou à la photo-vidéo domestique, l'image d'art n'en est pas moins "vécue" comme artefact de haute valeur symbolique ajoutée.
Pour le sens commun, ainsi, cette position quantitative de second plan n'est pas perçue comme pénalisante: en termes qualitatifs, veut-on croire, l'image d'art joue un rôle de contrepoids. Si les images en général s'avèrent, en ce monde, pléthoriques, du moins celles émanant du champ de l'art seront-elles créditées d'une valeur compensatrice. À l'orgie de l'offre coutumière, l'image d'art répondrait par sa rareté aristocratique.
À la démocratisation tous azimuts et pour tous publics du "visuel", elle répliquerait en usant de ses capacités poétiques, de son potentiel d'élévation, de son transcendantalisme implicite.
Si l'on en doute, le marché servira de confirmation à cette donne différentialiste et 'upgrade'. Les images d'art, jusqu'à nouvel ordre, s'y vendent plus cher que les autres.
Bien qu'il ait toujours cours dans nos têtes, ce schéma se doit pourtant d'être invalidé, puis inversé. Non que l'image d'art disparaisse (c'est tout le contraire: elle se multiplie aujourd'hui tant et plus), elle vient alimenter dorénavant comme n'importe quelle autre image le grand réservoir de l'imagerie contemporaine. Son actuelle décote, non forcément perceptible de prime abord, se mesure autant dans la multiplication exponentielle de sa production que dans l'apathie paradoxalement dynamique de notre consommation - une consommation revolver foncièrement gustative, toujours en quête de saveurs renouvelées, sans cesse réenclenchée parce qu'amnésique par choix.

