Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 28
 
 
Iran, Afghanistan : sous le regard de l'Occident
par Pierre-Yves Desaive

Si les opinions divergent quant à la volonté de Rosa Martinez et Maria de Corral de limiter le nombre d'artistes sélectionnés pour leurs deux expositions, le constat d'un singulier manque d'audace s'impose de lui-même. Malheureusement, cette impression domine également dans les pavillons des Giardini. C'est armé d'un solide optimisme que l'on se tourne alors vers les pays émergents sur la scène de l'art contemporain international, qui sont légion cette année. Loin d'être neutre, le regard que nous portons sur eux n'est pas dénué d'effet pour les œuvres elles-mêmes.



Mandana Moghaddam, "Chelgis II", vue de l'installation au pavillon de l'Iran, Venise, 2005

Afghanistan, Albanie, Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizie… figurent dans la liste des pays représentés pour la première fois à la Biennale de Venise. Effet tangible pour le visiteur, confronté à cette inflation de lieux d'exposition hors Giardini: l'édition 2005 tient pour beaucoup du jeu de piste entre venelles et canaux. De la chasse au trésor, aussi: il s'agit de dénicher la perle rare qui viendra efficacement contrebalancer le sentiment de déception laissé par le parcours de l'Arsenal et de la majorité des pavillons nationaux. La quête est exotique, et manque par conséquent d'objectivité: l'idée que se fait l'Occidental de l'art contemporain en Ouzbékistan est tributaire de la connaissance - forcément très lacunaire - qu'il a de ce pays, voire des images qu'éveille en lui la seule consonance de ce nom et des régions lointaines qu'il désigne. A l'heure de l'information mondialisée, ces réflexes hérités du XIXe siècle européocentriste ont la vie dure. Mais la situation n'est pas si différente pour les nations placées quotidiennement au centre de l'actualité: le cas de l'Iran est à ce titre exemplaire. Représenté à la Biennale dans les années soixante, le pays s'en retire dès la révolution islamique; il faut attendre 2003 pour qu'une participation iranienne soit de nouveau assurée. Dans la mesure où notre connaissance de l'Iran moderne est essentiellement politique, la perception que nous avons de l'art contemporain qui s'y pratique l'est également: nous voyons les œuvres dont nous prenons connaissance - via l'Internet ou à l'occasion d'expositions temporaires - comme autant d'indicateurs du respect ou du déni des libertés individuelles dans un pays placé entre mutation et régression: " En Iran, l'angoisse des artistes avant la présidentielle ", titre Libération (24/06/05). Quels que soient les effets directs de l'élection de l'ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad sur la création contemporaine iranienne, il y a fort à parier que, dans les années qui viennent, celle-ci continuera d'être envisagée comme baromètre de l'évolution politique du pays. Pas d'angélisme: un retour de l'ordre moral aurait de graves conséquences sur la production artistique et la condition des femmes - voire, plus encore, sur celle des artistes féminins. Mais cette vision restrictive, que nous appliquons de manière tout aussi systématique à l'art contemporain chinois, est porteuse d'un triple effet pervers. D'une part, les œuvres sans contenu polémique apparaissent comme dénuées d'intérêt, voire suspectes: les donneurs de leçons retranchés derrière leurs frontières démocratiques admettent mal que, dans un pays en lutte, l'on refuse à l'art son rôle révolutionnaire. La conséquence est une tendance à forcer le sens politique de l'œuvre, quitte à lui faire dire ce qu'elle ne cherche pas à exprimer. Enfin, un certain paternalisme nous pousse à fermer les yeux sur le caractère approximatif de ces productions lorsqu'il existe, arguant d'une méconnaissance soudain devenue légitime des rouages de l'art contemporain, ou de difficultés matérielles - autant de clichés bien éloignés de la réalité.

