Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 29
 
 
BIENNALE DE LYON 2005 : REVIVAL LAVOISIER

par Cécilia Bezzan


BIENNALE D'ART
CONTEMPORAIN DE LYON

Pour toutes infos :
www.biennale-de-lyon.org
jusqu'au 31.12.05

Pour la huitième édition de la Biennale d'art contemporain de Lyon, Thierry Raspail, directeur artistique, a choisi de confier le commissariat aux directeurs du Palais de Tokyo, Jérôme Sans et Nicolas Bourriaud, lesquels proposent L'expérience de la durée. Répartie sur plusieurs lieux, la Biennale se donne à vivre en quatre expositions, qui proposent à la réflexion et à la pratique les modalités temporelles d'œuvres récentes présentées aux côtés de quelques pièces de choix issues des années psychédéliques. Plus de cinquante artistes se partagent La Sucrière et l'Institut d'Art contemporain de Villeurbanne, sept autres bénéficient des larges espaces du MAC de Lyon, alors que Wim Delvoye, ses cochons et ses vaches, sont consacrés au Rectangle. Le fort Saint-Jean accueille quant à lui les archives, films, affiches et autres documents relatifs à l'époque célébrée des sixties-seventies.

Interroger la collection

Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Antoine-Laurent de Lavoisier, seconde moitié du XVIIIe siècle

