Ministère de la Communauté française de Belgique 


l'art même
# 30
 
 
Le design : une nouvelle donne
La pratique politico-sensible de Massimo Guerrera
par Chantal Pontbriand *

L'objet est le stable, l'existant ;
la configuration est le changeant, l'instable.
La configuration des objets forme l'état des choses.1
Tout ce que nous voyons,
pourrait être aussi autrement. [...]
Il n'y a point un ordre de choses a priori.2
Ludwig Wittgenstein

" DARBORAL (ICI, MAINTENANT, AVEC L'IMPERMANENCE DE NOS RESTES) ", PHOTOGRAPHIE COULEUR, 50 X 60 CM, 2002

Cette citation de Wittgenstein nous amène à reconsidérer le design d'une façon inusitée, comme les pratiques artistiques d'aujourd'hui nous le laissent entrevoir. Le design n'est plus seulement ce que l'on entend d'ordinaire comme processus, ou même discipline, qui donne naissance à des objets ou à des environnements conçus pour un usage quotidien. Le design est une "configuration changeante" qui dépasse l'aspect pragmatique de la quotidienneté et de ses besoins; nous abordons avec lui un véritable projet politique qui consiste à remettre en question l'état du monde, et à créer des formes et des propositions qui puissent même changer le monde, changer notre manière d'être au monde. Et pourquoi changer sinon parce que le monde lui-même est constamment en pleine évolution. Les manières d'être et de faire d'hier ne correspondent plus à celles d'aujourd'hui et de demain. Ce changement est le moteur même de la remise en cause de pratiques, d'habitudes et d'habitus qui mène à l'invention de pratiques, d'objets et d'environnements différents, et plus en rapport avec la contemporanéité. Comme le dit aussi Wittgenstein, qui lui-même en tant que philosophe réfléchissait sur l'architecture et le design, "il n'y a point un ordre de choses à priori".

De nombreux artistes dans le champ du visuel, du performatif, du sonore et du numérique, abordent ces problématiques dans leur travail. L'usage de l'œuvre, ses modes de circulation et de réception, la communication du plaisir, la qualité de vie, le souci écologique, le rapport forme/fonction, sont interrogés par une génération d'artistes pour qui l'art est indéniablement lié à la vie et plus spécifiquement à la vie en commun. Le design est un langage et une forme de communication et d'être au monde qui se retrouve de plus en plus dans les pratiques contemporaines, au même titre qu'il est présent au sein de nombreuses activités de la sphère humaine. Il touche les domaines du transport, de l'habitat, de la santé, de l'énergie, de même que la fabrication de produits, les technologies de mise en image et d'information, la mise en marché, autant que l'appareillage militaire. Le design est un dispositif puissant qui traite non seulement de la forme, mais aussi de la fonction des objets et des systèmes dans le monde, de leur économie et de leurs modes de circulation. Le design tient de l'utopie autant que du pouvoir. Sa présence s'accentue au fur et à mesure que la culture envahit la nature dans l'évolution du monde.
Puisqu'il s'agit à nos yeux d'investiguer plus encore le design comme philosophie de la vie plutôt que comme discipline productrice d'objets, il nous apparaît impératif d'examiner la donne tant sur le plan immatériel que matériel. Le design est aujourd'hui inséparable des technologies de l'information et se trouve de plus en plus apte à jouer un rôle dans notre manière de penser le monde, de penser la vie. Vilém Flusser (1920-1991) dans sa Petite philosophie du design, nous dit bien que : "Ce qui compte, ce n'est donc pas de savoir si les images sont les surfaces de la matière ou les contenus de champs électromagnétiques. C'est de savoir dans quelle mesure elles sont produites par les deux modes de pensée et de vision concrétiste (matérielle) et formaliste. Quel que puisse être le sens de la notion de "matière, matériau", il ne peut être le contraire d'"immatérialité". Car l'"immatérialité", donc à strictement parler la forme, c'est ce qui seul fait apparaître la matière. L'apparence de la matière, du matériau, c'est la forme ; et c'est là, à vrai dire, une affirmation post-matérielle." 3 Ce philosophe précurseur défendait l'Idée que notre avenir serait avant tout une affaire de design. Le design lie des sphères de l'activité humaine qui de plus en plus nous semblent indissociables : la pensée, la politique et l'économie, et la matière même du monde. Il est aux confins de l'immatériel et de la matière et s'impose comme moyen de réflexion autant que comme outil quand il s'agit de résoudre les problèmes qui relèvent du bien commun.

