Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 29
 
 
COMMENT LE TEMPS FAIT L'ŒUVRE
par Paul Ardenne

Les arts plastiques entretiennent avec le temps un rapport étroit. La distinction classique entre, d'un côté, arts "du temps", ceux de la scène (théâtre, concert musical) et, de l'autre côté, arts "de l'espace", ceux qui se vouent à l'exposition (peinture, sculpture), fut en son temps l'effet seul de l'académisme: la conséquence de la volonté forcenée de ce dernier d'identifier, de classer et de hiérarchiser.

Tom Marioni, "One Second Sculpture", 1969
Courtesy Tom Marioni © Tom Marioni

Prétendre du théâtre qu'il n'est pas un art de l'"espace", et de la peinture - peinture qu'il faut prendre le temps de lire, en prospectant la surface du tableau - qu'elle n'est pas un art du "temps". L'art né de la modernité, pour sa part, s'émancipe de cette division longtemps canonique du "système" des beaux-arts. Individualisant son rapport au temps, l'artiste y forme du temps des représentations intégrant sensation ou matière physique, parfois de façon phénoménologique, à travers l'action directe ou que l'on sollicite du spectateur. Une déclinaison bientôt banalisée mais aux formules comme aux ressorts divers.

Palper le temps
Jetons un bref regard sur la fresque antique de Behistoun, en Iran. Ce bas-relief ornant le mur d'un temple achéménide montre la longue procession des tributaires de l'empire converger vers le souverain perse, le basileus. En un long défilé qui court de manière ascendante le long du mur, tous lui apportent, en signe d'allégeance, une spécialité de leur région d'origine. C'est dans la formule même du défilé que le "temps" prend corps ici, et qu'il se donne en représentation. Regarder chaque délégation des tributaires, c'est s'obliger à suivre des yeux leur position dans le défilé, accompagner leur "mouvement", ce qui implique la durée du regard.
Autre exemple d'incarnation du temps dans la scène figurative, plus proche de nous, "Saint Pierre guérissant les malades avec son ombre" de Masaccio (chapelle Brancacci, Florence, c. 1425). Cette fresque médiévale est connue pour la successivité événementielle qu'elle offre au regard, qui tire l'icône vers le récit et élève celui-ci, dit Sixten Ringbom, au rang de "scène narrative."1
Le premier des apôtres sort d'un temple et marche dans une ruelle ensoleillée: chaque malade auprès desquels passe Pierre, son ombre le guérit immédiatement. De manière habile et suggestive, chacun de ces malades est représenté par Masaccio dans une pose différente. Celui que l'ombre de Pierre a dépassé, de la sorte, est déjà guéri. Celui que l'ombre va atteindre a commencé à se relever, brusquement touché par la grâce miraculeuse, quand celui que l'ombre de Pierre n'a pas encore atteint offre tous les signes de la maladie. Le traitement séquentiel unitaire pour lequel Masaccio a opté est le signe d'une intégration méditée de la donnée temps, selon cette règle: on dynamise le statique en y créant l'illusion d'un mouvement chronologique.2
Autre exemple de l'ingéniosité artistique quant à traiter le "temps": les treize façades différentes des "Cathédrales de Rouen" peintes par Claude Monet entre 1892 et 1893. L'heure du jour, la saison, chaque fois, y diffèrent. Plus qu'à un bâtiment, le spectateur se voit confronté là au passage du temps, un temps générateur d'une permanente différenciation optique, rendu comme tel palpable, et donc "sensible", ingéré par la vision même et vécu avec elle.

RODNEY GRAHAM, "Vexation Island", 1997
Laserdisc, Laserdisc Player, AC-3 Amplifier, 5 Speakers, 1 Subwoofer, 156x366 cm
Pearlescent Da-Snap screen, Barco Projector 701 S HQ,
400 x 1200 x 600 cm
Courtesy Lisson Gallery et l'artiste