Non éloignée de l'idée de collection par la présence accrue d'artistes fétiches, L'expérience de la durée semble réutiliser les expositions développées au Palais de Tokyo (Kendell Geers, Pascale Marthine Tayou, Rivane Neuenschwander, Michael Lin, Allen Ruppersberg, Erwin Wurm, etc.) et les dépasser heureusement avec Jun Nguyen-Hatsushiba, Paul Chan, ou Vidya Gastaldon. Comme l'indique précisément l'intitulé, il s'agit sans doute d'asseoir le choixd'une série de démarches, de "travailler dans le temps" et dès lors, de privilégier la logique de l'ouvrage, plutôt que de postuler une énième sélection destinée à lever les jeunes talents, à discerner les valeurs de demain.
Bien que certaines propositions travaillent intimement le temps (cruauté d'une disparition suppliciée avec "Flying Rats" (2005) de Kader Attia, une vaste installation grillagée, où des mannequins d'enfants réalisés à base d'un mélange de graines se désintègrent au fur et à mesure que de gros pigeons en picorent le visage et le corps / délassement psyché, distorsion sonore et sensorielle sont au rendez-vous avec "Dream House" (1990/2005) de La Monte Young & Marian Zazeela), d'autres se piquent d'une élaboration démentielle ("The Origin of Species" (2004) de Wim Delvoye, collecte et travail de nomenclature d'étiquettes de la plus sexy des vaches sur dix ans) ou à l'inverse d'une exécution instantanée comme les "One Second Sculpture" (1969) de Tom Marioni. Puisque l'entreprise ne présente aucun signe d'une outrecuidante exhaustivité, il serait vain de s'étonner de ne pas voir référencées d'une manière ou d'une autre, des démarches emblématiques qui travaillent le temps, telles que Vanessa Beecroft, par exemple, où l'attente se définit en termes élémentaires ou pour les tenants historiques, Dan Graham, On Kawara, etc.
Pendant que le tic tac de l'horloge égrène le temps, à la promenade des expositions, l'impression grandissante d'évoluer dans les méandres d'une illustration se renforce au fur et à mesure. Parfois scintillante (Robert Malaval), lumineuse (Bruno Peinado), brumeuse (Ann-Veronica Janssens), inquiétante (Virginie Barré), les œuvres se réduisent à l'anecdote. L'écrin argumentaire et réflexif de l'événement ne réduit-il pas aux seules modalités temporelles (la durée) et/ou sociales (esthétique psyché) la portée sémantique des œuvres? Par conséquent, l'inscription d'une sélection sous le plus grand dénominateur commun plaide tout du moins pour la dimension universelle du thème, au risque de considérer artificiellement des démarches sous un énoncé thétique.
Certaines oeuvres disposent de cette capacité rare et précieuse à immobiliser le temps, à extraire de la réalité ambiante pour inviter à vivre à leur rythme, ainsi, présenté à la Sucrière, en est-il de Huyghe + Corbusier: "Harvard Project" (2004). Invité pour les 40 ans du Carpenter Center for Visual Arts à proposer une œuvre en relation avec le contexte architectural construit par Le Corbusier à Harvard, Pierre Huyghe réalise un spectacle de marionnettes, duquel sera tiré le film super 16 mm, transféré sur Béta Digital, ainsi qu'une extension architecturale temporaire réalisée in situ avec la contribution de la faculté et des étudiants en Design. Définie par Pierre Huyghe comme une "vision monstrueuse d'une croissance végétale spontanée", la cavité futuriste où s'est tenue la représentation1 est recouverte de "dalles" de gazon, en référence au souhait émis par l'architecte de voir verdir les terrasses par le dépôt des graines transportées par les oiseaux. Les différents protagonistes du spectacle sont Le Corbusier, Josep Lluis Sert, Eduard Sekler (auteur d'un livre qui raconte le déroulé du seul projet réalisé par l'illustre architecte sur le continent nord américain), les deux commissaires de l'exposition, Linda Norden et Scott Rothkopf, Pierre Huyghe, ainsi qu'une figure abstraite et assez terrifiante qui personnifie l'institution Harvard. Dans l'intrigue, la musique revêt une importance dramatique, où l'ordonnance de tensions et d'éclaircies suggère une trame narrative. La succession des scènes traduit le songe de l'artiste dans sa rencontre fantasmée avec Le Corbusier, jusqu'au désir d'une complicité naissante entre les deux créateurs. Dans cette chronologie remodelée de l'Histoire, où des tranches de passé ressurgissent dans le présent, Huyghe exprime l'analogie entre les difficultés éprouvées par l'architecte dans sa relation à l'administration et le sentiment personnel de "ses propres difficultés face à l'attente (d'un tel projet)". Impressionnant de voir le ballet déhanché des marionnettes qui se meuvent sur la scène; émouvant de découvrir le pantin de l'artiste pensif, affalé au pied d'un arbre mort, ou affairé dans la tourmente des recherches intensives en archives, submergé par le tourbillon de feuilles.
Loisir est donné aux chassés-croisés entre passé et présent afin d'examiner la pertinence des œuvres "historiques" à perdurer, et inversement, de considérer les œuvres "récentes", produites dans l'esprit revival, pour constater que l'entreprise subversive et utopique des périodes cibles se révèle sous des auspices consensuels. Par ailleurs, quelques moments suspendus s'offrent avec délectation. L'installation de Brian Eno, "Quiet Club" (2004) au MAC est remarquable. Comme l'explique Eno, voici plus de vingt ans qu'il cherche à exprimer la vision idéale d'une boîte de nuit où il ferait bon passer le temps, un havre sensuel et accueillant, propice à "l'imagination créative", à l'inverse des modèles existants où tout est pensé pour stimuler plus fort, plus vite, de manière plus transgressive. Plongé dans le dessin produit par les projections des cônes de lumière sur les toiles suspendues, le regard flotte dans la sérénité de l'évolution des couleurs, bercé par un doux effet hallucinatoire. A Villeurbanne, Paul Chan est décidément magistral dans sa façon de travailler l'animation par ordinateur. Dans "My birds… trash… the future" (2004/ Mes oiseaux… saccagent… l'avenir), la projection s'appréhende différemment, selon que l'on se situe d'un côté ou de l'autre du grand écran rectangulaire suspendu au plafond. Dans cette "apologie" du relativisme de la pensée, Chan parle de la croyance, du pouvoir et de la violence qu'il génère. Des oiseaux imagés depuis le Lévitique campent sur l'unique arbre mort perdu d'une étendue désertique, tandis qu'interviennent le rapeur Biggie Smalls et le cinéaste Pier Paolo Pasolini. A défaut de pouvoir aborder de visu l'œuvre de Chan, la meilleure manière de se faire une idée est de se reporter à son site web nationalphilistine.com et de voir les références de l'artiste pour saisir l'élaboration et l'articulation de ses réflexions à partir de ses nombreuses sources d'information (Charles Fourier, Henry Darger, Walter Benjamin ou encore la cryptographie ou la constitution américaine). Paul Chan est aussi activiste, se ralliant notamment à la philosophie libertaire de Hakim Bey, selon lequel les "zones autonomes temporaires" correspondent au "seul 'temps' et (au) seul 'espace' où l'art peut exister, pour le pur plaisir du jeu créatif"2.

Brian Eno, "Quiet Club", détail de l'installation à la Biennale d'art contemporain de Lyon 2005. Courtesy Brian Eno and Opal Ltd. Crédit photo: Blaise Adilon.

On notera enfin la volonté de certifier le positionnement international de cette édition innovante de la Biennale de Lyon sous diverses stratégies géographiques globalisantes (possibilités d'aller-retour Istanbul-Lyon pour les journées professionnelles; inscription européenne et simultanée de la Biennale dans différents lieux d'art3) et intellectuelles, comme l'indique la similitude offerte avec les intitulés de la 51e Biennale de Venise, L'expérience de l'art - Toujours un peu plus loin, sous l'en-tête générique du Génie perpétuel, dès lors que les manifestations résonnent presque du même bourdon.