Inventivité et doute
Consommation gustative des images? Sans nul doute. L'âge contemporain est celui de l'impatience, du ré-enracinement compulsif permanent. L'image comble ici un déficit, celui de la satisfaction esthétique plénière. En cette partie où la frustration n'aspire qu'à être vaincue, l'image d'art, et elle plus particulièrement, n'est pas sans tenir un rôle notoire, dans la mesure où elle échappe par tradition ou vocation à l'utilitarisme, au béotien et au quelconque. Quelle que soit sa valeur réelle ou supposée, l'image d'art semble du moins pouvoir faire "mieux" qu'alimenter le journal télévisé, le documentaire sous ses formes courantes ou la presse magazine. Ce "mieux", ce sera le supplément d'âme qu'elle apporte censément à tout ce qu'elle touche, supplément d'âme dont elle entend être un vecteur privilégié du fait de sa capacité prétendue à déborder le signe courant et, ce faisant, à le créditer d'une valeur outrepassant l'économie normalisée propre à l'image en général. La continuité de l'art naît en large part de cette conviction: l'artiste, encore et toujours, saurait ajouter - transcender, rejouer, dévier, rendre suspect, etc. Une conviction, autant le reconnaître, relevant à présent de l'illusion.
En termes d'économie de l'image d'art, le 20e siècle peut être interprété de deux façons, non forcément contradictoires. D'une part, on y relève une invention permanente, tous médiums confondus, critère d'invention rendant éclatant le pouvoir même de l'art, sa science inspirée des métamorphoses. Le collage (cubisme), le démontage (futurisme), le photomontage (dadaïsme), l'apologie du flou (Richter), la citation de la limite (monochrome), la copie (pop art, art conceptuel, simulationnisme, "remakisme" des années 1990), la composition recourant à l'enregistrement (Michael Snow) comme à l'image virtuelle (morphing, art technologique), les images-temps (esthétiques du ralentissement ou de l'accélération: Bill Viola, Thierry Kuntzel, Douglas Gordon…)… sont ici autant d'entrées signalant un formidable potentiel de réévaluation plastique. Outre cet activisme forçant le respect, on y relèvera d'autre part le doute manifesté à l'encontre de la valeur de l'image d'art. Argument? La vertigineuse déconstruction moderne puis postmoderne de l'image d'art n'est pas seulement l'effet de l'inventivité ou d'un désir de mettre à mort toute forme de représentation sitôt celle-ci portée au jour. Elle se nourrit aussi - surtout - de la pérennisation d'une crise, crise de foi en l'image d'art nourrie de la question de l'évaluation de ses réels pouvoirs plastiques, esthétiques et symboliques. En l'occurrence, l'euphorique régime de croyance propre à l'exaltation artistique moderne aura viré bientôt à son contraire, un lancinant régime d'incroyance.
Ces deux inflexions, qui se complètent, sont d'essence dialectique, une dialectique effective quoique négative: l'invention se dilue dans la dissémination tandis que la croyance, trop emballée, finit par engendrer le doute. Appréhendée en termes moraux, l'économie esthétique qui en résulte - celle, pour simplifier, de notre temps - s'avère négative elle aussi: elle voit le "sens" de l'image d'art négligé, relégué par rapport à l'effet, au spectacle et à l'attraction, "sens" se retrouvant mis en quarantaine et devenu d'un intérêt second au regard de ce registre esthétique à présent triomphant, celui de la séduction cosmétique. Que l'image d'art, à l'instar de tous les autres types d'images, soit un simulacre, on le sait depuis toujours. De cela, l'on s'est d'ailleurs accommodé de manière immémoriale sans jamais cesser de croire au "pouvoir des images" (Freedberg) ni sans cesser de créditer celles-ci d'une authentique profondeur. Que ce simulacre soit en revanche perçu comme impotent, actif certes mais à rebours du "sens", inapte en somme à déclencher autre chose que le plaisir né du contact avec l'artifice - plaisir de bricoler la forme pour l'artiste et plaisir de la recevoir pour le spectateur - et ce, sans que rien en termes de sens ne s'enracine solidement ou ne se décline de concert, voilà qui change la donne, culturellement parlant. Si l'image d'art demeure bien en bout de course une image d'art, son contenu n'en cesse pas moins d'avoir pour vocation de façonner puis d'emporter la conviction. Il en viendrait même, tout au contraire, à postuler la radiation du sens même: la forme changeante, en termes symboliques, c'est l'effritement continu de la pensée formée. Rapportée à ce qu'il en a été de l'histoire du 20e siècle en termes d'imagerie artistique, cette équation se laisse dès lors bien lire: inventivité et renouvellement de la forme artistique = intensification du doute. Avec cette conséquence qualitative: faute de pouvoir croire encore (du moins: faute de pouvoir croire sans s'aveugler, ou à toutes fins partisanes, confiné au registre de la doxa), reste tout au plus à regarder - ce qui d'ailleurs n'est pas désagréable et offrirait même cruellement matière à persévérer dans notre amour de l'art: constante mutation des formes, dérive permanente, attentats plastiques pérennisés, etc., le tout placé sous le triple emblème du mutant, de la combinatoire et de la déperdition infinie du signe. Parce que les énoncés plastiques sont éphémères autant que changeants et versatiles, on s'ennuie moins que jamais.