Une relation plus directe
Avec la modernité, la relation que l'artiste entretient avec le temps se fait plus nerveuse, plus tendue qu'ingénieuse ou démonstrative. Une relation plus habitée, aussi, pas seulement modulée comme représentation mais impliquant le corps même de l'artiste.
Au registre du temps figurable, le classicisme avait intronisé l'éternité, celle qui irradie dans les tableaux de Poussin ou du Lorrain. Le baroque, amant du fugace, bouscule un court moment cette donne, avant que le néo-classicisme ne réimpose l'ordre de l'immobilité, qui est la négation du temps, son gel, sa pétrification. La Beauté que poétise Baudelaire dit haïr "le mouvement qui déplace les lignes."3 Elle pourrait aussi bien dire qu'elle hait l'instant, l'événement et la saccade, bref, cette "vitesse" que célèbreront bientôt Marinetti et les futuristes ("Le monde s'est enrichi d'une beauté nouvelle, la beauté de la vitesse", Manifeste futuriste, 1909). Non que la modernité évacue le culte de l'immobile (le suprématisme, notamment, lui élève un culte plastique), elle lui préfère toutefois la mise en figure mobile du monde, celle qu'illustre à merveille, entre cent autres, le tableau "Pluie, vapeur, vitesse" (1844) de Turner, vue d'un train lancé à toute vapeur sur un pont, contemporaine de la Révolution industrielle et de l'emballement machinique de l'Occident. Étant bien entendu que la mobilité, en termes de correspondance, ne saurait renvoyer qu'au présent: présent de l'événement saisi dans son temps d'émergence (bref), présent de l'expérience (instantanée) du présent vécu dans son intensité.
La modernité comme culte du présent, plus que de l'immuable. Comme culte du transitoire, plus que de l'éternel. C'est bien le présent, en effet, qui va solliciter le plus l'attention des artistes, avec ce challenge à la clé: s'évertuer à produire une œuvre d'art instantanée, s'ourlant dans l'instant "T" et épousant celui-ci absolument. L'art abstrait "lyrique" - celui qu'un Michel Tapié, non sans pertinence, qualifiera de "chaud" en regard du néo-plasticisme ou de l'abstrait géométrique, dits "froids" - constitue sur ce plan une première forme de réponse tangible. Un Kandinsky, un Klee, un Pollock travaillent hors programme, l'œuvre qu'ils réalisent est une respiration d'abord, un corps à corps avec le temps. Valant comme "marche à la forme", dit Paul Klee, seul y compte le moment de la création, indépendamment de son apparence ou plus qu'elle. L'"arène" (Harold Rosenberg) où s'ébat l'artiste expressionniste abstrait aux prises avec son tableau n'est pas seulement surface, elle est aussi "temps": la création comprise comme cette mise en adéquation du temps de l'art et de l'espace-temps où celui-ci s'élabore. Les "peintures minute" d'un Georges Mathieu ne sont pas en première instance des compositions qu'il faut admirer après coup. Ce sont, dans le temps cardinal de leur réalisation, l'expression d'un geste, geste pour l'occasion chronométré, enserré entre des curseurs tyranniques, ontologiquement et mécaniquement lié au temps.