" DARBORAL (OU QUELQUES HISTOIRES DE COHABITATION INTERNE) ", PHOTOGRAPHIE COULEUR, 50 X 60 CM, 2000



Comment, entre matérialité et immatérialité, le design s'articule aujourd'hui? Comment penser la sphère du vivant, dans son entité matérielle, entre ce monde bien tangible qui nous entoure et cet autre monde des immatériaux dont Jean-François Lyotard avait si bien pressenti l'avènement ?
Wittgenstein, dans son désormais légendaire Tractatus logico-philosophicus, place le langage entre le sujet et le monde. Quelles formes prennent les choses de ce monde que nous habitons ? Quelles formes peut-on leur faire prendre ? Le design s'articule dans cette tension entre ce que l'on voit et ce que l'on ne voit pas, entre ce qui existe et n'existe pas matériellement, mais dont la présence ne peut être niée. Les systèmes d'information et les technologies dont nous disposons augmentent la part du non visible dans l'environnement humain. Le design en acquiert une importance croissante, contamine les pratiques artistiques et vice-versa.

Comment cette conception du design entre matériel et immatériel travaille-t-elle dans le réel de l'art ? Afin de mieux comprendre ces enjeux, élaborés dans le contexte des éditoriaux que PARACHUTE consacrait récemment à la question, nous nous attarderons en particulier à Massimo Guerrera, dont la pratique s'élabore depuis une quinzaine d'années 4.

Massimo Guerrera se fait connaître alors qu'il effectue des sorties dans le Centre-ville de Montréal avec une cantine mobile ("La Cantine"). La cantine qu'il a dessinée et réalisée est munie de multiples tiroirs. Il en sort des petits sandwichs autant que des dessins qu'il offre aux passants. Ces actions de Guerrera reterritorialisent l'art dans la quotidienneté et instaurent une nouvelle relation entre l'art et le spectateur. La dynamique proposée est celle de la rencontre. Mais au-delà même de celle-ci, c'est d'une économie du don dont il est ici question. Le geste de Guerrera met en branle une nouvelle économie de l'art basée sur la conversation et l'échange; ce qui est proposé se distingue du modus vivendi convenu entre l'objet d'art et son public. Il n'est plus question de tenir l'art à distance, de l'exposer sur un mur ou dans un espace de galerie ou de musée. L'art est dans la rue. L'objet opère de manière transitionnelle. Il n'est plus miroir tendu au spectateur, en attente des réflexions qu'il suscitera. Le temps de l'attente se substitue à un temps d'échange. L'instant présent y est valorisé, de même que la qualité de la relation qui s'exprime au moment de la rencontre.
De ce premier type de performance-action, Guerrera a évolué vers un univers de plus en plus complexe où toutes ses activités artistiques ont été mises à contribution : écriture, dessin, fabrication d'objets, performance, vidéo, photographies, tous ces médiums sous-tendent depuis lors une activité protéiforme complexe. L'écriture et le dessin sont des activités qu'il exerce en continu. L'un et l'autre reflètent un état psychique en continuel déplacement. Les mots et les formes se métamorphosent au fil des jours. De nouvelles formes naissent, d'autres viennent et puis s'en vont dans ces territoires graphiques où surgissent à tour de rôle des formes humaines ou animales, des scènes familières de la quotidienneté de l'artiste, ou tout autre forme abstraite ou figurative que la main de l'artiste laisse surgir au-delà de son inconscient. Le dessin est ici une manière de mesurer sa sensibilité au temps qui passe, à la vie qui bat, aux micro-événements qui balisent la vie de tous les jours. Le dessin est comme une longue ligne organique que le corps expulse par la main, une mesure de la psyché à la rencontre du monde, une interface nécessaire.

