Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 28
 
 
51. Venise - L'expérience, un peu plus loin.
par Cécilia Bezzan


La synthèse des deux expositions présentées à l'Arsenal (Toujours un peu plus loin, cur. Rosa Martinez) et au Pavillon italien (L'expérience de l'art, cur. Maria de Corral) met en évidence plusieurs jeunes personnalités, pour la plupart déjà inscrites dans le circuit international de l'art1, dont les œuvres questionnent la société contemporaine. L'image en mouvement - film 16 ou 35 mm, vidéo, animations digitales -, continue de s'imposer au palmarès des disciplines tandis que les démarches, souvent critiques, parfois extrêmes, sont avant tout en prise directe avec la réalité, usant quelquefois de son potentiel poétique, alors que la fiction semble délaissée.



  
Chen Chieh-jen, "Factory", 2003
Super 16 mm transferred into DVD, color, silent, 30', single-channel. Video installation view, abandoned factory, Taoyuan. Courtesy the artist

À l'Arsenal

Le premier contact avec la sélection de l'Arsenal est assez caricatural: le lustre de tampons OB (près de 5 m de haut sur 2.20 m de diamètre) de Joana Vasconcelos, et les billboards accrocheurs et récriminateurs des Guerilla Girls ne résument que très peu la démarche de femmes artistes aujourd'hui. Si, effectivement, depuis la création de la Biennale la direction artistique était pour la première fois assurée par un binôme féminin, la présence du sexe "faible" dans le paysage du monde de l'art tend à s'affirmer de plus en plus, aussi bien chez les artistes, que chez les critiques et curateurs.

Plusieurs artistes inscrivent leur démarche dans un activisme social et politique à l'échelon local. L'esprit "cycloniste" défini par le duo Jennifer Allora (Philadelphie, 1974) et Guillermo Calzadilla (La Havane, 1972. Vivent et travaillent à San Juan, Puerto Rico depuis 1997) comme " principe vital, force tactique et cognitive qui catalyse le changement "2 est à l'œuvre dans "Under discussion" (2005). Suite à la campagne de "désobéissance civile" initiée par les pêcheurs de l'île portoricaine de Vieques dans les années 70, la marine US a dû quitter, en 2003, la moitié ouest de l'île, utilisée comme terrain test pour munitions. Son transfert direct au département de l'intérieur et sa transformation en "refuge pour la vie sauvage", soi disant pour restaurer l'écosystème de la côte et le protéger de l'activité humaine "perturbatrice" a permis de tenir à l'écart le pouvoir démocratique local qui, souhaitant une décontamination totale du site, risquait probablement de découvrir certaines vérités. Dans la vidéo, un autochtone fait le tour de la zone réservée sur une barque constituée d'une table renversée avec un moteur, symbole de la "table des négociations" du dialogue avorté.

La question de l'identité, du respect des droits de l'homme et de la légalité au sein d'une nation chahutée comme Cuba est le point de convergence de plusieurs démarches, dont celle du duo formé par Christoph Büchel (Bâle, 1966. Vit et travaille à Bâle) et Gianni Motti (Sondrio, 1958. Vit et travaille à Genève). "Guantanamo initiative" est une proposition concrète pour transformer la base militaire américaine de Guantanamo en un site dédié à la promotion de la culture contemporaine par la création d'un laboratoire, lieu d'échanges et de débats3.

La démarche d'Emily Jacir (Amman, 1970. Vit et travaille à Ramallah et New York) est remarquable par le courage et la détermination qui animent le parcours de cette jeune palestinienne en possession d'un visa US, dont les mises à l'épreuve sans cesse renouvelées par plusieurs actions sont une ode à l'espoir de réconciliation entre les peuples. "Ramallah/New York" (2004-2005) est une projection de deux vidéos en parallèle, l'une tournée à Ramallah, l'autre à New York, montrant le quotidien d'un coiffeur, d'un drugstore et d'une agence de voyages. La similarité des lieux est telle qu'il est impossible de savoir dans quelle ville on se situe, confusion augmentée par la permutation des vidéos.