L'image d'art dans le corps canal contemporain
L'art, plus qu'autre part, est aujourd'hui du côté du spectateur. Il suffit à ce dernier d'ouvrir les yeux: l'image d'art est partout, envahissante et protéiforme, au service empressé de ses yeux. Une image non pas une mais plurielle. Non pas pompéienne mais labile. Sachant qu'il y a concurrence à l'intérieur de sa propre sphère de production. À l'image d'art alors de racoler de son mieux (quitte à se lier à la critique, à l'institution, aux marchands) pour faire valoir ses charmes plus efficacement.
L'accomplissement démocratique de l'art ne se vérifie pas seulement dans l'élargissement cumulé, si caractéristique de la modernité, du tandem création-consommation. Il s'atteste aussi dans la possibilité offerte à l'amateur d'art, possibilité offerte comme jamais encore, de négocier selon son besoin et son envie - qu'on devine changeants plus que stables - une foultitude d'entrées plastiques et d'offres visuelles. Ère de l'image d'art abondante s'il en est. Ère aussi de l'image d'art sommée, par un spectateur glouton aux goûts superficiels et volatils, de se rendre disponible, tandis que l'univers de la création adopte l'espèce fatale d'un hypermarché où le chaland peut tant et plus acquérir de la "forme", toutes les formes possibles de la "forme". Ère enfin de la "désignification", de la signification indifférente ou peu s'en faut sur fond de retour en force du jugement de goût, cette dernière instance du choix, ici des plus légitime. L'offre abondante, en termes de marché, est toujours le signe d'une relativité foncière de la demande, et inversement. Sinon, l'indicateur du monolithisme.
Ce que signe la période présente, on l'a compris, c'est la fin de l'image d'art superlative.
À force d'être plurielle, l'image d'art perd tout statut définissable ou prédictible. Apte à revendiquer tous les statuts ou à peu près, elle n'en possède aucun de manière générique: la somme, triomphante, écrase ici les particularismes.
La notion d'excellence, du coup, est rendue obsolète. Plus up to date, sans conteste, est celle de cette "disponibilité" évoquée à l'instant, qui présuppose adaptation de l'offre à la demande et insertion calculée de l'image d'art dans le circuit du désir social. Pour désigner l'Occidental dans ses comportements de consommateur culturel et, de facto, de consommateur d'images, le philosophe allemand Peter Sloterjick utilise la métaphore du canal: moi, Occidental, suggère-t-il, je suis un canal, une structure transit, un boyau. Il faut, là-dedans, que ça passe, que ça circule... A-t-il à qualifier plus précisément l'individu occidental, Sloterjick le compare même au "monochrome". Sloterjick dit: à l'intérieur, il n'y a rien, c'est de la surface et du vide, du volume mais creux, de l'air, on peut y faire loger ce qu'on veut. L'individu occidental? Le tonneau des Danaïdes, un être qui perd autant de matière qu'il en ingère. Principe d'équivalence parfait: monochrome = vide = Occidental. En nous, tout passe, tout transite, rien ne s'enracine. Le déclin de l'"aura" de l'image, par la bande, trouverait ici aussi son explication dans cette absence d'accroche, dans cette dimension flasque de la conscience perceptive de l'Occidental. Une conscience incapable de sédimenter quoique ce soit, vouée à un perpétuel détachement plutôt qu'à cet attachement qui signe, lui, disposition amoureuse, fidélité et foi.

 

