Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 27
 
 
L'IMAGE ECRITE: 50 ANS D'EXPERIENCES, UN PANORAMA MOBILE
par Magali Nachtergael

L'après-guerre des années 50 fut le temps de toutes les reconstructions. L'art mais aussi le langage passèrent leur épreuve du feu: l'irreprésentable et l'innommable occultaient un monde secoué, seulement traversé par quelques lumières qui avaient résisté à l'épuisement de l'Europe. Si le cinéma avait réussi à produire quelques œuvres significatives, la tradition picturale n'allait pas ressortir indemne de ce grand nettoyage. Les années 50 ont en effet prolongé des expériences d'avant-guerre, initiées seulement par Marinetti et les surréalistes à sa suite. Aux côtés des images, vinrent se greffer les mots et, du même coup, fut réhabilitée dans l'œuvre picturale toute la force du langage jusque-là cantonnée au hors-cadre réservé aux mentions habituelles de titre et de nom d'artiste. La photographie devint une partenaire inattendue dans ce nouveau métissage. Les lettres entraient dans le champ artistique non plus pour concurrencer l'écrit, le mot ou le signe participant dès lors à la dynamique de l'œuvre dans sa dimension à la fois graphique et signifiante.



"Il en va de même pour la peinture et pour la poésie": l'expression pouvait être entendue désormais au premier degré. Les artistes qui ont ensuite, et ils sont nombreux, utilisé le langage dans leur œuvre se sont par ailleurs affranchis d'une certaine contingence matérielle, les pinceaux et les plâtres ayant été relégués au rayon des antiquités. La photographie et le cinéma pouvaient par contre avoir leur utilité pour garder trace de ces happenings ou expériences conceptuelles: il s'agissait de déconstruire l'art, au sens où Jacques Derrida l'entendait, comme pour en retirer son essence. Mais après cette entrée en art des "lettres", quelle vie leur a été donnée? Quel est le statut de la parole et de l'image pour les artistes montrés sous l'intitulé D'une image qui ne serait pas du semblant. La photographie écrite, 1950-2005 au Passage de Retz pendant l'hiver 2004, qui comptent Georges Rousse, Joseph Kosuth, Richard Long, Douglas Gordon, Maurice Lemaître ou encore Sophie Calle? Cette exposition en forme de rétrospective a offert un panorama documentaire centré sur la photographie qui autorise une vision chronologique, malgré les nécessaires sélections effectuées, d'un phénomène artistique qui marque un début de millénaire où la mixité des médias domine la production contemporaine.
La plupart des artistes présentés à cette occasion utilisent la parole dans des visées très différentes et les "mots" occupent dans leurs œuvres des fonctions à géométrie variable, l'exposition ayant par ailleurs pris le parti de regrouper par thèmes ces montages à la fois visuels et textuels. Sur ce point, la classification et les choix opérés par Jean-Michel Ribettes et Anne Tronche ne sont en rien comparables à la manifestation en trois volets, Sans commune mesure, que nous avait proposé feu le Centre National de la Photographie en 2000. Cette dernière s'était posée sur des axes problématiques qui visaient large, en traversant sans vergogne les catégories où même la vidéo avait été mise à contribution avec des projections de Gary Hill, Chris Marker ou Valérie Mréjen. L'exposition du Passage de Retz a, quant à elle, préféré miser sur un panel pictural fixe et tend aujourd'hui à fournir, par le truchement d'un catalogue éponyme, un corpus de base à cette concordance des signes. Ces tentatives de fédération du texte et de l'image répondent à une volonté très actuelle dans le champ de l'art et la grande exposition de Sophie Calle à Beaubourg, M'as-tu vue, le succès populaire qui l'a accompagnée, témoignent d'un engouement qui a le mérite de drainer tant l'intérêt du public que l'énoncé de réflexions théoriques.