Paul Chan, "My birds… trash… the future…", 2004
Courtesy Greene Naftaly Gallery, New York, © DR.

Aussi, la Biennale de Lyon, qui se distingue toutefois de ses soeurs aînées et cadettes par son statut de biennale d'auteur, signe-t-elle un énoncé qui prend appui sur les concepts dérivés de la lecture des productions artistiques des années 90-2000, développés notamment par la postproduction4. Le recours aux procédés de sampling - copy/paste (échantillonnage, découpage, assemblage, réamorçage) et de reprogrammation induit-il un système qui évacue la créativité?
S'il est constaté que "tout s'accumule, que rien ne disparaît", dès lors n'est-il pas étonnant de voir cité Borges sur la possibilité de ne plus connaître "d'innovations radicales en art", les formes et les significations étant désormais épuisées par la société humaine5. Le discours sur la nécessité d'inventer des nouvelles formes "d'écologie mentale" - la parole se réclame plus loin du "développement durable" -, manifeste-t-il la capacité de la pensée à migrer d'un domaine de réflexion à un autre par l'intégration du discours médiatique ambiant ou l'emploi transdisciplinaire des savoirs? Ne tendrait-il pas à fournir les éléments pour déclencher une nouvelle affaire Sokal6? En tout cas, entretient la complaisance morbide et nihiliste de la pensée.

Au firmament des étoiles, les Hermès défilant,
globe-trotters aux pieds ailés,
scandent de leurs savoirs les champs de l'art,
version ritournelle.

De ce point de vue, la récurrence cyclique d'un phénomène de (ce que l'on décide) mode diligente la résurgence saisonnière telle que pratiquée par la Mode, comme le temps d'existence du goût en art alterne entre collections automne-hiver et printemps-été. Comment déboîter?
Le mouvement de balancier illusionne sur le changement perpétuel, fige le temps, niant toute possibilité de changement réel. D'autant que ce premier balancier ne serait que l'écho lointain d'un cycle de plus grande "envergure", tel que décrit par Oswald Spengler7 dans l'histoire universelle avec une réapparition des périodes archaïque - classique - baroque - décadente, définissant les âges d'une civilisation. L'atavisme de la pensée et la pression sociale admettent bien plus le temps de la reproduction que celui du changement. Un changement superficiel entretient l'illusion d'un renouvellement des choses. Mais le changement en profondeur est rare et nécessite un libre arbitre, une faculté de se positionner aux savoirs avec liberté et responsabilité, de se dégager des effets sociaux et du merchandising ambiant de la pensée. En ce sens, L'expérience de la Durée ne proposerait-elle pas l'esthétique du revival comme événement? Alors, groupie or not groupie? That is the question…

1. Pour une meilleure idée de la structure architecturale, voir KultureFlash no. 132 ou www.kultureflash.net/archive/132/michael_meredith_carpentercenter.html et pour les marionnettes, le site du studio, initialement créé par le célèbre inventeur Paul Andrejco
www.puppetheap.com/behindthescenes/

2 Hakim Bey, TAZ, réédition, L'Eclat, Paris, 1997.

3. Virginie Barré au Pac de Milan , Valérie Mréjen au Portikus à Francfort, Kader Attia et Fabien Verschaere au Tramway à Glasgow, Bruno Peinado au Migros Museum à Zürich, Vidya Gastaldon au Centre d'art contemporain de Vilnius.

4. Nicolas Bourriaud, Postproduction. La culture comme scénario: comment l'art reprogramme le monde contemporain, Presses du Réel, Dijon, 2004. Traduction française de l'édition anglaise parue en 2002 aux éditions Lukas & Sternberg, New York.

5. Nicolas Bourriaud, Time specific - Art contemporain, exploration et développement durable, in cat. Biennale de Lyon, Paris, 2005, p. 19-20.

6. Printemps 1996, Alan Sokal, physicien à l'Université de New York, publie Transgresser les frontières: vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique dans la très respectée revue américaine, Social Text, suggérant une "relation entre la mécanique quantique et le courant philosophique postmoderne". Il révèlera par la suite que son acte parodique avait pour but la dénonciation de "l'usage intempestif de la terminologie scientifique et les extrapolations abusives des sciences exactes aux sciences humaines". L'ouvrage de référence, Impostures intellectuelles, publié l'année suivante, sera coécrit avec Jean Bricmont, physicien à l'Université de Louvain-la-Neuve.
http://peccatte.karefil.com/SokalBricmont.html

7. Oswald Spengler, Le déclin de l'occident. Esquisse d'une morphologie de l'histoire universelle. Première partie: Forme et réalité. Deuxième partie: Perspectives de l'histoire universelle. Réédition, Gallimard, Paris, 1993.

 

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