Que faire, artiste, à l'ère de l'image d'art massivement disponible?
Une idée couramment répandue, aujourd'hui, est celle de l'asphyxie du regard par les images pour cause d'engorgement médiatique. Avec cette conséquence: l'impossibilité d'une vision pure, dégagée de la vision héritée de l'écran universel, TV ou cinéma. Là, prendrait naissance, outre dans sa multiplication, l'épuisement de l'aura de l'image: trop d'images, déjà, plus trop d'images sans contenu ou adaptées à l'esthétique du screen, images de remplissage, de surface, à consommer sur le mode du zapping mental. Cette question, du coup, se voyant posée: comment retrouver les voies d'une Vision Pure (comme Kant, peut-être, cherchait à retrouver la Raison Pure sous le chaos du corps passionnel), comment refonder celle-ci sachant que nous autres, Occidentaux, sommes à la fin devenus d'insouciantes éponges à images?
Le principal défi de l'artiste d'aujourd'hui, en toute logique, sera celui-ci: remettre de la consistance, densifier, faire en sorte que les images qu'il crée aient en elles quelque chose, une charge sédimentaire, une capacité à retenir la vision. Ou encore, à défaut de densifier, se montrer capable de susciter chez le spectateur un sentiment d'intrigue - complot, mystère: l'image? Mais tu ne sais pas encore ce qu'elle est. "Retenir" la vision peut s'obtenir en usant de différentes stratégies, d'ailleurs non toujours les plus attendues a priori. Une stratégie frappante de la période récente, et ayant cours aujourd'hui encore, en passera ainsi par le recours au "brouillage" ou encore au "cryptage" de l'image d'art. Certains artistes vont faire dans le flou, sur un mode qui a été celui de Gerhard Richter à partir des années 1960, en proposant des images au contenu incertain. Ainsi, aujourd'hui, de la peinture d'un Luc Tuymans, d'un Philippe Cognée ou d'un Philippe Hurteau, de la photographie d'un Jörg Sasse ou d'un Antoine d'Agata, parmi tant d'autres. Les images que produisent ces artistes retirent au spectateur la possibilité d'une identification immédiate, elles feraient même peser sur l'image mimétique une sorte d'excommunication, en condamnant la possibilité de rapports ordinaires, rapports d'échange notamment, entre l'image et le visible. L'image, qui en réfère explicitement au réel, voit ici ce réel rendu étranger, fuyant, esthétisé jusqu'à un point de non-retour, jusqu'au point de non-retour de la divergence, de la dissemblance, de l'apparence déviée.
Qu'on l'appelle "brouillage" ou "cryptage", cette procédure suscite d'office pour le spectateur cette interrogation légitime: pourquoi réaliser, à partir d'une représentation qu'on va dire "concordante" au réel, des images qui jettent le trouble - entendons bien: qui jettent le trouble sur l'image et en amont, sans nul doute, sur le réel lui-même? Ouvertement, l'artiste se repose ici sur la productivité paradoxale du spectral, qui est à la fois le diffus (il reste de la substance, mais peu), le fantomatique (quelque chose revient, qui s'en était allé), l'infra-signe enfin donné pour le signe. Pas du "flou" exactement mais autre chose, tout compte fait, une image incertaine, mal déchiffrable, à la limite du scintillement et de l'extinction, et qui semble dire: je suis l'image mais je ne la suis pas exactement. - Autant dire le travail plastique d'artistes n'entendant plus proposer d'images de manière frontale, désireux de faire état d'une résistance à l'aveuglement par l'image, et redonnant à l'image d'art, sinon un indéniable "statut", du moins une efficacité symbolique.