D'une toute autre teneur, l'investissement moral et politique de Regina José Galindo (Guatemala, 1974. Vit et travaille en République Dominicaine), lauréate du prix du jeune artiste de moins de 35 ans, pose les limites de la violence exercée à l'égard de soi-même pour expier la douleur collective du peuple guatémaltèque fortement marqué par la détresse, la pauvreté et sa cohorte de maux dans le cadre de la libéralisation économique. "¿Quién puede borrar las huellas? / Qui peut effacer les traces ?" (2003) montre l'artiste marcher depuis la façade de la Cour de la Constitution jusqu'au Palais National après avoir trempé ses pieds dans une bassine de sang humain. Cette action critique est émise à l'égard de la candidature du Président du Congrès, Efraín Ríos Montt, aux élections présidentielles (nov.2003), alors que le fonctionnaire - génocidaire et connu pour ses actes de corruption de magistrats - avait perdu, en 1982, le droit de se présenter aux élections. "Golpes / Coups" (2005) est une action sonore diffusant depuis une petite cahute placée dans l'exposition le bruit produit par l'impact des coups que s'inflige l'artiste à l'aide de divers objets et fait écho au poème écrit sur la violence paternelle perpétrée sur la mère de l'artiste.

Les vidéos de Jun Nguyen-Hatsushiba (Tokyo, 1968. Vit et travaille à Ho Chi Minh Ville) sont peut-être celles qui fictionnent le plus à partir des données historiques. "Ho! Ho! Ho! Merry Christmas - Battle of Easel point- Memorial Project Okinawa" (2003-2004) montre le ballet sous-marin de plongeurs réalisant un portrait à l'encre jaune. La bataille d'Okinawa vit le dernier combat majeur de la seconde guerre mondiale avant la reddition des Japonais, faisant 16 000 morts du côté américain et 200 000 du côté japonais. Autre fait moins connu, alors que le Japon organisait l'évacuation de la population civile non combattante à partir de 1944, le Tsushima-maru, navire qui emmenait femmes et enfants, fut envoyé par le fond par un sous-marin américain faisant plus de 1500 victimes. L'œuvre agit par un travail de mémoire qui trouve toute sa résonance dans le contexte politique actuel secoué par les divers événements internationaux, dont les réponses terroristes aux alliés américains, en Irak.

"Piktori" (2002) d' Adrian Paci (1969, Shkoder, Albanie. Vit et travaille à Milan) est une vidéo où un homme vu de dos, assis à son bureau, parle de manière détachée, presque amusée, de la réalité sociale de son métier de faussaire. Certificat d'étude, certificat de mort expédient les valeurs d'authenticité et concluent à leur inanité dans la société actuelle, alors que le récit porte un coup fatal à la signification de l'art aujourd'hui. Avec Paci, il est difficile de détecter la vérité du mensonge, la part de fiction de la narration autobiographique. Paci continue d'explorer le processus de construction d'une identité, en l'occurrence la sienne, via les questions soulevées par la recherche de ses racines albanaises (destruction, fuite du pays) et les difficultés d'intégration dans son pays d'adoption.

Connue pour ses réalisations à base d'ailes d'insectes, de scarabées, de poivre ou de bulles de savon, Rivane Neuenschwander (Belo Horizonte, 1967) questionne dans "[…]" (2004) la valeur du langage à divers degrés: le visiteur est invité à taper une lettre sur une machine à écrire mécanique ne disposant que de signes de ponctuation et de chiffres. Le langage ne signifie plus rien, il est à la fois la fonction exutoire de la parole coupable ou secrète, comme l'expression symbolique d'un message muet. D'autres propositions portent leur analyse critique sur la société de la création contemporaine. On retient l'étude de Rem Koolhaas (1944, Rotterdam), qui dans le cadre d'une réflexion sur le musée de l'Hermitage à Saint-Petersbourg, propose une vingtaine de billboards, parmi lesquels le spectateur est invité à circuler en deux circuits. Les différents graphiques illustrent le regard critique de l'architecte sur la situation actuelle des grands musées internationaux, les budgets alloués, leur politique d'expansion et leur détérioration.