L'organicité de la démarche de Guerrera se communique aussi aux objets qu'il crée : des formes humanoïdes en plâtre ou en fibre de fer, moulées, façonnées selon des processus qui rappellent tant les procédés artistiques qu'industriels. Têtes humaines, vaisseaux étranges, ces formes sont présentées au sol, comme sur des tables. On les retrouve dans des installations ou dans des performances où l'on s'en sert comme accessoires. Les installations regroupent ces objets, autant que des dessins ou des photographies d'instances de performances. La plupart des installations ou des performances ne sont pas des moments isolés de création, mais constituent des projets de longue durée qui peuvent être repris ou réélaborés d'un lieu à l'autre ou d'une ville à l'autre. Les objets connaissent au fil du temps des usages diversifiés, tantôt objets d'exposition, tantôt objets de manipulation, ou accessoires qui viennent transformer la nature d'une rencontre ou d'un repas. Les installations et les performances sont non seulement habitées par l'artiste, mais convient d'autres performeurs, artistes ou amis, et participants issus du public.
Plusieurs projets se sont succédés depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Au début de sa pratique artistique, Guerrera est fort tenté par les métaphores économiques. Il invente une société fictive sous laquelle se déroulent ses activités. La société Polyco produit les objets qu'il conçoit et en assure la circulation. Ces objets n'ont pas de fonction évidente. Ils ne répondent pas à la fonctionnalité à laquelle s'attend le monde industriel. Les objets sont de nature ambiguë. Même s'ils s'apparentent à des objets fonctionnels, tels que des vaisseaux et des tapis, leur forme particulière transforme la nature de la fonction qui leur serait en principe rattachée. Les installations ne font pas que contenir objets et dessins. Des substances liquides et des épices en font partie également. Les différents sens sont conviés dans ces environnements où l'on se retrouve dans un monde différent sur le plan des formes et de la mise en place des choses : l'odorat est suscité autant que la vue. "Darboral" fait suite à ce projet. Dans la version présentée au Musée d'art contemporain de Montréal en 2001 dans le cadre du 10e Festival international de nouvelle danse - "le grand labo, Darboral" se présente sous forme d'une vaste installation qui comprend une vidéo projetée. La vidéo montre Guerrera et son entourage se livrant à des activités semblables à celles qui auront lieu pendant la performance qui se déroulera dans l'installation. Filmés dans la nature, les personnages du film s'adonnent à des activités conviviales. La performance fait se succéder des moments de danse, de manipulation d'objets, de prise de repas et de musique alors que le public est assis au sol tout autour. "Darboral" offre à voir le déroulement d'une vie structurée selon des schèmes qui se distinguent des schèmes normatifs de la vie courante. On y réinvente les gestes du quotidien et ce qu'ils impliquent de relation à soi et à l'autre.