En effet, malgré cette apparente facilité à mélanger les médias, les lignes de force dans de telles œuvres sont soumises à un équilibre précaire: l'image ne doit pas surreprésenter le mot et ce dernier ne peut jouer ni jouir de sa capacité imageante non plus, sous peine de 'métaphoriser' ou pire, de réduire les représentations à des symboles. S'agirait-il alors de redécouvrir l'aspect visuel de l'écriture dans l'image? Ou alors de donner une vie littéraire à cette dernière? Cicéron disait qu'on ne pouvait espérer écrire un seul vers en mélangeant à l'envi des lettres, fussent-elles fabriquées des matières les plus précieuses. Bien sûr un assemblage aléatoire de signes ne fait pas un texte et pourtant, ce même assemblage de lettres, même incompréhensible, ne veut pas rien dire. Aussi, sur les dos tatoués de Natacha Lesueur ("Sans titre", 2001), le message disparaît au profit de son support et c'est la représentation d'un texte qui s'écrirait sur la peau, comme le "Pillow book" de Peter Greenaway, un tissu textuel, au sens propre, qui rend compte d'une pratique de l'écriture dont la photographie n'est plus que le colporteur. Fidèle servante des arts, elle autorise une mise à distance du corps pour le projeter sur une scène-écran, un écran dont on sait qu'il cache autant qu'il montre.
L'intitulé de l'exposition, se référant à l'un des séminaires de Lacan, "Un discours qui ne serait pas du semblant", interroge directement le décalage, le croisement entre image et discours trompeurs. Sans prise directe avec le réel, il semble convenu que la photographie fasse semblant, qu'elle fictionnalise: alors, trouverait-on une image et un discours vrais dans "l'image écrite"? Malheureusement le nœud qui lie texte et image reste en grande partie inextricable et c'est là tout son charme. La mise en tension entre ces deux médias n'a pas été réellement problématisée dans l'exposition, laquelle présentait les œuvres sous des sections thématiques: "La promenade, le récit", "La lettre incarnée", "Le commentaire critique", "L'effacement de l'image", etc. Pourtant, il resterait beaucoup à dire sur les qualités des images elles-mêmes, et surtout sur les textes et leur composition: que racontent-ils, que montrent-ils? Roland Barthes dans La Chambre claire avait été pris d'un vertige similaire devant l'image: "Dès le premier pas, celui du classement, (…) la Photographie se dérobe." Pour sa part, l'exposition a fait le choix d'un classement qui permet de débrouiller une petite histoire du texte et de la photographie. Pourtant, il ne faudrait pas croire que le texte se prête de façon plus docile à cet exercice. En effet, c'est bien souvent dans la transversalité que les mots activent les clichés: la "logique" selon Victor Burgin ("Sensation/ContraDiction/Logic", 1976) s'associe au silence secret d'un doigt posé sur la bouche, pour dire autre chose en dehors du mot et de l'image.
Pour aider à saisir un peu du mystère de cet alliage, la perspective historique donne de la teneur à cette transformation de l'image par l'écriture (et inversement). Autour de ces photographies-traces, un discours pas à pas est paradoxalement nécessaire pour guider ou ouvrir cette double "lecture". Les représentations photographiques sont traversées par un texte qui leur prête mobilité et ambiguïté: traversées au sens propre, quand les mots lacèrent l'image comme chez Louise Lawler et Barbara Kruger, par exemple, ou encore par résonances et échos successifs, ce que l'on retrouvera dans les pièces de Peter Hesse ("The Making", 1997) ou Michel Zumpf ("Standing (hors site)/Allées venues", 2003). Aussi, une autre distinction importe dans l'idée d'une écriture aux nouvelles formes: il y a, d'une part, l'image reliée de façon "unaire" (pour reprendre un terme de Barthes) à un fragment textuel et, d'autre part, l'image qui sert de base à la conduite d'un récit plus long.
On sent bien par exemple tout ce qui sépare les récits de Sophie Calle des œuvres de Joachim Mogarra, qui utilisent pourtant les mêmes outils. Les petites légendes qui accompagnent le "Pont Neuf enveloppé" (1984) miniature ou le "Richard Long domestique" (1984) de l'artiste hispanique génèrent un effet parodique manifeste d'œuvres fort connues. Celles-ci sont dépassées et remplacées par une écriture actualisée de leur représentation, servie par la légende qui accompagne les photos d'un petit paquet emballé et d'un tas de pommes de terre. La distanciation avec l'objet-référent fait passer à un niveau supérieur dans l'ordre de la conceptualisation. Joseph Kosuth emploie une même stratification en juxtaposant objet, représentation de l'objet et définition lexicale. L'œuvre se transforme en un millefeuille signifiant où l'artiste peut injecter une dose d'ironie (c'est le jeu de Mogarra) pour dévier la frontalité de la compréhension. Le langage et la photographie participent donc à une déréalisation subtile de l'objet: ce dernier entre dans le champ de la "représentation" et s'affranchit de sa matérialité pour n'être plus qu'un regard conceptuel. La représentation devient un matériau manipulable, déstabilisé sous l'effet du langage et sa déformation n'en est que plus aisée. Jean Le Gac profite de cette illusion pour peindre un avion qui approche d'une plage. L'écrasement des perspectives donne en effet l'impression, comme l'indique le texte, que "les choses se modifièrent très sensiblement" ("Il prit ses pinceaux… et les choses… se modifièrent", 1996).