Ainsi, au pavillon iranien, la très belle installation de Mandana Moghaddam ("Chelgis II") se présente-t-elle comme un bloc de béton maintenu au-dessus du sol par quatre longues tresses de cheveux parcourues d'un ruban rouge. Il s'agit pourtant d'un simulacre: un simple coup d'œil attentif suffit à identifier des planches recouvertes d'une couche de ciment. Bien que l'œuvre y perde de sa force, aucun de ses (nombreux) commentateurs ne l'a mentionné. Inattention, ou signe d'une attitude par trop compréhensive? Imaginerait-on pareille magnanimité pour un Richard Serra en fer blanc enduit de poussière d'acier? Quant au sens de l'œuvre, le regard occidental ne manque pas d'y déceler une allusion au voile islamique, peut-être symbolisé par le bloc de béton - le poids de l'interdit? La réalité est plus complexe, ainsi que le souligne Ali Reza Sami-Azar, commissaire de l'exposition que l'on ne peut soupçonner de manier la langue de bois: après avoir démissionné de son poste de directeur du musée d'art contemporain de Téhéran sous la pression des conservateurs, il y est revenu à la demande générale de la communauté artistique. Pour lui, "Chelgis II", qui s'inspire d'un ancien mythe perse, est bien l'expression d'une dualité masculin / féminin, mais vise davantage à évoquer l'union des contraires que l'affrontement; la chevelure féminine tempère la rigueur du bloc mais, surtout, l'élève et le soutient…

Emblématique de la jeune génération des photographes iraniennes, Shadi Ghadirian - curieusement absente à Venise - a récemment réalisé une série de portraits de femmes voilées, le visage caché par un ustensile ménager (théière, fer à repasser…). Largement diffusées, et notamment présentées dans l'exposition Veil consacrée au thème du voile islamique, ces images suffiraient à faire de l'artiste l'ambassadrice de la cause des femmes en Iran. C'est là une vue très réductrice, qui occulte la dimension ironique de cette série intitulée "Like everyday", envisagée par la photographe comme évocation de la routine quotidienne d'une jeune mariée. Le thème de la femme-objet est malheureusement universel: le voile est ici un moyen de l'ancrer dans le monde arabo-musulman, plutôt qu'un but. Une autre série, "Qajar", témoigne du caractère complexe de la réflexion engagée par Shadi Ghadirian vis-à-vis de la société islamique: ces pastiches des portraits photographiques du XIXe siècle nous montrent des femmes en costume traditionnel, posant avec des emblèmes de la société de consommation. " Mais ne nous y trompons pas ", relève très justement Jean-Christian Fleury: " ces derniers sont aussi symboles d'aliénation, de dissolution de l'identité individuelle dans le flot quotidien de la routine ménagère. S'ils sont critiques de la tradition, ces portraits ne le sont pas moins de l'illusion que le modernisme technologique, dont l'Occident fait l'aune de tout progrès, porte inévitablement en lui la libération. " Réduire ces photographies à des interprétations manichéennes de l'Iran contemporain serait une simplification pour le moins hasardeuse.

Shadi Ghadirian, de la série "Qajar", 1998-2000

Le pavillon de l'Afghanistan a, lui aussi, fait l'objet de nombreux commentaires élogieux. La vidéaste Lida Abdul y présente trois installations, dont la simplicité des moyens et du propos contraste avec la haute technologie déployée pour le film d'Hussein Chalayan (Turquie) dans le même bâtiment. Cette austérité, qui fait écho aux images d'un Afghanistan dévasté, est le fait de la vidéaste elle-même, et non la conséquence d'un budget réduit dont les organisateurs auraient bien dû s'accommoder. Née à Kaboul, mais élevée aux Etats-Unis et titulaire d'un diplôme de l'Université de Californie, Lida Abdul n'a rien d'une artiste du tiers-monde. Elle se montre peignant en blanc les ruines d'un site dévasté ainsi que le dos d'un homme immobile; ailleurs, elle réalise une série de plans fixes du site où s'élevaient les gigantesques bouddhas détruits par les talibans; enfin, elle filme la coupe d'un arbre isolé aux branches desquelles des opposants ont été pendus. Ces vidéos, réalisées dans le cadre d'une résidence d'artiste à Kaboul, sont le fait d'un regard formé par l'Occident et teinté de nostalgie, non l'expression brute d'une réalité vécue au quotidien, ainsi que l'imaginent volontiers les visiteurs. Ce n'est pas nier la qualité du travail que de le replacer dans le contexte de sa création; c'est, au contraire, éviter que notre vision spéculative n'en modifie le sens et la portée.

 

 

1. Oxford, Museum of Modern Art, novembre 2003-janvier 2004.

 

| Accueil | Sommaire n°28 |