L'"être là" de l'art
L'irruption de l'art d'action sur la scène artistique représente la seconde forme de réponse à cette quête d'un art "instantané", expérimental par essence, où l'artiste crée en direct, en fusionnant sans rupture ni délai œuvre et temps.
Le dadaïsme, en l'espèce, joue un rôle historique essentiel. Agrégeant les genres (qu'il désagrège par-là même), il fait monter l'artiste plasticien sur la scène ("Karawane", d'Hugo Ball), une scène que ce dernier ne quittera plus. Art plastique, spectacle vivant, où se situe dorénavant la frontière? La performance, le happening, créations de Dada vulgarisées par la suite au Japon (Gutai), en Amérique du nord (post-dadaïsme du Black Mountain College, Fluxus) et en Europe (actionnisme viennois, Libre expression), sont la formule la plus en phase avec le projet moderne d'un art à la fois immédiat et partagé, où le temps de l'œuvre est le temps de l'artiste au travail mais celui aussi d'un spectateur de plus en plus sollicité pour intervenir, pour faire œuvre à son tour (actions artistiques participatives du GRAV, de l'Art sociologique… dans les années 1960-1970, notamment). Ce goût de l'instantané pourra être relié au désir de confrontation cénobitique cher aux artistes de la fin de la modernité, en vertu du modèle beuysien et cathartique du "créer ensemble". Plus profondément, il est aussi le signe d'un désir instant, celui de l'abolition de l'Histoire: parce que l'art, comme l'a dit Barnett Newman du sublime, "it's now", c'est maintenant. Schéma majeur, en la circonstance, de l'éternel présent, du présent perpétuel. La cause est entendue. À l'art, il s'agit de ne rien articuler d'autre que sa temporalité propre, le moment même de sa création. De là le triomphe, que consacrent les années 1970, de l'expression artistique éphémère: traces de pas de Dennis Oppenheim dans la neige ou de Richard Long dans la lande écossaise, coulées de goudron de Robert Smithson quelque part dans l'arrière-pays romain, sans autre forme d'inscription durable dans quelque marbre que ce soit.
L'"être-là" de l'art, son Da-sein, pour en inférer par une formule heideggérienne, deviennent dans bien des cas une préoccupation obsessionnelle. Le temps de l'œuvre, en soi, peut se faire critère de définition. Les "One minute scenarios" de Robert Filliou ont certes une vocation instrumentale: leur fonction première est de remplir les "blancs" de la télévision en s'insérant entre les programmes que diffuse celle-ci. Ils sont aussi une formule que le temps calibre, avant tout autre critère. L'œuvre d'art, dans ce cas, s'empare du temps sous condition de se régler sur les déterminants qui lui sont propres - la durée prescrite, dans ce cas précis. Le temps lui-même, du coup, se met à "faire" l'œuvre, à lui donner son cachet. "Lip Sink", de Bruce Nauman, ne prend sens qu'au regard de la performance qu'y réalise l'artiste américain, qui consiste à répéter pendant plus d'une heure, jusqu'à épuisement, les mots "lip" et "sink". Le contenu de l'œuvre importe peu. Ce qui compte, dans ce cas, c'est l'endurance physique, endurance qui ne s'évalue que sportivement, par rapport au temps, un temps contre lequel l'artiste engagé dans un acte de répétition résolument athlétique signifie qu'il se bat. Da-sein combiné de l'expression physique, de l'œuvre en soi, du temps.

Marine Hugonnier, "Towards Tomorrow",
3 (International Date Line, Alaska), 2001
Lambda print; Edition of 3 + 3 AP, Edition 1 of 3, 160 cm x 120 cm
Courtesy Max Wigram Gallery, Londres

Le temps expérimenté comme matériau souple
Si le temps ne se définit pas (les théories abondent, entre Saint Augustin et le concept récent des "supercordes"), du moins se "montre"-t-il. Comment? Par l'épreuve. Éprouver le temps - de même qu'éprouver la douleur, une autre voie choisie par les artistes "expérimentalistes" -, c'est pour l'individu s'assurer de sa présence au monde. Le temps, par l'artiste, sera pour cette raison fréquemment infligé, imposé (à lui-même, au spectateur de l'œuvre) comme un spectacle à endurer, voire comme une punition.
L'apparition, en 1965, de la vidéo grand public est le signal d'une autre apparition conjointe, celle du Monitoring art. Une action filmée en temps réel, à présent, peut être regardée en temps réel sur un écran. Cette possibilité est décisive, parce que d'essence synesthésique. Le spectateur se retrouve baigné dans le temps de l'œuvre, il en vit mouvements, mutations et effets induits sur le mode de la présentification. "Live taped Video Corridor", de Bruce Nauman, installe le spectateur face à un couloir bouché qu'ornent deux moniteurs: sur l'un, le spectateur se voit de dos marcher dans le corridor (direct), sur l'autre, il ne voit que l'espace du corridor (vue en différé du corridor vide). Autre intérêt de la vidéo (qui était déjà, celui-là, l'apanage du cinéma): la possibilité de faire varier en vitesse le défilement de la bande. Le cinéma, sans doute, avait déjà infligé au spectateur l'épreuve de la longue durée. Qu'on songe à "Empire", d'Andy Warhol, film où est enregistrée en plan fixe, vingt-quatre heures durant, l'élévation de l'Empire State Building dans le ciel de Manhattan.
La vidéo, plus facilement, se permet ce type d'effet extensif avec, la concernant dans nombre de ses propositions, l'avantage du direct. Douglas Gordon s'approprie ainsi le film de John Ford, "The Searchers", en ralentit la projection jusqu'à épouser la durée qui est celle de l'action réelle de l'histoire narrée par Ford (la recherche par son oncle et son frère, dans l'Ouest américain, d'une fillette enlevée par les Indiens), soit quatre ans.
Les expériences de chronoscopie mises en forme par l'art - dont toutes, au demeurant, ne sont pas vidéographiques - sont aussi multiples qu'intenses. Citons, entre celles-ci, l'étirement temporel (œuvres en très basse luminescence de James Turrell, visibles par l'œil humain à partir de seize minutes de contemplation), le retard (dispositifs de Dan Graham de type delay), le ralentissement (Thierry Kuntzel), le raccourcissement ("One second sculptures" de Tom Marioni, vidéos "hystériques" de John Bock), la rythmique (la goutte d'eau de "It Sweaps for You" de Bill Viola, qui tombe à intervalles réguliers), l'esthétique du flash ("Tiny Deaths" de Gary Hill), la boucle ("Vexation Island" de Rodney Graham)... La logique à l'œuvre, en termes de rapport entre art et temps, c'est celle de l'Expanded Time, du "temps étendu", retravaillé, jamais saisi pour lui-même. L'art est un processus de transformation, il use du temps comme d'un matériau souple.