Comment échapper à la "presque image"?
"Brouillage" et "cryptage" - une "stratégie du spectre", en quelque sorte - relèvent en fait d'une culture ambiguë, celle de la "presque image".
En vertu de ce positionnement culturel, il est bien entendu que l'image ne donne pas tout, qu'elle ne se livre pas en bloc, qu'elle laisse au spectateur une part de responsabilité, responsabilité de continuer l'analyse, de définir ce qu'il voit, de lui conférer du sens. Où l'on ne siège à l'évidence ni dans l'iconoclasme, qui brise l'image, ni dans l'iconodoulie, qui la révère. En plus de ne pas être iconophage bêtement. En termes de rapport à l'image, l'artiste "brouilleur" ou "crypteur" se positionne à la fois dedans et dehors, d'un même tenant pour et contre, ami et ennemi. L'image telle qu'il la produite glisse du statut mercurien d'émissaire de la forme vers celui, nous rapprochant de ce monde qui, disait Baudelaire, va finir mais en réalité n'en finit pas de finir, de la postforme. Et tout autant, sans doute, de la préforme. De là, par voie de conséquence, une obligation, pour qui regarde ce genre d'images obligeant à douter d'elles-mêmes et convoquant les fantômes décidément increvables de la mimésis, de l'incarnation, de la beauté et de l'expressivité - la vibrante, éreintante mais salvatrice obligation de penser.
On a beaucoup argué, ces dernières décennies, d'un épuisement de l'image, de ses pouvoirs, de cette valeur iconique codifiée comme "aura" par Walter Benjamin, recourant non sans raison au vocabulaire du sacré. Sans doute la multiplication des images et l'usure concomitante du regard que nous portons sur celles-ci accréditent-elles en large part cette évolution prenant rang d'exténuation. Bien des images d'art contemporaines, pour autant, entendent bien voir réactivée une valeur de l'image, qu'elles émanent de la peinture, de la photographie, de la vidéo ou de la production numérique: au nom du sensible, de la capacité du visible à l'incarnation, ou même de l'effet pur et de ses corollaires classiques, la sidération ou la beauté, voire au nom de vertus documentaires, l'image se faisant dans ce dernier cas vecteur d'information, renseignement sur quelque chose et, comme telle, forme digne d'attention, "auratique" de fait car chargée en termes de contenu. Une évolution récente, et notoire, de l'image d'art prend corps de la sorte sous l'espèce de l'image "active", de l'image fortement portée à nous incorporer à elle, détentrice de ce qu'Aristote définissait comme potentia activa, "puissance active". Le but de l'artiste promoteur de l'image "active"? Faire que l'image parle de la "vraie" vie, et nous enlève surtout au simulacre.
Cette vie "vraie", nombre d'images d'art s'en font l'écho depuis une quinzaine d'années, sur ce mode du retour, le réalisme. Un réalisme protéiforme, loin de la formule élémentaire d'un Courbet, dont perdure cependant le ressort historique, de l'ordre double de l'immédiateté et de la connection. Les artistes, ici, ont pour nom Allan Sekula, Antoni Muntadas, Tuomo Manninen, Bruno Serralongue, Jean-Luc Moulène… Face à leurs images, des images qui ne parlent que de nous - comment nous vivons, travaillons, revendiquons, aimons, mourrons… sans esthétisation s'il se peut -, il est bien entendu que le spectateur se doit à un geste qui déborde de beaucoup la simple consommation. Qu'il en aille d'une nécessaire identification (ne suis-je pas ce que je vois dans l'image?) ou d'une incitation à la préoccupation (ce que je vois dans l'image ne me concerne-t-il pas directement?), une réaction de solidarité est attendue du spectateur. Revient de concert la possibilité d'une expérience esthétique autre, reconnectée à l'image. Le regard, cette fois, est arraché à l'hallucination, aux séductions artificielles, il cesse d'être potentia passiva, puissance passive.

 