Pourtant, cette fictionnalisation du réel par le langage est soumise à une mise en scène préalable dont les sinuosités se déploient en récit. On connaît les "histoires de Sophie Calle" ou les souvenirs de Christian Boltanski, montés de toute pièce avec preuves photographiques à l'appui. Le narrative art, éclos dans les années 70, s'est fortement appuyé sur la fonction narrative du langage bien que les mises en scènes de Cindy Sherman fassent aussi récit, à leur manière, dans la condensation du cliché en un fragment narratif qui en appelle alors aux représentations imaginaires du spectateur. Dans un autre genre, Vito Acconci ou Chris Burden présentent aussi un événement qu'ils contextualisent, développent et organisent enfin sous la forme d'une narration à valeur testimoniale. Gina Pane fait de même, bien que de façon elliptique, autour de l'histoire d'un jeune homme décédé ("Fragments de solitude. Hommage à un jeune homme drogué mort, action, 15 octobre 1971, Galerie du Fleuve", Bordeaux) et auquel elle rend hommage sous la forme d'une reconstitution d'éléments épars. Un texte conclut cet assemblage hétéroclite: "Maintenant tout était rentré dans l'ordre", comme pour signifier que la mise en mots venait réguler le chaos événementiel à travers la stabilité de la structure syntaxique. Ces trames forment dans ce cas des récits, - vrais ou faux, peu importe -, qui s'articulent dans une temporalité construite à la fois par le texte et l'enchaînement des images, conférant à l'œuvre un pouvoir de reconstitution quasi-équivalente à l'événement lui-même. Ce qui n'eut lieu qu'une fois se trouve ainsi disséminé dans des pièces reproductibles qui vont s'éparpiller dans les galeries et les musées comme un écho lointain.
Mais la remise en ordre du réel peut tout autant se trouver troublée par la mise en perspective signifiante que l'auteur va révéler. Le cas de Douglas Huebler est intéressant à ce titre. Si l'artiste fait le récit d'une prise de vue unique, le passage d'une année à l'autre ("Duration Piece #34", janvier 1974) ou la rencontre de son double dans la rue en une "pétrifiante coïncidence" imposent que l'on croie le photographe sur parole. Même les performances de Chris Burden pourraient être sujettes à caution. Là n'est pas la question, certes, mais cette remise en cause démontre toute la force mais aussi la faille de ce double témoignage visuel et textuel qui renvoie toujours à la question de la fiabilité du langage et à sa constante déformation du réel en tant qu'ensemble de perceptions vécues et ressenties.

Ces assemblages photos-textuels semblent renvoyer insidieusement à la quête d'une vérité fondée sur les qualités référentielles et réciproques de la photographie et du texte - l'image photographique n'apparaît jamais autant en gloire que dans la Presse et par un effet de ricochet, se donne pour son utilité indicielle. Mais inversement, chaque image et chaque propos suggèrent nécessairement une part de fiction. La photographie et le texte flirtent mutuellement avec les limites de leurs propres authenticités, comme pour se mettre en défaut l'un l'autre ou se concurrencer. John Hilliard met l'accent sur cette compétition étrange: il transforme des situations objectivement identiques en jouant sur la longueur focale dans son triptyque "She seemed to stare…" (1977), dans lequel apparaissent respectivement le portrait de Mme Récamier, le reflet du photographe en action et un autre visiteur, avec pour légende le même texte. Ces variations infimes autour de l'image laissent une grande latitude créative et interprétative. Pourtant, les manipulations du texte sont aussi pour beaucoup dans la justesse de la cohabitation entre les deux médias. La rythmique, le caractère souvent indigent et descriptif des textes esquissent une poétique de l'objectivité que l'on pourrait définir, dans une plus longue étude, d'esthétique de la "platitude" où l'interstice entre image et texte constituerait le véritable horizon de l'œuvre.
Une œuvre faite de trous, en somme, où la valeur résiderait dans l'indécidable permanent de sa nature graphique, une oscillation permanente que l'artiste se devrait de préserver pour empêcher la fixation définitive de cette circulation entre médias. On pourrait encore interroger l'acte de l'écriture et plus précisément le système graphique, en tant qu'art calligraphique qui pose dans sa forme-sens la question d'une parole qui se voit, qui se forme et se dessine pour se dire elle-même. Tatouage, idéogramme, signe ou récit, des rapprochements féconds associent de façon légitime les œuvres entre elles. L'écriture est une vieille dame que la photographie vient égayer de sa jeunesse et de sa transparence: une nouvelle forme d'enluminure qui jouerait à représenter le fuyant des perceptions visuelles.


Bibliographie
D'une image qui ne serait pas du semblant. La photographie écrite, 1950 - 2005, Jean-Michel Ribettes et Anne Tronche, éd. Paris Audiovisuel, MEP et Passage de Retz, 2004.
Sans commune mesure, image et texte dans l'art actuel, Jean-Luc Nancy et Régis Durand, Editions Léo Scheer, 2003.

 

 

| Accueil | Sommaire n°27 |