Tant et plus
On Kawara, avec ses "Date Paintings" des années 1970, avait donné en son temps une illustration pour le moins littérale de la temporalité: sur la toile, Kawara peint alors la seule date du jour et rien de plus. Cette esthétique du calendrier, autant le dire, n'a pas eu les faveurs de l'art récent. Trop simple, trop radicale, trop définitive surtout. L'art n'entend pas mourir, aussi n'entend-il pas finir de jouer avec le temps.
Pas de fin, cela signifie dans les faits une myriade d'œuvres aussi différentes les unes des autres qui toutes voudront signifier la même chose, à leur manière propre: il y a du temps et le temps est le sujet majeur de l'art. Ce que sont ces œuvres? Un florilège illustratif, comme un recueil de propositions. L'artiste offre un regard sur le temps, il formule un point de vue. Libre au spectateur, ensuite, de lui trouver ou non une consistance. Le temps, on peut en rendre compte à la manière singulière d'un Boltanski, qui réinterprète son enfance au moyen de photographies de l'album familial ou de saynètes où il rejoue divers moments traumatiques de celle-ci. Ou comme Alighiero Boetti quand il expose sa fameuse "Lampe annuelle", qui ne s'allume qu'une fois par an. Ou à l'instar de Roman Signer, en convoquant organisation, hasard et accident. Ainsi des tables de bois que cet artiste suisse accroche au plafond de la chapelle du Géneteil, à Château-Gontier, retenues par des mèches à combustion lente auxquelles Signer a mis le feu, et qui tombent l'une à la suite de l'autre après des jours d'attente...
Ou bien, comme Marine Hugonnier, avec les "Vues du lendemain" que propose cette artiste, des photographies de paysages prises sur l'antiméridien, cette ligne imaginaire définissant au regard de la rotation de la Terre la limite géographique entre aujourd'hui et demain. Comme la métaphore d'un lien concret entre art et temps, unis au présent et d'ores et déjà à l'avenir, pour longtemps.

1. Sixten Ringbom, De l'icône à la scène narrative (1965), Paris, Gérard Monfort, 1997. Alors dominante (sous la forme d'images d'indulgence, notamment), la mezza fighura d'origine byzantine se voit peu à peu reconfigurée par les artistes italiens et flamands de la pré-Renaissance: les personnages s'y multiplient, les scènes se dramatisent ou s'esthétisent. L'étude de Ringbom apparaît comme une pièce majeure du dossier de la naissance de l'espace pictural moderne.

2. Sur cette œuvre, Victor Stoichita, Brève histoire de l'ombre, Genève, Droz, 2000. Charles Baudelaire, "La Beauté", Les Fleurs du mal, 1857.

 

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