La stratégie du sublime
Le problème de l'image "active" est connu: à trop se multiplier, celle-ci finit par perdre son efficace et tend - un comble, assurément - à se faire inactive. Indéniable, à cet égard, combien le succès de l'image utile aura fini par jouer contre elle, pour cause d'inflation et de saturation. Se rappeler la dernière Documenta (2002), supervisée par Okwui Enwezor, et, en celle-ci, la prolifération douteuse de l'"art document" et du "documentaire d'exposition": avec Chantal Ackerman, nous voici projetés au cœur de la question des Mexicains tentant de franchir le Rio Grande ; avec le groupe Amos, mis en face de la condition des femmes congolaises exploitées ; avec le collectif Multiplicity, confrontés au naufrage d'un navire de clandestins asiatiques au large des côtes d'Italie du sud flanqué d'un reportage sur la géopolitique de la Méditerranée ; avec Igloolick Isuma Productions, appelés à vivre par le regard (par le cœur?) la rude vie des Inuit canadiens ; avec Alfredo Jaar, sommés de nous sentir préoccupés par l'achat et le stockage d'images de toutes origines par Bill Gates ; avec Amar Kanwar, impliqués dans le rapport tendu entre mondialisation et survivances tribales en Inde, etc. (liste non limitative). Qui dit documents dit aussi, pour le spectateur, situation de familiarité. La Documenta 11, de ce point de vue, avait tout de la manifestation consensuelle: rien en celle-ci pour bousculer les habitudes des consommateurs de médias que nous sommes, tout y advenant dans un mouvement fluide où l'on serait passé sans heurt de la lecture à domicile du Monde diplomatique (publication à la pointe de la contestation anti-néolibérale, omniprésente à Kassel) ou de la vision domestique d'émissions telles qu'Envoyé spécial ou États d'urgence à l'exposition proprement dite, où nous était servi un identique menu culturel. Toute la question, à force de gavage, étant celle-ci: comment jouir encore de ce nouveau standard? Comment gauchir les habitudes esthétiques jusqu'à ce point où le document, à la fin arraché à la sphère de la description pure et dure, fournit matière à s'investir, à se retrouver en lui?
Une autre forme d'échappée de l'image d'art vers l'incorporation, autrement troublante parce que jouant, celle-ci, de l'artificialité, aura consisté dans la période récente en la déclinaison du sublime - l'offre, par l'artiste, d'images hyper-léchées au spectacle desquelles nous formons le sentiment d'une beauté foudroyante et, en creux, le sentiment de la valeur de nous-mêmes, que l'image vient conforter. Cette tendance fortement "incorporative" trouve sa meilleure expression dans les liens que l'art des années 1990, notamment, va nouer avec l'univers de la mode, par excellence le grand atelier de la socio-sublimation, voire dans la photographie de mode elle-même. Rien d'étonnant, alors, si nombre d'artistes passent sans état d'âme du champ de l'art à celui de la mode, à l'instar de Inez van Lamsweerde, Mariko
Mori, Marie-Ange Guilleminot, Fabrice Hybert, Alain Bublex, Majida Khattari ou Vanessa Beecroft. Et rien d'étonnant non plus au cheminement inverse, qui voit certains stylistes intégrer momentanément le champ de l'art (robes de Thierry Mugler présentées lors de diverses expositions d'art vivant; aménagement de l'entrée de la FIAC 2001 conçu par Courrèges…). Entre autres pouvoirs, l'image de mode variante arty a en effet celui de rendre le corps supportable à lui-même, tant du moins que dure le moment béni de l'identification. Où l'actualité met à l'envi l'accent sur la dureté des temps et n'a de cesse de nous "dé-corporer"; traitement négatif de la vie générateur d'images brutalisées de nos corps, l'image de mode sait, elle, nous replacer au centre de l'image. Et, dans son cas, pour y voir notre ego célébré et non baladé d'une plate séduction visuelle à une autre. Cette mise en gloire sublime, sans doute, est fictive. Elle n'en active pas moins le sentiment de notre légitimité à être et, par rebond, une fantasmatique du pouvoir portée naturellement à nous faire aimer l'image qui nous rend grâce. L'humain que nous montre l'image de mode arty, d'essence surhumaine, est un exemple à voir sinon à vivre, en cultivant sa propre excellence. Comme une revanche sur la norme souvent morne de la vie réelle. L'apport à la construction du sublime contemporain d'un Helmut Newton, d'un Nick Knight, d'un Marcus Mâm, d'un Melody McDaniel, d'un David LaChapelle, d'un Sean Ellis, à cet égard, est tout sauf négligeable, seraient-ils d'abord et avant tout des façonniers vénaux, des praticiens vendus à la publicité.

 

Une catharsis
L'image "incorporative" dont fait état la stratégie de l'image active et de l'image sublime vise-t-elle à nous rendre à notre humanité, elle œuvre aussi à satisfaire cette obsession de nos corps névrosés, la réconciliation. Me mirer à travers le spectacle de l'image "incorporative", c'est m'admettre, c'est trouver d'un même allant ma place et ma forme, c'est me laisser dire par l'image: "Tu existes, toi sans qui le monde n'existerait pas, et en plus tu es beau, ou utile, ou respectable". Envers militant des images quelconques, de simple vocation consumériste, auxquelles nous sommes en général confrontés. Et une catharsis, aussi bien. Si nous ne savons plus ce qu'est exactement l'image d'art, au moins continuons-nous par là à avoir une idée de ce que nous sommes.

 

* Paul Ardenne est historien de l'art. Derniers ouvrages parus: "Topiques" (éditions du Layeur), une monographie consacrée à l'architecte Alain Sarfati, ainsi que "Terre habitée" (Archibooks), un essai sur l'esthétique de la ville contemporaine à l'heure de la mondialisation.

 

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