 

  
Robin Rhode, "Horse"(video still), 2002
Digital animation, 53" seconds. Edition of 5 + 2 AP.
Courtesy of the artist and Perry Rubenstein Gallery, New York.

Au pavillon italien

Robin Rhode (Cape Town, 1976. Vit et travaille à Berlin) est tout simplement génial. Rhode dessine à la craie ou au charbon de bois à même le sol ou la paroi murale, une bicyclette, une corde à sauter ou une balançoire, puis s'y projette littéralement ("Horse", "See Saw", 2002). Quelques fois, ce sont les spectateurs qui sont invités à se prêter au jeu. Tentative un peu folle, simple et ludique d'actionner par le mime l'objet représenté. Le corpus de l'œuvre s'alimente à l'exercice des signes urbains et transcende l'expérience sociale, la pauvreté, les lois de la culture banlieusarde. L'artiste s'est inventé une ligne de conduite philosophique qu'il dénomme "selfinkoozaful", dérivée du mot "kooza", qui en venda, une des 13 langues parlées en Afrique du Sud, signifie le soutien. Une manière de se construire un comportement digne et intègre et d'être soi-même un lieu de ressource.

"Factory" (2003), une vidéo de Chen Chieh-Jen (Taipei, 1960) provoque la tension par le contraste entre le traitement esthétisant de l'image (successions des plans, composition) et le sujet social de la vidéo: le retour de deux vieilles ouvrières sur leur lieu de travail, une usine désaffectée. Le plan de plusieurs minutes sur une main tremblante parvenant finalement à passer le fil dans le chat de l'aiguille est particulièrement émouvant. Ailleurs, c'est l'atmosphère douloureuse de l'usine abandonnée avec tous les objets demeurés en place, depuis sa fermeture: journaux, calendriers, horloges de pointages, poussière accumulée. Alors que la caméra s'attarde sur les mouvements précis des ouvrières remises au travail pour les besoins du film, leur unique présence dans les locaux résonne d'un poids mort, que vient accentuer le silence souhaité par les deux vieilles toutes à leurs souvenirs de l'usine en pleine activité.

La salle consacrée à William Kentridge (Johannesburg, 1955) est un vrai régal. "A Journey to the moon" (2003) est un dispositif de 9 projections, où l'on est emporté par la magie du mouvement à rebours aux côtés de l'artiste dans son atelier, qui déchire, colle, gomme de multiples dessins. On quitte le monde et ses misères pour voguer à la source de l'imaginaire, incongru, non loin de Méliès et de Jules Verne.

Les peintures de Philip Guston (Montréal, 1913-Woodstock, 1980), d'une force créative magnifique et d'un poids incroyable sont d'une actualité incontestable, un vivier dont les jeunes générations n'ont pas fini d'épuiser l'héritage.

  
Allora & Calzadilla , "Under Discussion", 2005
DVD. Courtesy Galerie Chantal Crousel, Paris and Lisson Gallery, London.

On retiendra également la beauté de "Palast" (2004) de Tacita Dean, le tonitruant "Caligula" (2005) de Francesco Vezzoli, et "La Vista" (1997-2005) de Leandro Erlich.

La Biennale de Venise.
51e exposition internationale d'art.
Toujours un peu plus loin
Arsenal
L'expérience de l'art
Pavillon italien des Giardini
Jusqu'au 6/11/05
Site : www.labiennale.org

 

1. Que ce soit à Documenta 11 (2002), à la Biennale de São Paulo (2002, 2004), à la Biennale d'Istanbul (2003 et à venir, sept. 2005), à la Biennale de Moscou (2005) ou encore à la Biennale de Lyon (sept.2005).

2. Ici, Ailleurs, cat. de l'exposition, Musée d'Art moderne de la Ville de Paris, ARC, 2004.

3. www.guantanamo-initiative.com

 

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