"Porus" reprend quelques-uns des aspects de "Darboral", dans son intérêt pour la vie quotidienne, la domesticité, la convivialité, l'acte de manger en commun. Massimo Guerrera se rend chez les uns et les autres et cuisine pour eux. Cette proposition réintroduit de la vie dans l'art, crée un art de vivre qui consiste d'abord et avant tout à aller à la rencontre de l'autre, à changer les habitudes de chacun. Ces changements d'habitudes apparaissent dans les photographies qui sont prises dans le cadre de "Porus". Les convives mangent en portant des chapeaux extravagants, ou se couvrent le visage d'assiettes. Le jeu est au cœur de l'action : un esprit ludique vient transformer les us et coutumes. Dans les mots de Massimo Guerrera, il s'agit de :
"Se donner rendez-vous, à une époque du temps millimétrique. Faire circuler les plaisirs et les inquiétudes. Manger ensemble. Manger nos composantes hétérogènes. Dénouer nos repères, déplacer nos points d'appui, mastiquer et nommer nos actes de désirs échoués ou suspendus. Questionner ainsi notre étanchéité, heureusement défectueuse, qui laisse entrer les humeurs d'altérité et les ingrédients catastrophes. Ces ingrédients combustibles et transformateurs qui nous modifient, qui nous reconfigurent, ceux qui sont capables de stimuler des liaisons inédites, de nouvelles modulations, d'apporter d'autres regards. Laisser entrer l'autre en nous, ce hors-soi nécessaire." 5
À la lecture de ce texte, on constate que ce que propose Guerrera va bien au-delà du plaisir : il s'agit d'un projet de société, d'un projet éminemment politique. Les comportements, les habitudes sont confrontés à des situations inédites. Il avance des propositions qui interpellent les comportements automatisés, et vise à ouvrir nos corps et nos esprits à l'hétérogénéité de la vie. Il fait appel, dans une pratique qui n'a rien des rêves utopistes, à notre capacité de nous transformer, de nous ouvrir. Sortir de soi, aller vers l'autre, accepter qu'il y ait entre le monde et soi une fluidité nécessaire.

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NOUS TRAVAILLONS À LA MISE EN FORME D'UNE INFRASTRUCTURE ÉMOTIVE, EN ÉLABORANT UNE PRATIQUE CRÉATIVE DANS NOS RAPPORTS INTERPERSONNELS, QUI DEVIENT AINSI L'ACTIVITÉ ET LE MATÉRIAU DE BASE DANS CET ESPACE QUE NOUS HABITONS. CELUI D'UNE PLATE-FORME SEMI-PALPABLE COMPOSÉE PAR LES PROLONGEMENTS DE NOS INTÉRIORITÉS MULTIPLES.6
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" DARBORAL (ICI, MAINTENANT, AVEC L'IMPERMANENCE DE NOS RESTES) ", PHOTOGRAPHIE COULEUR, 50 X 60 CM, 2002

La pratique de Massimo Guerrera s'apparente à celle d'un laboratoire de vie humaine où s'expérimentent des formes nouvelles d'être ensemble. Le toucher, l'odorat, le visuel, la kinesthésie, le goût, tous les sens sont mis à contribution dans une interface interpersonnelle avec l'autre. La plateforme ainsi constituée est "semi-palpable", c'est dire qu'elle ne se limite pas à l'entendement de la conscience, souvent formatée par les apprentissages, les habitudes, les conventions. Elle s'adresse à l'inconscient et au préconscient, à tout ce qui demeure inconnu en soi.
En ce sens, ce travail est bien "un chantier en développement et en déploiement partageable" 7, selon les mots de Guerrera. Explorer un territoire sensible, développer un nouvel être en commun, voilà le projet auquel nous convie, dans un esprit du design renouvelé, une nouvelle génération d'artistes.

1 - Ludwg Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1961 [1921], proposition 2.0271, p.49.
2 - Ibid, proposition 5.635, p. 143.
3 - Vilém Flusser, Petite philosophie du design, traduit de l'allemand par Claude Maillart, Belfort, Circé, p. 93.
4 - Cf. Chantal Pontbriand, , in Parachute n°117, p.6-9 et << Design >>, in Parachute n°118, p. 18-21.
5 - Massimo Guerrera, Darboral ou quelques histoires de cohabitation interne, in la brochure de la Biennale de Montréal, avril 2000. www.ciac.ca/biennale2000/fr/visuels-artistes-guerrera.htm.
6 - Idem, Pour tout ce qui nous traverse, in Sur ma manière de travailler, actes du colloque Art et Psychanalyse II, sous la direction de Hervé Bouchereau et Chantal Pontbriand, Montréal, Éditions Parachute, 2002, p. 161.
7 - Idem, Ibid, p. 161

* Chantal Pontbriand est directrice de publication de la revue Parachute (Québec). Site : www.parachute.ca

 

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